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Les insolubles antinomies de la liberté de chacun qui s’arrête où commence celle des autres.Vincent Présumey

dimanche 9 juillet 2023, par Amitié entre les peuples

Voici un long extrait d’un texte de Vincent Présumey écrit en aout 2016 sur un problème « daté » mais l’auteur a construit une critique charpentée qui dépasse le cas d’espèce et force l’admiration.

Source du texte :
https://blogs.mediapart.fr/vincent-presumey/blog/150816/conflits-balneaires-et-nature-de-la-liberte-individuelle

VP pour le contexte : « Ainsi donc, en résumé, le maire de Cannes et le CCIF (mais cela s’était déjà produit), ont réussi à faire apparaître l’héritage laïque comme attentatoire aux libertés individuelles, et le cléricalisme communautaire comme leur défenseur. Il est temps de remettre les choses d’aplomb. »

Les insolubles antinomies de la liberté de chacun qui s’arrête où commence celle des autres.

La liberté individuelle, nous explique-t-on, c’est donc de ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’il nous fasse, c’est la liberté de faire tout ce que l’on veut, sauf ce qui nuit à autrui, cette liberté de chacun qui s’arrête où commence celle d’autrui, proposition attribuée, entre autres, à John Stuart Mill.
Mais que faire si plein « d’autres » font des choses qui me gènent terriblement mais dont je ne puis dire que j’en suis, disons, matériellement lésé ? Le libéral, partisan de cette liberté individuelle là, dira : tu tolères, mon pote. Tout au plus as-tu le droit de râler, mais il t’es interdit d’interdire.
Mais celui qui estime que ces choses, manifestations d’opinion, exhibitions, expressions culturelles et vestimentaires, caricatures ... portent atteinte à son égo, sa personne, son moi, son identité ... va en réclamer l’interdiction, ou inversement s’il estime que leur non respect lui porte pareillement atteinte, il va en réclamer l’obligation.
Soit il reprendra à son compte le proverbe en disant que justement, sa liberté à lui est atteinte quand, par exemple, l’image de Mahomet, l’image du Christ, l’image du Bouddha, mais aussi bien l’image de l’homme, l’image de la femme, voire l’image du Grand concombre sacré, partie intégrante de son être, est atteinte.
Soit il expliquera que finalement, ces histoires de liberté individuelle qui s’arrête où commence celle d’autrui, ça ne marche pas, ou ça ne marche que pour les bons citoyens, ou pour les bons chrétiens, ou pour les bons musulmans, ou pour les gens bien élevés, ou pour les gens propres, ou pour les membres du parti, etc., et que l’état de droit, ça va bien cinq minute mais faut pas en abuser.
Voila, très rapidement, pour une première critique, disons, morale et interne au concept de « liberté individuelle » : en bref, ça coince très vite.
Autre angle d’attaque et source de difficulté : il est des personnes non responsables, les enfants avant tout. Il s’agit d’en faire des sujets libres. Mais en attendant, jusqu’où vont le pouvoir parental et celui des institutions sociales et de l’Etat, envers eux ? L’interdiction de la fessée porte-t-elle atteinte à la liberté individuelle d’éduquer ses enfants ? Et si on interdit la fessée n’est-il pas surprenant de ne pas interdire de voiler les petites filles, même en privé ? Là aussi nous voyons qu’un peu d’immersion dans le concret de la casuistique, c’est-à-dire dans la vie réelle, paraît soulever immédiatement les plus grandes difficultés.
On connaît, enfin, la dénonciation sociale et socialiste du caractère illusoire des « droits de l’homme », liberté en tête, au regard des inégalités économiques et sociales. Cette dénonciation est résumée dans la formule proverbiale du « renard libre dans le poulailler libre », pour critiquer la liberté économique et la liberté d’entreprendre. Lesquelles, pourtant, en toute logique, relèvent de la catégorie morale, philosophique et juridique de « liberté » telle qu’elle est définie dans les déclarations françaises des droits et dans les déclarations américaines à la fin du XVIII° siècle.

La liberté individuelle chez Marx.

Une des plus fortes expressions de ces critiques a été donné par le jeune Marx, dans A propos de la question juive (1843), où il relève que la distinction entre « droits de l’homme » et « droits du citoyen » procède de que « l’homme » n’est plus qu’une « monade isolée et repliée sur elle-même », et que dans la théorie moderne le droit à la liberté « n’est pas fondé sur l’union de l’homme avec l’homme, mais au contraire sur la séparation de l’homme d’avec l’homme », et donc que dans ces conditions ce droit à la liberté consiste dans la propriété privée, laquelle donne le contenu exact de cette « liberté qui s’arrête où commence celle des autres » : chacun a un territoire privé, aussi exigû soit-il, qui mesure exactement sa liberté, et est l’égal d’autrui en cela seulement qu’il règne sur ce territoire, même si celui-ci n’est rien du tout. Telle est l’émancipation politique réalisée par la Révolution, dans la société civile bourgeoise et l’Etat moderne.
Attention, on la critique mais c’est là « un grand progrès » : mais ce n’est pas le dernier mot de l’émancipation, ce n’est pas le dernier mot de la liberté.
Le sujet libre dégagé de toute gangue patriarcale, féodale, communautaire, en lutte avec les autres atomes également libres, devient le faisant fonction du capital, le plus souvent comme salarié (ou cherchant à l’être), quelquefois comme capitaliste. Son émancipation envers le dit capital ne peut consister dans une rechute à l’intérieur d’une vieille gangue, d’une vieille communauté, mais dans la préservation, et en fait dans le plein accomplissement de sa liberté individuelle, qui peut seulement s’effectuer dans le cadre d’une unité sociale consciente et solidaire, pour laquelle il vaut la peine de lutter : elle combinera les bons côtés de la communauté et les bons côtés de l’individualité libre, quand on pourra dire, non pas que la liberté de chacun s’arrête où commence celle d’autrui, mais qu’elle commence et s’épanouit avec celle d’autrui. Ce ne serait pas là l’abolition de la démocratie, mais sa réalisation.
Rappelons la formule qui conclut la seconde partie du Manifeste du parti communiste de début 1848, un écrit ou, textuellement, Marx ne parle en fait nulle part d’une société communiste : « ... une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous » – et en aucun cas l’inverse !
Tout l’acquis individualiste est donc maintenu dans la pensée de Marx, étrangère et hostile à la notion de soumission de l’individu à la communauté, quelle qu’elle soit. Mais justement, l’individu est pleinement un individu et il est pleinement libre s’il se réalise enfin comme « individu social », avec tous les autres individus. Il y a chez Marx une sorte de point d’équilibre entre individualisme libéral et communautarisme traditionnel, qui dépasse l’un et l’autre dans la visée d’un individu social qui serait aussi un individu mondial. C’est le sujet libre indépendant et autonome qui pratique la maxime évangélique « aimez vous les uns les autres ». Lui, il peut le faire sans que ce soit un emprisonnement communautaire, un « amour » forcé.
Dans la mesure, limitée, où Marx anticipe une société à venir faisant suite à la révolution prolétarienne, c’est comme une telle synthèse, et s’il peut l’anticiper ainsi, c’est en raison de cette synthèse, son frère ennemi Bakounine mettant quant à lui l’accent sur le volet « liberté de chacun », et son petit frère prodigue Lassalle mettant l’accent sur le volet « ordre collectif ».
Cet idéal antique réservé à une élite exploiteuse – celle des zoon politikon d’Aristote, qui avaient des esclaves – peut devenir réalité commune par ce que le capital a réalisé, à condition de supprimer le rapport social capitaliste, à savoir : le marché mondial, la socialisation des moyens de production et d’échange, et cette vraie-fausse émancipation des individus en tant qu’atomes dégagés de leurs gangues, un résultat qui s’est avéré très fragile.

Pour une conception positive et active de la liberté.

La conception de la liberté que nous avons là n’est pas celle de 1789 mais elle ne la renie pas, elle l’englobe. Elle retrouve largement, en fait, la conception républicaine d’un Machiavel : une liberté qui passe par l’action et la participation.
La liberté négative des libéraux, elle, a été parfaitement bien définie par Thomas Hobbes au XVII° siècle : la liberté est « l’absence d’obstacles extérieurs » à l’exercice du droit « d’user de son pouvoir propre pour la préservation de sa propre nature » (Hobbes, Leviathan). Le corollaire de cette conception, faisant des hommes des atomes isolés dressés les uns contre les autres, est un Etat-gendarme tout puissant, seule incarnation de leur communauté.
C’est là cette « liberté individuelle » que les uns croient défendre en réclamant des interdictions et une mise entre parenthèse de l’état de droit, et que les autres, ou les mêmes, croient défendre en partant en campagne pour la « liberté religieuse » et en expliquant que la laïcité doit veiller à ce que la religion puisse occuper l’espace public. Nous avons donc besoin de combattre pour une liberté qui englobe cette liberté individuelle mais qui la dépasse, non en l’abandonnant, mais en la réalisant.

Origines et fondements de la loi de 1905.

Il ne faudrait pas croire que cette idée supérieure de la liberté humaine doit être renvoyée à un temps eschatologique d’après la révolution prolétarienne. Si nous pouvons, et depuis longtemps déjà, la concevoir, c’est qu’elle est possible. Les contradictions de la liberté libérale et des droits de l’homme atomisé de la société bourgeoise sont apparues dés les grandes révolutions anglaise, américaine et française.
La déclaration des droits de 1793 dont il était question plus haut se distinguait de celle de 1789 non pas par son article 6 qui définissait la liberté de la manière libérale-bourgeoise acquise et acceptée, mais par ses articles 1 – la liberté a un but : le « bohneur commun » -, 9 – elle doit être « protégée contre l’oppression de ceux qui gouvernent » -, 18 – une personne ne peut se vendre et la notion de domesticité est abolie -, 21 – la société doit la subsistance à tous-, 22- le droit à l’instruction -, 33 à 35 – la résistance à l’oppression et le devoir d’insurrection -, notamment, soit que ces articles abordent des droits « sociaux » indispensables à l’existence de l’individu libre, soit qu’ils poussent la conception individualiste de la liberté jusqu’à son point de dépassement.
Donc, dés les débuts du « règne de l’individualisme libéral », ses contradictions et la volonté de le dépasser furent à l’oeuvre. Dans le processus de la Révolution française et de ses prolongements, cela a donné de nombreux projets et tentatives d’intervention de l’Etat, non au sens de Hobbes – protection des atomes individuels et pouvoir absolu pour ce faire – mais au sens de Machiavel – faire des citoyens, les « rendre libres » en créant les conditions de cette liberté, initialement pensée comme comportant les droits, mais aussi les armes (au sens propre), une base matérielle suffisante, et l’instruction qui devient donc un devoir public (la révolution américaine a d’abord connu des conceptions et des tentatives similaires, mais la dynamique expansive de la « grande République » américaine en a souvent pris la place).
En France la révolution est parvenue à concevoir la laïcité par ce cheminement là, celui de l’intervention de la République pour « faire des citoyens », avec les étapes antérieures formatrices et rapides de l’échec d’un clergé catholique nationalisé, des campagnes antireligieuses, et des cultes civiques (Déesse Raison, Etre suprême, théophilantropie, culte décadaire). L’instruction publique et le devoir d’assistance, ancêtres de la notion de services publics, participaient de la même démarche « interventionniste » qui donnera, avec ses limites et ses contradictions, l’ « Etat social » de la seconde partie du XX° siècle.
La Révolution aboutit à envisager la laïcité (la chose, non encore le mot), mais la solution bonapartiste a d’abord prévalu : l’Etat est au dessus des religions et il en fait son affaire, finançant, assurant et contrôlant les cultes. Imposé à l’Eglise, la formule concordataire s’est avérée lui convenir, puisque l’Etat la reconnait, la salarie et la finance. C’est la Commune qui sépare Eglise et Etat, projet qui s’impose tardivement ensuite sous la III° République avec la loi de 1905 qui constitue la concrétisation d’une énorme avancée, non seulement en ce qu’elle sépare les religions existantes de l’Etat, mais en ce qu’elle ne repose sur aucun culte, dogme ou philosophie propre à l’Etat, si ce n’est le principe selon lequel l’Etat ne doit pas en avoir. Telle est la visée de la loi de 1905 : « la République ne reconnaît, ne salarie et ne subventionne aucun culte ».
Cette histoire spécifique, dans laquelle l’intervention de la Commune, du mouvement ouvrier et socialiste est un élément décisif, sans lequel elle ne se serait pas produite, institue donc la laïcité, ou « principe de laïcité », en tant que norme institutionnelle concernant l’Etat et les services publics, et en aucun cas en tant que norme morale, philosophique ou religieuse d’Etat. Cette construction, qui aboutit dans la loi de 1905, atténue donc fortement les éléments « interventionnistes » du point de départ révolutionnaire, dont un autre aboutissement, antilaïque et antidémocratique, avait été le régime concordataire, mais elle ne les annule pas totalement dans la mesure où l’Etat républicain, selon les idéaux révolutionnaires, doit aider ou permettre à ce que les citoyens soient libres, en leur donnant les moyens de la liberté.
La généralisation du droit de vote, la mise entre parenthèse du droit à la subsistance qui donnera cependant lieu par la suite à la Sécurité sociale, et le remplacement de l’armement du peuple par une armée permanente combinée à la conscription jusqu’à la fin du XX° siècle, ont essentiellement laissé place, comme moyen de construction des sujets libres, aptes à être libres, à l’instruction publique, au coeur des préoccupations des républicains et des socialistes laïques d’avant 1914.
La laïcité de 1905, y compris dans la conception que s’en font ses principaux auteurs, Jaurès et Briand, ne comporte donc pas que la notion de neutralité par laquelle la République ne reconnaît aucun culte, mais comporte aussi la notion de protection des individus, pour qu’ils puissent être libres en étant capables de faire usage de leur liberté, par rapport aux immixtions religieuses.

Pas seulement la neutralité ...

Il y a donc deux volets. Il y a le volet négatif, mais qui doit être assuré de manière positive et consciente, de la non reconnaissance, non protection particulière, non ingérence également, et du non financement public, de et dans quelque culte que ce soit. Et il y a le volet actif de la protection de chaque individu, particulièrement (mais pas seulement) chaque individu en position de faiblesse et/ou de dépendance : enfants, mourants, malades, de toute contrainte et de tout prosélytisme religieux imposé, qui violerait sa liberté, éventuellement à son insu. Cette double dimension, celle de la « neutralité » et celle de l’intervention, permet seule la liberté de conscience et donc la liberté des cultes.
On ne peut donc pas dire comme on l’entend souvent « à gauche », que la laïcité c’est la simple neutralité de l’Etat qui n’a pas à faire quoi que ce soit dans la « sphère publique », ou qui n’a, à la limite, qu’à protéger toute apparition publique de la religion quelle qu’elle soit. Il lui appartient aussi d’interdire. Interdire quoi ? Interdire le viol des consciences et le prosélytisme imposé, dans un groupe scolaire, une prison, un lieu de soin, etc. - et réciproquement la loi de 1905 a prévu la possibilité légale de faire appel à des aumôniers accrédités (et non subventionnés, et de toutes religions) pour répondre aux besoins spirituels exprimés par les personnes incarcérées, mobilisées, ou hospitalisées, et, dans le cas de l’enseignement, par les pensionnaires d’internat, ce qui n’est pas la même chose que l’instauration d’un enseignement religieux même « libre » dans les établissements d’enseignement ou que la subvention d’établissements privés confessionnels, ou d’activités « culturelles » liées à la religion ainsi qu’il est officiellement envisagé de le faire aujourd’hui pour l’islam.
L’opération politique et idéologique qui consiste à applatir la loi de 1905 sur la seule « neutralité de l’Etat » et de ses fonctionnaires, en mettant cela, cerise sur le gateau, au compte de Jaurès et de Briand qui n’en peuvent mais, vise en fait à liquider tout le volet « protecteur », « interventionniste » et éventuellement « répressif », comme si la séparation entre Etat et religions, l’autonomie des individus libres condition de leur liberté, et la liberté de débat et de confrontation dans le cadre de la société civile, ne nécessitaient pas d’interventions et devaient se faire toute seule, par une opération du saint Esprit, en somme, à laquelle Aristide Briand était bien le dernier à croire quand il voulait imposer à la soutane le statut de « vêtement comme les autres ».
En liquidant ce volet, on aboutit à détruire totalement esprit et lettre de la loi de 1905, puisque, comme le demandent Sergio Bergoglio et le CCIF, l’espace public devient alors le terrain du pouvoir religieux, et l’Etat n’a qu’à faire respecter cela – à la limite l’Etat de la « laïcité saine » n’a qu’à réprimer, en bon gendarme libéral, quiconque s’oppose à l’emprise religieuse sur la société civile.

La laïcité comme idéal régulateur en défense des libertés contre les religions et contre l’Etat.

L’idéal laïque tel que la loi de 1905 le dessine est donc celui d’un Etat exclusivement protecteur, mais véritablement protecteur des individus : travaillant à en faire des individus armés pour la liberté, et non des atomes vides disposés à être remplis par n’importe quel produit marchand et/ou religieux. Des individus autonomes, sans quoi ils ne pourraient pas être libres. La liberté sans l’autonomie, c’est celle qui dit à tout bout de champ « c’est mon choix » en mettant tout sur le même plan – string et voile, nudité dans la nature et encamisolement corporel à la plage ...(quitte à se nourrir de théories puritano-sociologiques selon lesquelles tout se vaut, selon lesquelles « la femme occidentale » dénudée serait aussi aliénée, et, implicitement, bien plus répréhensible et pécheresse, que la femme voilée).
A la vérité, il n’existe pas et ne peut peut-être pas exister d’Etat pratiquant ainsi, mais ce n’est pas une raison pour ne pas en faire un idéal régulateur marquant le plus possible le droit et la pratique, exactement comme les services publics, la Sécurité sociale et la notion de contrat de travail avec une hiérarchie des normes de droit favorable au salarié, sont des idéaux qui, sans transformer radicalement la société, tendent à la modifier suffisamment pour que les faisant fonction de l’accumulation capitaliste indéfinie veuillent s’en débarasser !
Car un tel Etat travaillerait à n’imposer aucun idéal, aucun dogme, tout en ne faisant qu’aider les individus, et d’abord les individus en formation que sont les élèves, à devenir libres, en leur en donnant les moyens intellectuels et matériels. Tel fut bel et bien l’idéal, en France, des tenants d’une école libératrice. Les contre-réformes accumulées dans l’enseignement nous en ont profondément éloignés.
Si la loi de 1905 est bien, en ce sens, laïque, l’Etat en France est loin de l’être et, tout en subventionnant de facto et donc en privilégiant plusieurs religions la catholique en tête, ses interventions dans le domaine du prosélytisme religieux sont contradictoires et loin d’être heureuses. Pour virer les crucifix des hôpitaux la République a mis des décennies, pour une bonne raison – la souplesse et la compréhension dans l’application des principes – et pour de mauvaises raisons - la résistance des cléricaux et le poids des notables locaux. Confrontée à l’offensive islamiste la V° République ne sait pas réagir et conjugue offre de privilèges concordataires, assortis de contrainte. Je me permettrai de reprendre ici ma conclusion à mon article sur Voile islamique et lutte mondiale des classes, mis en ligne le 20 avril 2016, et de renvoyer à cet article en ce qui concerne les aléas des luttes laïques réelles – c’est-à-dire avant tout des mobilisations pour l’école – et des « débats sur le voile » en France depuis quelques décennies :
« L’autonomie individuelle, ce n’est pas le « c’est mon choix » du consumérisme capitaliste, lequel présuppose des individus vides, réduits à des atomes marchands, et susceptibles d’être artificiellement « remplis » - par des denrées consommables, par du spectacle marchand, par des figures idéologiques, et donc, le cas échéant,par une « identité » religieuse ou autre. S’imaginer que le « libre choix du voile » exprime la réalisation de l’autonomie individuelle et que seul un « communautarisme laïco-républicain postcolonial » peut le contester, parce qu’il n’aurait quant à lui de cesse que d’imposer ses propres « normes » y compris vestimentaires, c’est aller à l’encontre de la liberté individuelle véritable. Celle-ci suppose non pas des individus vides, atomes marchands voilés ou non, mais des sujets libres ayant donc acquis les armes de la liberté. La république démocratique et la laïcité institutionnelle n’ont d’autre fonction que celle-ci : leur permettre de les acquérir et donc interdire à quiconque tente de les en empêcher, de pouvoir le faire. En ce sens, elles ne sont pas »neutres« . »

Conclusion sur la liberté.

Nous pouvons tirer quelques conclusions générales à propos de la notion de liberté individuelle.
Premièrement, la liberté qui commence « là où s’arrête celle d’autrui » n’est rien d’autre que la propriété privée, qui en est le contenu et qui la mesure pour chacun. La liberté pleine reste à conquérir et à construire. Elle n’annulera pas, mais au contraire elle réalisera, l’aspiration à l’autonomie et au libre choix individuel que contient la liberté façon 1789-1793.
Deuxièmement, la possibilité de la liberté suppose un individu autonome, c’est-à-dire armé pour la liberté. Il lui faut des droits politiques. Il lui faut des armes, ou disons un rapport aux armes dans lequel il n’en est pas exproprié (le II° amendement de la constitution américaine est perverti dans son interprétation libérale-individualiste sur le port d’arme, car originellement il visait à combattre une armée professionnelle permanente, au profit de milices de citoyens). Il lui faut des moyens matériels, un droit à la subsistance au sens de 1793, donc un peu plus que la simple « subsistance », en fait. Et il lui faut de l’instruction.
Troisièmement, le principe de laïcité tel que luttes et débats contradictoires l’accouchent dans la loi de 1905 répond à ces deux besoins. Liberté négative : aucune religion ne doit avoir de privilège et donc de position dans l’Etat. Liberté positive : doter le citoyen et le futur citoyen des armes de la liberté exige qu’il soit protégé du viol de sa conscience par tout prosélytisme religieux, ce qui exige l’expulsion de ceux-ci, y compris les signes vestimentaires, non de tout l’espace social, mais au moins de l’espace consacré à l’instruction du futur citoyen, la définition des cas précis relevant d’une casuistique équitable (comme tout système de droit), mais sur la base des principes généraux. Ajoutons que cette mise en oeuvre du volet « liberté positive » doit être souple, comme la III° République l’avait été et comme la V° ne sait pas l’être, oscillant entre privilège et répression, et doit aussi aller de pair, c’est fondamental, avec la lutte contre le racisme.
Notre quatrième point, à la différence des précédents, n’a pas été présenté précédemment, même s’il était implicite : il n’y a pas de « liberté religieuse » distincte de la liberté de conscience en général, laquelle assure la liberté des cultes en tant que liberté pratique relevant du droit de réunion et de manifestation. Instaurer une sphère de la « liberté religieuse » qui soit distincte de la liberté de conscience en général, c’est demander un privilège pour la religion ou pour telle ou telle. Prenons un exemple – à l’extrême gauche.
« ... en quoi le fait de porter un foulard sur les cheveux empêcherait une enseignante de donner un cours sur l’évolution, ou à une élève de suivre le programme de l’école publique. » se demande notre ami Jean Batou (http://www.preavis.org/breche-numerique/article2796.html)
Notre camarade ne se demande pas, aussi bien dans le cas de l’enseignante que dans celui de l’élève, si le fait de porter un symbole néonazi, ou une faucille et un marteau, ou un gros triangle maçonnique, ne pose pas problème, pas nécessairement c’est vrai pour leur capacité, à l’une de donner un cour sur l’évolution, à l’autre de suivre le programme (même si dans la pratique les signes religieux se combinent souvent à des refus d’enseigner ou d’apprendre, mais laissons ce cas fréquent pour la clarté de la discussion), mais bien pour la liberté des autres autour d’eux : élèves soumis à l’autorité professorale d’une personne arborant tel ou tel signe idéologique, et camarades de classe interpellés en permanence par les dits symboles, dont c’est le but, dans le temps et sur les lieux d’enseignement où ils sont présents pour tout autre chose (et non pas dans un simple espace public ou dans le cadre de confrontations politiques ou idéologiques) Notre camarade serait sans doute pour le bannissement manu militari, séance tenante, du symbole néonazi et sans doute serait-il au moins plus que réservé sur le droit d’arborer les autres. C’est pour le symbole religieux qu’il nous explique qu’on ne voit pas en quoi cela serait génant. Implicitement, nous avons là un statut particulier conféré à la religion : elle doit pouvoir s’épanouir dans l’espace public et ses symboles, en tout cas vestimentaires, doivent pouvoir aussi s’épanouir à l’école. Nous voyons ici comment la défense, sincère, de la liberté individuelle, se retourne en son contraire.
« Ils forgent une chaîne, ils l’appellent liberté », disait déjà Victor Hugo contre la loi Falloux par laquelle, en 1850, un clergé catholique à la fois concordataire et ultramontain réclamait la liberté de contrôler l’institution scolaire.
On remarquera que l’abus du terme islamophobie a ici des conséquences redoutables. Il est substitué au racisme et porte atteinte à toute lutte antiraciste sérieuse. De la part de cerains idéologues, il va aussi avec la négation de la réalité contemporaine de l’antisémitisme. Et il revient à exiger un privilège religieux, car, après tout, du moment qu’elle ne donne pas lieu à des comportements de persécution et de discrimination, les phobies sont des affaires privées. De plus, ses dénonciateurs lui assimilent souvent la simple critique de la religion.

Conclusion sur les luttes immédiates.
Pour revenir au point de départ de nos réflexions, l’arrêté de M. le maire de Cannes doit être combattu en raison de son caractère antilaïque, en même temps que le port du burkini doit être combattu, pas par l’interdiction mais par la confrontation argumentée, en tant que manifestation cléricale visant à imposer à toutes les baigneuses et à tous les baigneurs un prosélytisme religieux dont le message est que les femmes doivent être dissimulées, plus exactement que leur peau et leurs cheveux doivent l’être et que cette dissimulation doit être exhibée fiérement, de préférence sous la protection de ces messieurs.
L’idéologie sous-jacente à la mesure idiote du maire de Cannes et celle sous-jacente au communiqué du CCIF se rejoignent, l’un et l’autre se réclamant des bonnes moeurs et tenant l’espace public pour le terrain de mise en oeuvre de celles-ci. Mettre à jour et dénoncer ce qu’ils ont de commun serait la manière la plus efficace de lutter contre le racisme et les discriminations. Ces deux combats devraient donc être systématiquement associés l’un à l’autre, sous peine de perdre, chacun, sens et efficacité, car ils ne font qu’un.

VP, le 15 août 2016.