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Abandonnés sur le bord du chemin

vendredi 15 août 2008, par Amitié entre les peuples

Abandonnés sur le bord du chemin


Les 4 à 12 millions d’Européens que l’on désigne sous le nom de Roms ou de Tsiganes n’ont toujours pas droit à une existence normale. Et les mesures prises par Bruxelles sont loin, très loin, de porter leurs fruits

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Le village de Vizuresti se trouve à 35 kilomètres de Bucarest, du mauvais côté de la voie ferrée. Car les premiers kilomètres après la sortie de la nationale sont goudronnés, traversant une zone prospère, avec de solides bâtisses et des champs bien entretenus. Mais, une fois la voie ferrée franchie, le goudron s’arrête et la route ne conduit plus qu’à la localité rom. Vizuresti est à vingt minutes, au bout d’un chemin plein d’ornières et de nids-de-poule. La vie pour les 2 500 habitants du village, dont les quatre cinquièmes sont des Roms, est tout aussi difficile.

Mihai Sanda et sa famille, au total 37 personnes, vivent dans six baraques au sol de terre battue qu’ils ont construites de leurs mains. Dans son deux-pièces, sept personnes partagent une chambre à coucher, pendant que les poulets gloussent dans l’autre. La saleté et la puanteur, l’absence d’eau courante, d’électricité, de tout-à-l’égout et de téléphone, tout évoque ici un pays du tiers-monde. Il en va de même pour l’analphabétisme. Ionela Calin, 34 ans, membre de la famille élargie de Sanda, s’est mariée à 15 ans sans jamais avoir mis les pieds à l’école. Sur ses huit enfants, quatre ne sont pas scolarisés. Deux, Leonard, 4 ans, et Narcissa, 2 ans, n’ont même pas d’acte de naissance. Ionela croit (à tort) qu’elle ne peut pas les déclarer parce que sa carte d’identité est périmée.

Pour les 4 à 12 millions d’Européens désignés en général sous le nom de Roms ou de Tsiganes, la vie se résume à ceci : ils sont parqués dans des zones qui les placent physiquement et psychologiquement en marge d’une existence normale, tandis que le fossé qui les sépare de la modernité se creuse au lieu de se réduire. Les statistiques sont effarantes : selon un rapport publié en 2005 par l’UNICEF, 84 % des Roms en Bulgarie, 88 % en Roumanie et 91 % en Hongrie vivent en dessous du seuil de pauvreté. Plus scandaleux encore, peut-être, l’absence de vue d’ensemble. L’indifférence des autorités et les réticences des Roms font qu’on ne dispose que de peu de données sur l’espérance de vie, la mortalité infantile, les taux d’emploi et d’alphabétisation. Pourtant, toutes sont tragiquement à la traîne par rapport au reste de la société.

La première réaction est d’incriminer l’Histoire. Les Roms connaissent un sort misérable depuis un millénaire, depuis leur mystérieuse émigration du Rajasthan, dans le nord de l’Inde, aux alentours de l’an mille apr. J.-C. Hormis peut-être une principauté à Corfou vers 1360, ils n’ont jamais eu leur propre Etat. Dans certaines parties des Balkans, ils étaient vendus comme esclaves jusqu’au milieu du XIXe siècle. Les Roms de Vizuresti sont passés de la condition d’esclaves à celle de paysans sans terre. Même de nos jours, les emplois saisonniers les plus pénibles dans l’agriculture représentent leur principale source de revenus, avec la mendicité.

Des dizaines de milliers d’entre eux ont migré vers l’ouest

Il serait encore plus facile d’incriminer le communisme. Certes, ce système a largement éradiqué le nomadisme traditionnel des Tsiganes. Des pays comme la Tchécoslovaquie ont même pratiqué la stérilisation forcée. Mas les structures paternalistes du socialisme d’Etat ont dans une certaine mesure protégé, même si c’est généralement en leur donnant des emplois parmi les plus ingrats, ceux qui ne pouvaient ou ne voulaient pas survivre dans une économie de marché. Et un attachement proclamé à la fraternité entre les hommes a mis en sourdine certains préjugés raciaux. Pour les Roms, la démocratie a libéré l’hostilité de leurs compa­triotes, tandis que le capitalisme ne leur a guère ouvert de perspectives.

A mesure que la prospérité gagne l’Europe de l’Est, les Tsiganes sont de plus en plus laissés au bord de la route. Leurs savoir-faire traditionnels (artisanat, maquignonnage) sont dépassés. Même ceux qui sont disposés à travailler ne trouvent guère d’employeurs. L’adhésion à l’Union européenne (UE) a alourdi la bureaucratie, jusque dans les activités où ils excellent, comme la récupération des métaux
Le problème le plus évident est le manque d’instruction, qui leur ferme de nombreuses portes. Parmi les autres figurent l’hostilité de la majorité de la population, l’apathie des pouvoirs publics, le piteux état des services publics et des infrastructures, et le profond sentiment de désespoir des Roms eux-mêmes. Il n’est pas surprenant dès lors que des dizaines de milliers d’entre eux aient migré vers l’Ouest en quête d’une vie meilleure. Mais, s’ils ne se sont pas intégrés chez eux, ils s’adaptent encore moins bien à la vie en Europe de l’Ouest. La mendicité, par exemple, souvent en compagnie de jeunes enfants, scandalise les citoyens, tout comme les campements dans des espaces publics comme les parcs ou les bretelles d’auto­route. En visite en Roumanie en juin, une délégation du gouvernement finlandais s’en est plainte publiquement. “En Finlande, la mendicité n’est pas un travail”, s’est lamentée devant ses hôtes la présidente finlandaise Tarja Halonen. Peut-être, mais les Roms n’ont parfois pas le choix. Les Européens de l’Ouest ont aussi tendance à rendre les migrants tsiganes responsables de la recrudescence des vols à la tire et à l’étalage, des agressions – ou parfois pire encore [voir l’article sur l’Italie p. 31].

Au fond, l’attitude des Européens de l’Ouest ne diffère guère de celle des bureaucrates des pays ex-communistes. Ils veulent que le problème disparaisse. Pour la très combative femme politique italienne et ancienne commissaire européenne Emma Bonino, les Roms sont un “bouc émissaire parfait” pour des politiques incapables de résoudre les autres problèmes plus graves que connaît l’Italie. La réaction des autorités a été moins dure que ne le laissait croire leur discours, reconnaît-elle, mais elle déplore l’absence de programme d’aide à l’intégration. Le plus grand danger, selon elle, tient au fait que la classe politique a, pour la première fois, conféré une respectabilité au racisme anti-Roms.

II ne s’agit pas seulement de démission morale. L’exclusion du marché du travail de millions de personnes, soit une population équivalente à celle de l’Irlande, est un colossal gaspillage de potentiel humain, surtout qu’il s’agit en général de familles bien plus nombreuses que la mo­yenne, dans une Europe qui vieillit rapidement.

L’Europe est censée se trouver en pleine “décennie d’inclusion des Roms”, lancée en 2005 quand les gouvernements de pays à forte population tsigane (Bulgarie, Croatie, République tchèque, Hongrie, Macédoine, Monténégro, Roumanie, Serbie et Slovaquie) ont convenu de combler le fossé en matière d’éducation, d’emploi, de santé et de logement. A cet effet, elle dispose de pas moins de 11 milliards d’euros du Fonds social de l’UE, plus 23 millions d’euros du Fonds européen de développement régional.

Pourtant, le principal résultat obtenu jusqu’ici a été la création d’une élite grassement payée d’organisations de lobbying rom qui maîtrisent le jargon bureaucratique, excellent dans l’organisation de séminaires et de conférences, et graissent volontiers la patte des décideurs. La vie des Roms, par contre, ne s’en trouve guère changée. Comme l’a souligné dans un rapport récent l’Open Society Institute du milliardaire philanthrope George Soros, la plupart des gouvernements voient la solution au problème tsigane en termes de “mesures sporadiques” et non de politiques cohérentes.

Dans une grande partie de l’Europe de l’Est, les enfants roms sont envoyés dans des écoles spéciales pour enfants “attardés”, renforçant ainsi l’opprobre et les préjugés et garantissant qu’ils entreront sur le marché du travail avec un billet de troisième classe. Un autre écueil est l’absence d’actes de naissance : les écoles qui ne veulent pas des enfants tsiganes peuvent tout simplement refuser d’inscrire ceux qui ne possèdent pas de papiers officiels. Mais les plus grands obstacles sont sans doute la réticence et la pauvreté des parents. Les enfants scolarisés sont des enfants qui ne travaillent pas. Il leur faut des livres et des vêtements, qui coûtent cher. Les parents peuvent même être gênés par le fait que leurs enfants sachent lire, contrairement à eux-mêmes.

bien que parfois péjoratif, “Tsigane” est un terme plus générique
Un pays bien géré peut dépenser de fortes sommes pour essayer d’atténuer les problèmes sociaux. Les résultats sont peut-être inégaux, mais, au moins, en Europe de l’Ouest, il y en a. L’Espagne, par exemple, est saluée pour sa réussite éclatante [voir encadré p. 28]. Mais, dans les pays ex-communistes, les administrations sont bien plus faibles ; et politiques et électeurs ont d’autres priorités.

Vizuresti s’en sort mieux que d’autres communautés tsiganes. Grâce à un extraordinaire directeur d’école, le charismatique Ion Nila, l’absence de papiers n’est pas un obstacle pour être scolarisé. Ses enseignants font du porte-à-porte tous les matins pour convaincre les parents d’envoyer leurs enfants en classe. Le vrai progrès, dit M. Nila, ce sera quand les familles enverront leurs enfants à l’école maternelle voisine. Si elles hésitent à scolariser les petits, c’est parce qu’elles n’ont pas d’argent pour leur acheter des chaussures. M. Nila espère que le repas chaud de midi les y encouragera, si toutefois il trouve de quoi le payer. Alors que, à Bruxelles, l’UE distribue des milliards d’euros, sur le terrain un enseignant peine à trouver l’infime somme nécessaire pour nourrir ses élèves. De fait, les avancées à Vizuresti sont dues pour l’essentiel non pas à l’argent du contribuable mais au travail d’une organisation caritative, Ovidiu Rom, dirigée par un fougueux philanthrope américain, Leslie Hawke.

Comment expliquer l’échec de l’Europe ? La réponse classique est que le plus gros problème des Roms est le racisme auquel ils se heurtent. Lois réprimant sévèrement la discrimination, programmes scolaires adaptés, restauration de la fierté culturelle, discrimination positive dans le privé comme dans le public sont les ingrédients nécessaires d’un changement, dit le politiquement correct.

Mais la situation est plus complexe que cela. Déjà, il s’avère extrêmement difficile de définir ce qu’est un Rom. Même dans la vaste catégorie des Roms (c’est-à-dire les individus liés plus ou moins aux premiers migrants venus du Rajasthan), les subdivisions sont nombreuses. Certains préfèrent ne pas utiliser le mot Rom, arguant que “Tsigane”, bien que parfois péjoratif, est en réalité plus générique. A en croire l’impressionnant catalogue du pavillon rom à la Biennale de Venise 2007, le terme “Rom” est trop restrictif, car il exclut les Sintis, les Romungrés, les Gitans, les Manouches, etc. Les ethnographes eux-mêmes ont du mal à établir les différences et les similitudes entre les divers groupes.

Qui plus est, ceux qui sont définis comme Roms au sens strict ont étonnamment peu de choses en commun. La langue, à l’origine dérivée du sanskrit, a donné naissance à des dizaines de dialectes qui ne permettent pas l’intercompréhension. Les militants de la cause dispersés dans les pays européens ont mis au point une version (parfois ironiquement appelée “le rom des ONG”), qui n’a pas grand-chose à voir avec les langues que les gens parlent dans les campements. Le socle culturel commun le plus vivace est la musique traditionnelle, du moins là où elle a survécu. Mais ses mélodies lancinantes ne font pas vibrer la corde sensible des bureaucrates.

Les frontières entre les communautés marginalisées et la société “normale” sont mouvantes. Les tentatives de créer une classe moyenne rom – capable de servir de modèle, de réduire les préjugés et d’accroître la mobilité sociale et économique – a jusqu’ici été un échec, car la plupart des Roms qui réussissent s’empressent de renier leurs origines. Les espoirs de changement reposent sur la nouvelle génération de milliers de jeunes diplômés, qui assumeront peut-être mieux leurs origines.

De même, il arrive que des personnes qui ne sont pas nées dans le monde rom finissent par en faire partie, que ce soit par mariage, par adoption ou par choix. En fin de compte, est rom – mot qui veut dire “homme” en langue romanie – celui qui revendique cette appellation.
Par ailleurs, comme le souligne Zoltan Barany, auteur d’un livre controversé mais lucide sur les Tsiganes d’Europe de l’Est [The East European Gypsies : Regime Change, Marginality, and Ethnopolitics, Cambridge University Press, 2001] les défenseurs de leur cause n’ont, trop souvent, pas conscience du fait que les habitudes et les comportements de ces populations elles-mêmes risquent d’aggraver leur sort. Avec pour conséquence ce qu’un haut responsable chargé de la question appelle une “autodécapitation”. Une poignée de politiques roms sont apparus sur le devant de la scène, dont quelques remarquables députés européens. Mais même leur valeur symbolique reste limitée. L’écrasante majorité des Roms ne votent pas lors des élections, et participent encore moins aux campagnes électorales.

Dans ce contexte, l’UE avance cahin-caha. Un rapport publié le 2 juillet critique l’“application lacunaire” des “politiques adéquates” qui ont été conçues. Il réprimande les Etats pour la lenteur des progrès réalisés. Selon ses auteurs, l’égalité reconnue par la loi n’est qu’un point de départ, et une discrimination positive à l’américaine sera nécessaire. Mais le problème rom est-il avant tout racial, et dans quelle mesure la pauvreté et d’autres facteurs y jouent-ils un rôle ? Difficile d’y voir clair