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Contre la marchandisation du monde : un objectif à éclaircir . S Treillet

mardi 31 août 2010, par Amitié entre les peuples

Contre la marchandisation du monde : un objectif à éclaircir

Stéphanie Treillet

Maitre de conférences en économie
IUFM-Paris XII Créteil

Membre de la Fondation Copernic

Deux débats récurrents et imbriqués, - mais pas toujours explicites –traversent les différentes composantes du mouvement altermondialiste, concernant la caractérisation de la phase néo-libérale du capitalisme et les bases des alternatives à bâtir contre lui.

1) Premier débat :

Le capitalisme de la mondialisation libérale, avec ses caractéristiques récurrentes depuis vingt-cinq ans - instabilité de la croissance (parfois durablement faible), crises financières à répétition, chômage et sous-emploi de masse persistants, augmentation des inégalités, retour à des phénomènes d’anomie sociale et politique divers – présente-t-il une forme d’irrationalité qui le ferait dévier de la rationalité capitaliste bien comprise : maximisation des profits, stabilité du cadre institutionnel propres à garantir ceux-ci ? Au niveau micro-économique, le fait que des entreprises, organismes centraux du mode de production, aient le comportement en apparence absurde de licencier, de sous–investir alors qu’elles dégagent des profits considérables, peut sembler aller dans le ce sens ; au niveau macro-économique, la coexistence, durable et inédite dans l’histoire du capitalisme, entre des taux de profits très élevés et des taux d’accumulation faibles dans les pays industrialisés, semble indiquer que la contradiction entre extraction et réalisation de la plus-value est non résolue, et que les bases d’une reproduction élargie du capital sont rien moins que garanties à terme. La version social- libéral de cette idée étant que le capitalisme « perd la tête » ou « est en train de s’autodétruire », constat qui témoignerait d’une certaine lucidité de la part des penseurs de la bourgeoisie la moins aveuglée par les profits à court terme. Les arguments sont donc présents pour que l’irrationalité sociale débouche sur une irrationalité économique, inscrite au coeur même des conditions de la reproduction du capital, renforcée dans cet effet par une irrationalité écologique.

A l’opposé, on peut considérer au contraire que le capitalisme de l’ère de la mondialisation libérale « rejoint son concept », selon l’expression de Michel Husson : on n’a pas affaire à une capitalisme dysfonctionnel ou irrationnel, mais au contraire à un système qui, sur la base d’un rapport de force plus favorable au capital qu’il ne l’a jamais été, tend de plus ne plus à restaurer les modes de fonctionnement que les conquêtes du mouvement ouvrier ont entravé : existence d’un salaire socialisé, de services publics, d’un droit du travail, etc. pour ne laisser à l’oeuvre, plus que jamais que « la froide logique du paiement au comptant ». Ce qui ne veut pas dire absence de contradictions : celles-ci sont plus à l’œuvre que jamais, parce que la rationalité du capitalisme est-elle même contradictoire, et que plus le capitalisme se rapproche de son épure, plus il creuse ces contradictions. Ainsi, on peut voir se dessiner la contradiction existentielle du capitalisme à l’ère de l’impérialisme esquissée par Rosa Luxemburg : saper à terme toutes les bases de sa reproduction en anéantissant et en englobant tout ce qui lui reste extérieur, aussi bien dans son extension géographique contemporain (la Chine) que sectorielle (marchandisation du vivant, de toutes les services et potentiellement de toutes les sphères de l’activité humaine).

Les implications de ces deux approches, en termes d’alternatives, relèvent de deux logiques différentes : dans la première approche des mesures – institutionnelles, de politique économique, - doivent permettre de remédier aux dysfonctionnement et ramener le fonctionnement du système dans une optique de long terme où ses pires soubresauts disparaître, et où accumulation et reproduction seraient réconciliées ; dans le deuxième, seulement, toutes les revendications et les luttes antilibérales sont potentiellement porteuses d’une dynamique anticapitaliste, : l’espace n’existe quasiment plus pour des politiques de type réformiste, keynésien, que le capitalisme de la phase précédente (« fordiste ») aurait pu intégrer provisoirement dans sa rationalité. Toutes les mesures antilibérales – et même les mesures en apparence les plus « réformistes » ou « keynésiennes » - apparaissent comme une remise en cause du système et de la domination absolue de la logique de profit : augmentation des salaires, réduction du temps de travail, limitation de la précarité ou du droit divin du patronat à licencier etc. c’est vrai aussi au niveau international : cf. la levée de bouclier contre une mesure aussi peu révolutionnaire en apparence que la taxe Tobin la remise ne cause du fonctionnement de l’OMC, etc. ; Le remise en cause de la loi du profit et de la généralisation de la régulation marchande peut aboutir par elle-même, sinon toujours à la remise en cause consciente, du moins à des incursions significatives dans la propriété privée des moyens de production, à condition que certaines perspectives stratégiques soient éclaircies.

De là en effet découle le deuxième débat

2) Deuxième débat :

Si on fait le diagnostic, sur la base de la réponse à la question précédente, que la tendance à la marchandisation absolue constitue la caractéristique dominante de ce capitalisme total, en extension et en profondeur (marchandisation de tous les aspects de la vie humaine), la perspective stratégique sur laquelle débouche sa remise en cause ne va pas de soi, et peut dessiner des contours forts différents voire opposés en termes de modèle de société.

En effet, “ le monde n’est pas une marchandise ”, “ un autre monde est possible” sont des mots d’ordre dont la dont la dynamique et de la puissance unificatrice dépassent la diversité et l’hétérogénéité du mouvement altermondialiste. Mais ils en contiennent aussi toutes les ambiguïtés et les contradictions potentielles.

D’un côté en effet, on l’a vu, ces deux phrases confèrent à la contestation de la mondialisation libérale sa portée anticapitaliste globale : la satisfaction des besoins de la majorité de la population, la préservation des biens communs de l’humanité, des services publics, doivent de façon inconditionnelle, passer avant les objectifs de profit et les lois de la marchandise.

Mais d’un autre côté, comme perspective de lutte, la “ démarchandisation du monde ”, de même que l’ “ autre monde possible ”, peuvent revêtir bien des visages. Cet objectif débouche en effet sur la remise au premier plan la valeur d’usage des biens produits, l’orientation de la production vers la satisfaction directe des besoins, la remise en cause des liens sociaux dépersonnalisants du marché : ces programmes peuvent se mettre en oeuvre de deux façons, fondamentalement contradictoires entre elles en termes d’émancipation humaine et notamment d’émancipation des femmes, aboutissant à deux grandes catégories de projets de société aux antipodes l’un de l’autre.

Le premier projet vise à arracher pied à pied toutes les dimensions de la vie humaine aux rets de la marchandise : cela signifie un combat pour la défense et l’extension des service publics, d’une protection sociale collective, des domaines de la gratuité, des biens communs de l’humanité, de la production de biens et services utiles en fonction des besoins, bref de toute la sphère de l’appropriation sociale. La perspective est alors une construction collective consciente qui constitue un au-delà du marché. Or le caractère extrême de la logique néo-libérale de la phase actuelle du capitalisme, décrite ci-dessus, a deux corollaires : le premier, c’est que cette perspective, à l’arrivée, ne peut se dessiner de façon cohérente que comme un au-delà du capitalisme ; le second, c’est que certaines de ses lignes de forces sont présentes dans la société actuelle, à l ‘opposé d’une quelconque « compromis » qu ne dispose d’aucun espace, dans les conquêtes du mouvement ouvrier que le capitalisme contemporain n’a de cesse de vouloir reprendre, et notamment dans la protection sociale assise sur le statut du salariat (Friot 1998).

L’autre projet rêve de revenir à un en-deçà du marché, à l’économie domestique naturelle, ou du moins à une certaine représentation de celle-ci : liens sociaux de type personnel et non médiés (par le marché, par des institutions) entre membres de la société, économie du “ don ”, relations domestiques, familiales, de voisinage…. Tout un ensemble de rapports sociaux dont l’arrière–plan est structuré par la coutume, les hiérarchies « naturelles » et la tradition.

Le mouvement altermondialiste est depuis ses débuts traversé par ces deux aspirations contradictoires. Celles–ci se rencontrent dans l’influence que peuvent exercer, entre autres, des courants aussi potentiellement réactionnaires que le courant de la “ décroissance ” ou de l’“après développement ” (Treillet 2004), pour qui une autre mondialisation n’est pas à l’ordre du jour, mais qui se donnent pour programme de retrouver l’ « identité perdue » des sociétés (Latouche 2001, 2003). Cette nostalgie se retrouve aussi dans l’omniprésence de références souvent non totalement maîtrisées à Ponalyi et à la notion de « désencastrement » : l’analyse du processus par lequel avec la modernité les rapports de production se pensent comme détachés des déterminations autres – celles de l’épaisseur de la totalité des rapports sociaux comme celles des différents niveaux de la superstructure (l’autonomisation de l’économie, comme registre à la fois de l’action humaine et de la pensée) est par un bizarre retournement mise au service d’un objectif d’un illusoire « réencastrement » : remettre les rapports de production au service d’une totalité sociale.

Une série de questions connexes concentrent cette contradiction. On relèvera notamment parmi les plus importantes l’organisation de la reproduction de la force de travail (doit elle s’organise sur le mode de servies public les plus étendus possibles ou sur le mode « associatif », « solidaire », bénévole, etc ;), ainsi que la place du travail et du salariat. La nécessité d’appréhender le caractère contradictoire du salariat et de sauvegarde une approche dialectique apparaît clairement dans cette optique. Sans doute pas par hasard, la question des rapports de genre est centrale dans ces deux questions.

Il s’agit donc d’expliciter les implications théoriques et politiques de ces deux débats, les liens qu’ils entretiennent, de façon à donner au programme de démarchandisation du monde, sinon un contenu clair, du moins un contenu qui élucide les divergences politiques de fond.