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Ceci n’est pas un juif

samedi 24 janvier 2015, par Amitié entre les peuples

Ceci n’est pas un juif

Je devais avoir une dizaine d’années. Je faisais du judo dans un centre culturel catholique du 7e arrondissement de Paris (on n’était pas riches ; je ne sais pas comment on a atterri dans le coin). Un jour, un de mes camarades de tatami me demanda pourquoi je n’allais pas au catéchisme. Mystifié, je n’ai pas su quoi lui répondre, et me suis empressé de poser la question à ma mère de retour à la maison. « Parce que tu n’es pas catholique », m’a-t-elle répondu, information que j’ai dûment relayée lors de la séance d’entraînement suivante. « Ah bon ? Mais t’es quoi ?! » me demanda-t-on alors. Bonne question ! De retour à la maison, je demandai à ma mère ce que j’étais si je n’étais pas catholique. « Ben, t’es juif », me répondit-elle distraitement, information que j’ai tout aussi dûment relayée lors de la séance d’entraînement suivante. Lorsque plus personne ne voulait former de binôme avec moi, ou lorsqu’on m’ignorait, ou lorsqu’on me balançait des coups de pied dans les couilles, je n’ai évidemment pas fait le lien. « Je ne veux plus aller au judo ! », m’écriais-je en pleurs de retour chez moi. Ma mère ne voulait rien entendre ni céder à mon caprice, jusqu’à ce que ma véhémence finisse par l’intriguer et l’inciter à me tirer les vers du nez. Elle fit un scandale, et c’est donc ainsi que je découvris que j’étais juif et que ça ne plaisait pas à tout le monde, notamment à des mômes d’une dizaine d’années qui étaient manifestement mieux informés que moi (et accessoirement, c’est ainsi que prit fin ma carrière de judoka).

Where do you worship ?

Une douzaine d’années plus tard, installé un peu par hasard à New York, j’ai assez vite compris que « athée » n’était pas une réponse acceptable lorsqu’on me demandait quelle était ma religion (question que l’on pose assez facilement là-bas). Après l’expérimentation de diverses tactiques—revendiquer mon athéisme, m’inventer des religions farfelues (église du rhinocéros taxidermiste, du brocoli névrosé, du saxophone ankylosé, etc.)—je me mis à répondre, de guerre lasse, que j’étais juif, pour qu’on me lâche la grappe.

Ce fut efficace, jusqu’à ce qu’on commence à me souhaiter des « Happy grurieslskurseioeirsdjkfoiqusdfqu ! »

– Happy what ?!

– Happy grurieslskurseioeirsdjkfoiqusdfqu !

– Er, OK, thanks…

J’ai fini par comprendre qu’il s’agissait du nom de fêtes juives dont je n’avais jamais entendu parler, ce qui était d’autant moins surprenant que je ne connaissais le nom d’aucune fête juive, en aucune langue.

Tante Josiane

J’avais été élevé avec zéro religion, et zéro tradition, et quand je dis zéro, je veux vraiment dire zéro : que dalle, nada, que pouic, rien de rien. Pas de coup de bistouri, pas la moindre fête, mise à part Noël. Mon grand-père paternel était un (espion) communiste juif athée dans le Berlin des années trente. Mon père est né là-bas, a fait quelques années d’école à Paris, avant de choper un des derniers bateaux pour les USA en 39, lorsqu’il avait 8 ou 9 ans, pour aller s’installer dans le New Jersey, près de New York, justement. Du côté maternel, le grand-père, juif pied-noir était magistrat je crois, à Oran en Algérie, où naquit ma mère. Visiblement pas trop de religion ou de tradition de ce côté-là non plus, pour des raisons que j’ignore, sans doute parce que je n’ai jamais posé la question.

J’ai bien une tante religieuse, mais la dernière fois que je l’ai vue, il y’a une grosse vingtaine d’années, elle m’a simplement dit qu’elle prierait pour que je n’aie pas d’enfants. Je n’ai pas tout de suite compris, puis le sou est tombé : ma moitié d’alors n’était pas juive, donc mes enfants ne le seraient pas non plus.

Peine perdue. On en a fait deux, qu’on a élevés avec zéro religion ou tradition à la maison (j’aurais été bien incapable de faire autrement, ignorant que j’étais et que je reste), mis à part un sapin de Noël annuel (d’ailleurs, je suis d’avis que la religion devrait être interdite au moins de 16 ans, mais c’est un autre débat).

Tribulations

Fast-forward quelques décennies années #ahem. Je discutais l’autre soir au café en bas de chez moi avec une voisine dont les parents connaissaient ma mère. Pour elle—dont seul le père était juif et qui a décidé de se convertir au judaïsme, bien que peu voire pas religieuse—ça ne fait pas un pli : je suis juif. J’ai eu beau lui expliquer tout ce qui précède, que j’y connais que dalle, que ça ne m’évoque rien en soi, même si je n’ai aucun doute que je suis juif aux yeux d’un nazi, rien n’y a fait. À peine décontenancée, elle n’en démordit pas : je suis juif #épicétou. Je lui demandai alors si de son point de vue, c’était génétique (près à lui rentrer dans le lard si elle me répondait par l’affirmative). Non plus. « La tribu » serait une notion métaphorique.

Donc si ce n’est ni une question de religion, de tradition ou de génétique, qu’est-ce qui peut bien faire que je sois juif, et surtout qu’est-ce qui pourrait faire que je me sente juif, en moi-même, en mon for intérieur ?

Un sens de l’humour juif ? Est-ce que l’humour de Groucho Marx et de Woody Allen est juif avant d’être autre chose ? Possible. Faut-il être juif pour l’apprécier ou s’en revendiquer ? Visiblement pas.
La simple solidarité entre personnes déconsidérées, maltraitées ou zigouillées parce que le hasard a fait qu’elles appartiennent à un groupe particulier, au même titre que les femmes, les homosexuels, les noirs, les arabes, ou tout autre groupe minoritaire ou dominé ? OK, mais je me sens solidaire de toutes les personnes opprimées pour ce que le hasard a voulu qu’elles fussent.
Le sentiment de déracinement géographique permanent ? Ça fait plus de 20 ans que je vis à Paris, mais j’ai le sentiment distinct de n’être que de passage, d’y avoir provisoirement posé mes valises. Le cliché du juif errant. Comme si l’errance et le déracinement étaient l’apanage des juifs.
La transmission inconsciente des blessures psychiques subies par les parents et grands-parents (thèse psychanalytique) ? Tout à fait possible, mais à nouveau une définition « négative », imposée de l’extérieur, et en rien le « privilège » des juifs. Avoir des aïeux génocidaires ne doit pas non plus être une sinécure.
Me voilà bien avancé.

Ornithorynque

Pour mieux comprendre mon grattage de scalp, imagine que tu sois né, je ne sais pas moi, en Australie, et que tu aies été adopté bébé par des Français. Tes aïeux sont donc sûrement des bagnards, mais tu as été éduqué à l’école de la république, tu parles donc anglais comme une vache espagnole, et absolument tout ce que tu sais de l’Australie, tu l’as appris en regardant des séries, des documentaires animaliers et le JT sur TF1, comme n’importe quel autre petit Français. Tu peux revendiquer ta nationalité australienne (je ne sais pas s’ils appliquent le droit du sol, mais admettons que oui), mais c’est une démarche juridico-administrative. Ça ne correspond à aucune réalité culturelle. Tu peux aller y vivre, en Australie, et découvrir sa culture, pratiquer sa langue, et devenir Australien pour de vrai, plus ou moins. Si tu es motivé.

Moi je ne suis pas motivé pour « devenir juif » pour de vrai. Je m’en bats les steaks. C’est comme pour le foot, je n’arrive pas à m’y intéresser, parce que fondamentalement, ça ne me fait ni chaud ni froid. C’est sans enjeu. J’ai déjà deux nationalités officielles, que je n’ai pas choisies, comme tout le monde, et je ne veux pas obtenir la nationalité ou adopter la religion ou les traditions de toutes les cultures dont j’entends parler, aussi riches et intéressantes soient-elles, y compris celles que les soubresauts de l’histoire et la haine et la folie des hommes ont été imposées à mes aïeux.

Entre-soi

Sans le faire exprès, je n’ai jamais mis les pieds dans une synagogue, même en tant que touriste, je n’ai jamais ressenti le moindre sentiment mystique ou religieux, y compris à la mort prématurée de mon père que j’adorais, je ne me sens pas concerné à titre personnel par ce qui se passe en Israël, où je n’ai jamais mis les pieds non plus, et dont je me sens parfaitement libre de critiquer le gouvernement d’extrême droite comme je critiquerais le gouvernement d’extrême droite de n’importe quel autre pays, comme celui de Bush aux USA, ou peut-être celui de Le Pen demain en France (même si je t’avoue que je trouve incompréhensible que des gens dont les parents ont été particulièrement martyrisés par l’extrême droite pour ce qu’ils étaient puissent être d’extrême droite et réserver le même sort à leurs ennemis). J’exècre tous les nationalismes, sans distinction, et dans n’importe quel conflit, je ne confonds pas les décisions politiques et militaires avec ce que souhaitent les peuples. Je pense surtout et toujours aux enfants qui ne sont pas responsables de la folie de leurs parents, et qui ont peur des bombes, quel que soit le côté de la barrière qui les a vus naître.

La réalité, ma réalité, est donc la suivante : je me sens selon les cas, les sujets et les jours plus ou moins heureux ou déprimé, jeune (d’esprit) ou vieux, compétent ou incompétent, érudit ou ignorant, plus ou moins vaguement franco-belgo-américano-européen. En revanche, je me sens invariablement républicain et laïc, et ni juif, ni son contraire. Je n’y pense tout simplement jamais si je ne suis pas renvoyé à ma judéité par autrui ou par un événement extérieur. Je sais pertinemment que je suis juif pour les antisémites, comme pour les juifs à tendance communautariste, mais ni la haine irrationnelle des uns, ni la fraternité irrationnelle des autres n’ont réussi à m’éclairer sur ce qui me différenciait concrètement de mon voisin goy, mis à part les sentiments de haine ou de fraternité irrationnelle que je suscite, mais que je ne ressens pas spontanément moi-même.

J’ai écrit ce texte il y a quelques mois, sans la moindre intention de le publier, et j’y ai soudainement repensé à la lumière des événements récents. Car je mesure ma chance d’avoir bénéficié de feu la « laïcité à la française », et je pleure pour tous les Français d’origine arabe aussi musulmans que je suis juif, bien que renvoyés à leur musulmanité au lieu de leur humanité tout court, tant par les xénophobes et fachos de tous poils que par la gauche mieux intentionnée qui s’insurge contre la discrimination dont ils font l’objet en invoquant leur droit à la différence au lieu de leur droit à l’indifférenciation.

http://babordages.fr/ceci-nest-pas-un-juif/

NB : Dernier § mis en gras par AELP