Accueil > Antifascisme - Antiracisme > Antisémitisme - anti-israëlisme - antisionisme . > Antisémitisme - judéophobie > Juif : adjectif ou substantif - E MORIN (Le Monde)

Juif : adjectif ou substantif - E MORIN (Le Monde)

jeudi 9 janvier 2014, par Amitié entre les peuples

POINT DE VUE

Juif : adjectif ou substantif

Edgar MORIN

Le Monde 11.10.89

Avant la diaspora, la notion de juif était à la fois religieuse, ethnique, nationale. Après la diaspora, il n’y eut plus de nation, mais un peuple dispersé que liait sa tradition religieuse. Avec la laicisation des sociétés occidentales et l’émancipation des juifs, commença l’« assimilation » dans les nations des gentils et la notion de peuple juif s’estompa. La marque juive devint alors seulement religieuse (la « confession israëlite »), et cette marque s’estompa chez les juifs laicisés, qui se trouvèrent alors identiques aux autres citoyens.

L’intégration dans un peuple gentil ne fut pas pour autant véritablement acquise. La force de rejet nouvelle portait désormais, non plus contre une religion déicide, mais contre une ethnie malfaisante : ainsi, l’antijudaisme devint antisémitisme. Plus le juif veut s’intégrer dans le peuple gentil, plus l’antisémite veut l’enfermer dans une irrémédiable singularité raciale. Assimilé pour les uns, inassimilable pour les autres, le juif sent en lui une étrangéité, et par rapport à la religion de Moise dont il est détaché, et par rapport au monde des gentils où persistent mille formes de rejet.

Ainsi est-il contraint à une double et trouble identité. Le nom juif a cessé pour lui d’être substantif, c’est un adjectif qui le rattache à un passé de traditions perdues et de persécutions pouvant sans cesse renaitre. Mais son identité est hybride, incertaine.

Parfois, le juif assimilé (participant ou non aux grands rites religieux) croit trouver la plénitude en superposant l’identité confessionnelle d’israélite à son identité nationale française, et, à l’image du protestant, il se sent partie intégrante du peuple et de la nation française. Parfois, bien que détaché complètement de la croyance mosaique, et parce qu’à la fois faiblement enraciné dans la culture nationale et rejeté par le nationalisme antisémite, il cherche sa vérité dans une humanité qui transcende frontières et nations, et il pratique la fuite en avant dans un universalisme « abstrait », où le gentil voit un cosmopolitisme sans racines et où l’antisémite détecte le complot judéo-bolchevik.

De toute façon, ces juifs sont des fils de la culture européenne laique. Ce n’est pas tant ou seulement qu’ils sont français et juifs, comme on peut être français et protestant, c’est qu’ils sont à la fois affranchis et nourris par la laicité, fruit de la culture européenne, et qu’ils sont définis en tant que citoyens par cette même laicité devenue un des traits déterminants des sociétés modernes. De même qu’il aurait été stupide de mettre dans la catégorie des catholiques Diderot et Voltaire, de même il est absurde d’englober les juifs laicisés dans la religion dont leur laicité les a détachés. Certes, ceux-ci ont pu et peuvent encore, comme le font les catholiques laicisés, rester fidèles aux grands rite de la mort, du mariage, de la naissance issus des ancêtres. Mais ce lien lui-même tend naturellement à se dissoudre, via les mariages mixtes.

Reste alors, ultime trait de différence, la conscience d’appartenir à une lignée minoritaire, rejetée, humiliée, persécutée. Mais cette particularité, au sein de la culture humaniste, cesse d’être particulariste : au contraire, elle rend sensible à l’humiliation, au rejet, à la persécution que subissent les Noirs, Arabes, gitans, et plus largement à toutes offenses faites à l’individu dans son appartenance.

La seconde guerre mondiale et ses suites ont bouleversé en profondeur l’identité juive. L’énormité de la persécution, devenue systématiquement exterminatrice en 1942, donne à tous les juifs, assimilés ou autres, le sentiment de participer à un destin horrible et unique.

Certes, l’atrocité du sort fait aux juifs, le discrédit des attitudes antisémites traditionnelles qui sont apparues alors comme intrinsèquement liées au nazisme, tout cela crée après guerre une sorte d’immunologie à l’antisémitisme dans le corps politico-social du monde des gentils. Corrélativement, en Occident, ce monde des gentils se déracine relativement, multiplie ses relations avec l’étranger, voit s’atténuer ses nationalismes, se sent emporté dans un devenir nomade, et tous ces traits permettent aux gentils de mieux comprendre les déracinés et nomades que sont les juifs diasporés. Tout semble favorable alors à l’accentuation et à la généralisation de l’assimilation des juifs dans une après-guerre où les mécanismes de rejet se sont tellement atténués.

Mais un insondable trou noir s’était auparavant installé au coeur de l’identité du juif assimilé : Vichy avait rejeté hors de l’identité française celui qui s’était cru intégré de façon irréversible ; la persécution de l’occupant avait rejeté hors de l’humanité toute humanité juive ; enfin, la machine exterminatrice, que concrétise et symbolise Auschwitz, avait voué toute substance juive au néant. Comme l’a indiqué Daniel Sibony, les uns ne pourront trouver le noyau de leur identité que dans l’extermination même de cette identité, et leur différence, devenue irréductible comme le néant, n’aura plus que cette référence, qui, avec le temps deviendra obsessionnelle : « Auschwitz ». Les autres, eux, repartiront de l’an zéro d’Auschwitz pour s’accrocher au sionisme, puis à Israël, puis certains retourneront à la religion de Moise.

C’est le nazisme qui, en entreprenant de le massacrer, a ressuscité le peuple juif. Ce sont ses conséquences qui ont suscité l’Etat-nation d’Israël. Certes, le sionisme était en marche, mais il n’aurait probablement pas abouti à la création de l’Etat d’Israël si la persécution nazie n’y avait puissamment contribué. On a déjà remarqué la dialectique antisémitisme/sionisme où les antagonistes travaillent dans le même sens : isoler les juifs parmi les nations, négativement dans le cas antisémite en leur retirant tout droit national, positivement dans le cas sioniste en leur donnant une nation propre.

L’israélisme, dont le fondement est national, est différent du judaisme, dont le fondement est religieux. L’Israélien, comme l’a bien noté Georges Friedmann, devient différent du juif de la diaspora. Pourtant, il y a communication ombilicale entre l’identité juive et l’identité israélienne. Les juifs diasporés, même indifférents au sionisme, ont vu dans l’Israël du kibboutz et de Tsahal la réfutation concrète de la vision qui faisait du juif un négociant et un couard. Puis le rejet d’Israël par son environnement arabo-musulman a reproduit à l’échelle d’une nation mise en quarantaine l’image du ghetto de Varsovie, suscitant par là même une instinctive solidarité.

Dès lors, Israël entre de plus en plus profondément dans l’identité de beaucoup de juifs diasporés. Ce mouvement s’accentue et s’amplifie chez certains en une solidarité inconditionnelle avec tout acte du gouvernement israélien, et il s’enracine chez les générations récentes dans le thème « même peuple, en France et en Israël ». D’où une double allégeance complexe, analogue dans son ambivalence à la double allégeance des communistes des pays « capitalistes » à l’égard del’URSS, mais différente dans son sens (attachement à une identité singulière ici, attachement à une patrie universelle là).

Puis, dans les années 70, apparait un néo-fondamentalisme juif. Beaucoup de ceux, notamment intellectuels, qui avaient identifié l’URSS et la Chine à la cause de l’humanité à laquelle ils s’étaient eux-mêmes identifiés se désenchantent. La perte du Messie prolétarien déclenche un retour aux prophètes d’Israël. Des intellectuels démarxisés se convertissent à la Thora. Une intelligentsia juive se réfère désormais à la Bible, source de toutes vertus et de toute civilisation, pensent-ils. La recherche profonde des racines se tourne vers la double référence, qui se trouve de plus en plus en symbiose, à l’Etat-nation d’Israël et à la religion de Moise.

Enfin, la convergence se fait de plus en plus forte entre rabbinisme et israélisme. A l’origine, le rabbinat condamnait le sionisme, qui transférait sur le concept laique de nation une identité jusque-là conçue de façon religieuse. Puis, il s’est d’autant plus rallié à l’israélisme que l’Etat laique, pour renouer avec son antique passé national, ne pouvait que se référer à une histoire théocratique par nature, et devait naturellement instituer comme fêtes nationales les grandes fêtes religieuses.

Le trou noir d’Auschwitz

Ainsi s’est reconstituée la triade d’avant l’occupation romaine peuple-nation-religion.

Cette triade tend à envelopper comme tentacule, à récupérer, à absorber l’identité juive moderne, qui perd alors de plus en plus son fondement culturel laique et européen. Même quand demeure le sentiment d’appartenance à la France et au peuple français, la triade devient la référence spécifique et du coup substantielle de l’identité juive. Ceux qui se reconnaissent ainsi juifs deviennent les membres représentatifs et dirigeants des associations juives. Ils vont parler naturellement au nom des juifs dans leur ensemble. Ce sont eux qui, au nom de la « communauté » (notion qui comporte implicitement en elle la triple essence religion-peuple-nation), vont condamner l’invitation faite par la France à Arafat, définir la position « juive » pour le carmel d’Auschwitz, etc.

Dès lors, aux yeux de tous, juifs et gentils, le juif se définit par adhérence à la religion et à Israël. Ainsi, la presse tout naturellement fait de l’affaire du carmel d’Auschwitz, un conflit ou un malentendu entre juifs et catholiques, comme si désormais la définition du juif était inévitablement religieuse, de même qu’elle avait fait de la venue d’Arafat à Paris un conflit entre juifs et Palestiniens, comme si la définition du juif était inévitablement israélienne.

Il faut comprendre la situation présente : la conscience juive reste marquée par le trou noir d’Auschwitz, qui à la fois attise l’incertitude irrémédiable sur la possibilité d’être intégré chez les gentils et fournit au diasporé laique le témoignage de l’irréductibilité de son identité juive. Ainsi, le diasporé à la fois s’angoisse et se reconnait intrinsèquement juif dans tout rappel du passé nazi (comme un événement concernant un criminel de guerre), dans toute dénégation de ce passé (le « révisionnisme »), dans toute analogie présente avec ce passé ( la menace sur Israël). C’est pourquoi les instances dirigeantes de la « communauté » utilisent et attisent Auschwitz, le carmel, Arafat pour bien envelopper toute identité juive dans la triade religion mosaique - peuple juif - nation israélienne.

Cela rencontre d’autant moins de résistance que, chez les juifs comme ailleurs, il y a, dans cette fin de siècle déboussolée, l’appel pour le réenracinement et pour le ressourcement qui nourrit tous les fondamentalismes.

Mais alors se pose le problème-clé de la définition de tous ceux qui ne peuvent ni ne veulent se définir en fonction de la triade. Depuis que ceux qui se situent dans cette triade ont accaparé et monopolisé le concept de juif, ceux qui ne peuvent ni accepter cette définition ni refuser la qualité de juif se trouvent pris dans un double bind. Ce sont ceux qui n’ont aucun concept unique, clair et distinct à leur disposition pour se définir. Qui sont-ils ?

MORIN EDGAR

http://ahmedbenanilausannech.blogspot.fr/2010/03/juif-adjectif-ou-substantif-edgar-morin.html