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Pour une discussion de Altermarxisme de J. Bidet et G. Duménil

jeudi 10 juillet 2008, par Amitié entre les peuples

par Stefano Petrucciani

Métastructure, organisation, classe dominante. Pour une discussion de Altermarxisme de J. Bidet et G. Duménil

Intervention au Congrès Marx International V, octobre 2007

Source : site de Jacques BIDET

Mes réflexions commencent par un constat de fond : le marxisme est un extraordinaire édifice théorique qui, dans les deux ou trois dernières décennies, a montré toutes ses fissures, ses difficultés et ses apories. C’est pourquoi si l’on veut réessayer de valoriser cet héritage il est nécessaire de s’engager dans un processus de reconstruction de longue haleine, capable de mettre en discussion chacune des thèses canoniques de Marx, afin de refonder une théorie critique de la société. La proposition d’un Altermarxisme de la part de Jacques Bidet et de Gérard Duménil[1] va exactement dans cette direction : aller au-delà de Marx, mais pour en recueillir les défis, en essayant de dépasser les limites de sa théorie, mais surtout en essayant de se confronter avec les questions multiples que l’histoire du XX siècle a posé aux marxistes et qui n’ont pas trouvé de réponses satisfaisantes. Des questions, en premier lieu, sur l’échec du marxisme comme grand projet visant à révolutionner la société : pourquoi une pensée d’émancipation a donné lieu à des formes terribles d’oppression ? Pourquoi les socialismes réalisés n’ont pas réussi à développer des formes satisfaisantes de démocratie politique et comment expliquer l’écroulement catastrophique qui les a balayés en peu d’années ? Quelles ressources, impensées ou sous-évaluées par Marx et par les marxistes, ont permis au capitalisme de se régénérer incessamment, réaffirmant encore une fois son hégémonie ?

L’importance du travail théorique de Bidet et Duménil est justement, selon moi, dans le fait qu’il cherche à répondre à ces questions sans cacher la tête sous le sable. Et il le fait en proposant une réflexion qui passe par certains thèmes fondamentaux : une théorie de la modernité, une interprétation de l’histoire du vingtième siècle, une nouvelle théorie des classes et une proposition politique conséquente. Il s’agit, c’est évident, d’un discours théorique de grande ambition et complexité. Dans mes réflexions, j’essaierai simplement de mettre en évidence certains aspects et surtout de soulever quelques questions, en espérant qu’elles puissent être utiles à une recherche commune.

1. La reconstruction métastructurelle du marxisme

Le point de départ de la reflexion d’Altermarxisme est la thèse d’une métastructure de la modernité. La métastructure est d’un côté une référence inévitable, dont les sociétés modernes ne peuvent se passer des principes d’égalité, de rationalité et de liberté. (p.48). L’ordre social se présente comme une relation entre égaux, structuré selon (des principes de) rationalité économique et de légitimité politique. Dans le concret des structures sociales capitalistes, cependant, la prétention métastructurelle d’égalité, liberté et rationalité se retourne en exploitation, aliénation et domination (p.48). La métastructure, d’un autre côté, définit en même temps un champ de possibilité et par conséquent de conflit, puisque le principe de rationalité économique peut se décliner selon deux pôles, le marché et l’organisation ; tandis que pour le principe de la liberté ou de la rationalité politique, les deux pôles sont la liberté ou l’autonomie privé, en tant que rapport de chacun à chacun, et la liberté publique en tant qu’autonomie collective des citoyens, démocratie politique. La face économique et la face politique de la modernité, évidemment, sont en étroite relation l’une avec l’autre. Mais plus significative encore est la relation entre les deux pôles : marché et organisation d’un côté, liberté privée et liberté publique de l’autre. Les deux pôles entretiennent d’un côté une relation antagoniste (ce qui est soustrait au marché est confié à l’organisation ; ce qui est soustrait à la liberté privée est remis à la régulation publique, par exemple les horaires de travail) mais aussi une connexion réciproque. Entre liberté privée et liberté publique il y a un rapport de « co-implication » ; entre marché et organisation il y a un lien d’ « imbrication », au sens où il n’y a jamais une pure coordination des actions à travers le marché, mais toujours à travers l’entrecroisement des deux moments (par exemple, l’entreprise capitaliste opère sur le marché, mais à l’intérieur c’est une structure organisée et planifiée). Le thème du rapport entre marché et organisation est au centre et de la critique adressée à la pensée de Marx et de la lecture que Bidet et Duménil proposent des tendances et conflits de classes du vingtième siècle.

2. Les limites de Marx.

Pour synthétiser à l’extrême, Marx pense le marché et l’organisation « concertée » comme deux modes alternatifs de coordination de la production sociale. Dans le capitalisme domine l’anarchie du marché, qui véhicule la domination de classe, tandis que le socialisme s’identifie avec la planification collective de la production. Les travailleurs étant collectivement propriétaires de moyens de productions, il n’y aurait plus de domination, mais seulement administration démocratique et collective des ressources communes. Il s’ensuit (schématiquement) que capitalisme est égal à coordination à travers le marché et domination de classe, tandis que socialisme est égal à coordination planifiée et donc à absence de domination. Ce schéma, pourtant, est insuffisant dans ses deux termes. Le capitalisme n’est pas société de marché, car dans son fonctionnement marché et organisation sont toujours impliqués, alors que Marx, qui discerne l’importance de l’organisation au sein de l’entreprise, n’aperçoit pas la portée générale de ce facteur. Deuxièmement, lorsqu’il pense le socialisme, Marx voit dans l’organisation concertée un équivalent de la non-domination (p.119), tandis que la thèse d’Altermarxisme est que l’organisation doit être pensée, elle aussi, comme un « facteur de classe », qui se combine avec celui du marché pour donner lieu au rapport de classe moderne. Autour du thème de l’organisation se disposent donc les questions cruciales : développements et tendances du capitalisme du vingtième siècle, reformulation de la théorie des classes, raisons pour lesquelles le collectivisme a donné lieu à un système brutal de domination. Arrêtons nous sur chacun de ces thèmes pris séparément.

3. Mutations et tendances du capitalisme du XXe siècle.

Selon la thèse de Bidet et Duménil, à partir du tournant entre XIXe et XXe siècle, les transformations du capitalisme sont caractérisées par deux grandes tendances. Les deux peuvent être rapportées à la croissance du facteur organisationnel et administratif : d’un côté la croissance du rôle de l’Etat en tant que régulateur de la dynamique économique et de l’autre la tendance à la séparation entre propriété et gestion des entreprises. La gestion est confiée à des managers qui, surtout dans les grandes sociétés pour actions, sont de plus en plus indépendants des propriétaires capitalistes (thèse qui remonte au fameux livre de Berle et Means The Modern Corporation and Private Property, Macmillan, London 1932). Ces tendances s’affirment de façon encore plus intense dans la période qui va de la fin du deuxième conflit mondial jusqu’à la crise des années soixante-dix. Elles se soudent dans nombreux pays occidentaux avec un compromis de classe de type social-démocrate : l’Etat keynésien soustrait d’importants secteurs économiques au capital privé – pensons aux nationalisations, à celle de l’énergie électrique en Italie par exemple – et développe une vaste gamme de services publics, une solide réglementation des droits du travail et des politiques de soutien à la croissance et à l’emploi. Autonomie dans la gestion managériale de la propriété actionnaire, rôle croissant de l’Etat dans l’économie et compromis de classe caractérisent donc, au moins dans le cadre européen, le développement du capitalisme de l’après-guerre jusqu’à la crise des années soixante-dix. C’est là qu’on assiste à une inversion de tendance vers les politiques néolibérales : elles impliquent sans aucun doute le retrait de l’Etat de plusieurs secteurs clés (communications, chemins de fer, énergie, etc. évidemment avec des différences selon les pays), la réductions des garanties de l’Etat social et la compression des droits du travail (privée d’une grande partie de ses garanties et fortement précarisé). La question est donc celle-ci : comment faut-il interpréter l’ascension du capitalisme organisé (et aussi, par conséquent, son retrait au moins partiel dans l’époque du néo-libéralisme ?)

En première instance, il y a une réponse qui me parait difficilement contestable et qui s’intègre très bien dans le couple conceptuel marché/organisation : le capitalisme n’a jamais pu se passer de la coordination organisée qui à chaque grande crise a dû élargir son champ d’intervention. Ainsi, les chercheurs de l’Ecole de Francfort dans les années Trente soutenaient que si le capitalisme était resté libéral, la crise et l’écroulement prévu par Marx auraient effectivement eut lieu. S’il n’a pas été ainsi, c’est parce que le capitalisme a reconnu l’impossibilité de se passer de la coordination organisée et planifiée, et en a fait largement usage.

Dans la perspective de Duménil, pourtant, un sens bien plus important est conféré à ces transformations. Une des hypothèses qu’il avance, en effet, est que la « revanche de l’organisation » est indice de la tendance historique vers l’affirmation d’une nouvelle forme de société post-capitaliste : non pas le socialisme ou le communisme, mais une société de classe caractérisée par la domination des dirigeants et des managers, que Duménil appelle « cadrisme ». « C’est vers un tel cadrisme pur– on lit à la page 94 d’Altermarxisme - que pointe directement la tendance du capitalisme ».

A cette hypothèse se lie une thèse que Duménil soutient comme certaine. Déjà à partir du XXe siècle, il se serait affirmé un nouveau rapport de classe « cadriste », mais dans des formes non encore « pures » : d’un côté dans une forme mixte au sein du capitalisme organisé défini comme « capito-cadrisme », de l’autre en tant que « cadrisme » bureaucratique dans la dictature des cadres de parti - transformés en dirigeants et managers - qui a dominé l’Union soviétique et les autres pays du prétendu socialisme réel. Le capitalisme contemporain, selon cette ligne d’interprétation, serait donc une formation mixte où cohabitent (comme dans la transition du féodalisme au capitalisme) deux types de rapports de classe différents : la rapport capitaliste en déclin et le rapport « cadriste » qui aurait l’avenir de son côté.

Ces thèses font écho à un débat très important pour la culture européenne, qui s’était développé déjà dans les années Trente et Quarante. L’expérience de la planification soviétique, du dirigisme nazi et du New Deal de Roosevelt avait poussé beaucoup d’intellectuels à théoriser l’inévitable affirmation d’une société post-capitaliste mais également oppressive, dont on donna des nombreuses définitions. Dans l’Ecole de Francfort on discutait (et on polémiquait) du « capitalisme d’Etat » ou de la société administrée. En 1939, le trotskiste italien Bruno Rizzi avait publié un livre sur la Bureaucratisation du monde, dont se souvenait peut-être le théoricien le plus accompli de la société post-capitaliste, James Burnham, qui publia en 1941 le fameux texte The managerial Revolution, à l’origine des théories sur la société managériale, immédiatement critiqué par des marxistes tels que Paul Sweezy ou Charles Bettelheim. Sur ce thème, donc, on pourrait discuter longtemps. Mais je voudrais me limiter ici à quelques observations sur les deux points fondamentaux, c’est-à-dire sur la question de savoir si il y a une tendance historique vers le « cadrisme » et si il peut être considéré un rapport de classe autonome et distinct du capitalisme.

Au sujet de cette tendance, il me semble qu’on peut soulever certaines objections empiriques et conceptuelles. Dans l’histoire des trente dernières années, la domination des « cadres » a subi un coup d’arrêt impressionnant : écroulement des systèmes de collectivisme bureaucratique et revanche du capitalisme privé dans ces mêmes pays, riposte néolibérale dans les pays occidentaux.

Du point de vue conceptuel, il n’est pas facile de penser l’hypothèse « cadriste » de façon cohérente dans l’horizon des catégories de la modernité, et de ses prétentions d’efficacité et de légitimité. Le pouvoir des capitalistes tire sa légitimité – évidemment discutable – du droit de propriété sanctionné par les constitutions modernes, et relié aux libertés individuelles. D’où tirerait donc sa légitimité la domination des « cadres » ? On pourrait répondre : de leur compétence présumée. Mais ce n’est pas la même chose, car la propriété du capital est une donnée de fait, certaine (et juridiquement sanctionné) à partir de laquelle on peut embaucher des travailleurs et les organiser dans une entreprise, et donc d’exercer une domination. Au contraire, on ne comprends pas pourquoi des citoyens modernes, libres et égaux, devraient obéir a des personnes compétentes qui s’autoproclament telles. Le régime le plus proche d’un pur « cadrisme », le système soviétique, s’appuyait en effet sur la contrainte, mais précisément pour cela il était absolument miné par des contradictions internes. Duménil soutient, pourtant, qu’il peut y avoir aussi un « cadrisme » démocratique, donc exempté de ces problèmes (comme pourrait exister un cadrisme mixte, consistant en une combinaison d’organisation et de marché et non exclusivement d’organisation). Imaginons alors une société où les dirigeants sont démocratiquement choisis sur la base de leur compétence effective, ou de la contribution qu’ils peuvent donner à la coopération commune. Si quelque chose de semblable était possible, et je ne sais pas s’il en est ainsi, je ne vois pas pourquoi on devrait parler d’une société de classe ou d’un rapport de classe ; il y aurait seulement une délégation de tâches administratives qui ressemblerait un peu à la façon dont Marx imaginait la future société sans classes. A Duménil on pourrait objecter cela : soit le « cadrisme » est nécessairement autoritaire, mais alors il contredit les principes modernes de légitimité et se condamne par soi-même, soit il s’agit d’une forme hypothétique de gestion collective démocratique, mais alors ce n’est pas un rapport de classe. En substance, il me parait que l’hypothèse « cadriste » ne peut pas satisfaire une exigence fondamentale, c’est-à-dire celle de penser ensemble l’articulation de l’économique et du politique, la rationalité productive et la légitimité.

4. Transformation de la théorie des classes

Aux objections qu’on peut opposer à l’hypothèse « cadriste » semble échapper la thèse de Bidet, qui, du point de vue des rapports de classe, est plus prudente. Elle ne postule pas deux rapports distincts et autonomes, elle ne fait pas l’hypothèse d’une future société des « cadres et compétents », mais elle parle plutôt de deux forces sociales prédominantes (celles des propriétaires capitalistes et celle des « cadres et compétents ») qui sont liées à deux « facteurs de classe » (le marché et l’organisation) mais qui donnent lieu à une seule classe dominante, articulée sur deux pôles (la propriété et la compétence). C’est ainsi que Bidet se distingue de Marx : pour Marx l’organisation ne comporte pas nécessairement un effet de domination (celui-ci était le point qui l’opposait aux anarchistes), tandis que pour Bidet elle devient un « facteur de classe » comme le marché (même si avec des différences non négligeables).

Mais un « facteur de classe » ne génère pas nécessairement un rapport de classe. On pourrait dire que c’est une condition qui fait qu’un rapport de classe peut s’instaurer ; ou mieux, c’est une condition qui tend à générer un rapport de classe à moins que les citoyens ne s’activent pour empêcher que cela n’advienne. On ne peut pas penser dépasser marché et organisation, qui sont des dimension structurelles de la société moderne, mais on peut penser qu’il est possible de neutraliser leurs effets de domination (cela vaut aussi pour le marché, qui n’est pas un rapport d’exploitation en soi, même s’il en est une des conditions de possibilité). En outre, pour Bidet, marché et organisation ne sont pas équivalents (les forces du marché constituent l’ennemi principal, contre lequel il est précisément nécessaire de s’organiser, p.133), pas plus que ne sont équivalents les deux pôles de la classe dominante (car les dominés doivent s’allier avec le deuxième, et certainement pas avec le premier). Sur ces points, les deux auteurs sont du reste d’accord, mais ils les argumentent de façons partiellement différentes.

Mais ici surgit une première question : dans la société actuelle les deux pôles sont-ils au fond également détenteurs de pouvoir, sauf prévalence contingente de l’un et de l’autre, ou bien y a-t-il une hégémonie du pôle capitaliste sur celui de la compétence ? Dans la classe dominante « à deux pôles », est-ce que il y a un pôle qui prédomine ? Et, s’il y a une hégémonie du pôle capitaliste, quelles conséquences doit-on en tirer ? Peut-on parler d’une classe dominante à deux pôles, si le dualisme est toujours déséquilibré en faveur du pôle propriété ?

Dans tous les cas, le côté constructif de ces thèses me semble très important, c’est-à-dire l’idée que l’émancipation des dominés doit passer à travers l’alliance avec les forces de la compétence et de la culture, bien que cette alliance soit elle-même conflictuelle. Mais même ici, à mon avis, un problème de fond très sérieux reste ouvert : est-il légitime de traiter de façon presque indistincte, dans la catégorie de cadres et compétents, les managers capitalistes et les intellectuels petit-bourgeois qui assument des positions dirigeantes dans les secteurs de la politique, de l’administration et de la culture ? N’est il pas évident que ces deux groupes ont des intérêts et des passions complètement différentes ? Les premiers en fait défendent le capitalisme à condition qu’il soit suffisamment managérial, tandis que les autres, les intellectuels, aspirent à une hégémonie sur la société de type complètement différent, où devient centrale, pour des raisons évidentes de défense de leur propre corporation, l’élément étatique, éthico-politique et culturel. Les intellectuels aspirent à se mettre à la tête des classes subalternes pour les libérer : c’est-à-dire pour substituer leur propre hégémonie éthico-politique à l’hégémonie capitaliste, à la domination de la propriété et de l’argent, terrain sur lequel les intellectuels sont perdants. Au contraire les fonctionnaires du capital aspirent à se substituer aux capitalistes dans la même fonction (et parfois ils y arrivent, convertissant en propriété leur vastes revenus), confirmant le primat de l’économie capitaliste (dans sa version technocratique) sur la société, et la subordination à celle-ci de toutes les sphères sociales ; un programme, ou un intérêt, qui est exactement opposé à celui des intellectuels que, pour simplifier, j’appellerais éthico-politiques. Marxisme et socialisme ont pu être l’idéologie de ces derniers (en Italie et peut-être aussi en France dans l’après-guerre), peut-être aussi l’idéologie de leur primat, mais ne peuvent certainement pas être l’idéologie des managers. La question se pose donc de savoir s’il ne conviendrait pas d’introduire, dans le pôle compétence, des différentiations semblables à celles que Altermarxisme pose dans le domaine des classes dominées ?

En ce qui concerne la théorie d’une classe dominante à deux pôles, je vois aussi un autre problème : les capitalistes - selon la thèse d’Altermarxisme - ont besoin des managers, mais à travers cette délégation naît un autre pouvoir, un deuxième pôle de la classe dominante qui est dans un rapport de connivence et d’antagonisme avec le premier. Mais le risque, en parlant d’un deuxième pôle, est celui de dire trop et trop peu à la fois. On pourrait objecter en effet que les capitalistes ont aussi besoin des forces armées, pour garantir en dernière instance leur pouvoir par rapport à ceux qui le menacent de l’extérieur ou de l’intérieur. Un autre pouvoir naît ainsi, et il est dans un rapport de connivence et d’antagonisme avec celui des capitalistes (il suffit ici de mentionner les théories sur la domination du complexe militaro-industriel aux États-Unis, ou bien de rappeler combien de régimes capitalistes se sont appuyés sur des dictatures militaires). Pour cette raison je ne crois pas que le pouvoir militaire soit moins important du pouvoir managérial ; mais alors il ne faut pas non plus oublier le pouvoir politique, ni le pouvoir culturel ou symbolique (Bourdieu, par exemple, élargissait le concept de pouvoir dans ce sens ; Wright Mills, avant lui, et ayant subi pour cela les critiques de Sweezy, parlait d’une élite de pouvoir articulée en trois fractions fondamentales : économique, politique et militaire). Mais si on raisonne sur cette ligne, que j’évoque juste pour indiquer un problème ouvert, on a devant nous trois alternatives : soit inclure toutes ces dimensions non économiques dans le deuxième pôle, dit des cadres et compétents, mais en en faisant ainsi une sorte de fourre-tout trop générique. Soit affirmer qu’il y a une multiplicité de dimensions du pouvoir, mais organisé en ultime instance par un pouvoir qui est celui de la propriété capitaliste (lequel a démontré en effet avoir non seulement la capacité de licencier les managers, mais aussi celui de renverser les gouvernements hostiles, parfois avec l’aide des militaires), mais cela veut dire abandonner la théorie des deux pôles. Ou bien sortir décidément du marxisme, en soutenant, à la façon de Bourdieu, qu’il y a des sphères différentes dans lesquelles s’accumule du capital (économique, politique, culturel, symbolique), c’est à dire une pluralité des sphères de domination dont aucune détient le primat. La question que je me pose, donc, est très simple : comment penser l’unité de la domination capitaliste dans la pluralité des sphères du pouvoir social ? Et s’il faut renoncer à cette unité, pourquoi se limiter à deux pôles seulement ?

5. Ce que c’est le collectivisme et le pourquoi de son écroulement.

Quelques considérations, pour finir, sur la façon dont, dans Altermarxisme, est présentée la question du collectivisme soviétique et de son écroulement. Dans le schéma à quatre de la métastructure (autonomie privée/autonomie publique sur le plan politique, marché/organisation sur le plan économique) le libéralisme devrait représenter l’expansion maximale des deux premiers termes (liberté privé et marché), tandis que le communisme devrait viser les deuxièmes termes (d’un coté autonomie publique, c’est à dire démocratie pure, de l’autre organisation ou planification). C’est plus ou moins ainsi que Marx se représentait le communisme : comme une collectivité démocratique qui organise ensemble la production. Mais alors la question est de savoir pourquoi cette forme démocratique (même si elle n’est certes pas libérale) d’association des producteurs s’est révélée être une impossibilité historique ?

Duménil et Bidet donnent des réponses un peu différentes. Pour Duménil, l’échec n’est pas imputable ni à l’excès de planification, ni au manque de démocratie. Si le socialisme réel n’a pas su se reformer, afin de dépasser ces limites, la raison se trouve dans le fait que l’avant-garde révolutionnaire s’est vite transformée en une nouvelle classe dominante des cadres. Cette classe renforçait son contrôle social (p.107) au fur et à mesure que la supériorité de la position social-démocrate qui se développait en Occident devenait évidente. Mais pourquoi l’avant-garde révolutionnaire s’est-elle transformée (ou devait-elle se transformer) en une nouvelle classe dominante ? Il me semble qu’il n’y a pas une réponse définitive à cette question.

Bidet propose une argumentation un peu différente : en revenant au schéma métastructurel quadripartite, on peut dire que, dans le long terme, ni un pur libéralisme sans aucune démocratie, ni un pur marché sans organisation ne pourraient fonctionner (et on a jamais vu cela en effet). De la même façon, l’extrême opposé − le choix communiste d’une négation sèche des libertés libérales et du marché − ne peut pas fonctionner. On pourrait dire que, tant dans la face économique, que dans la face politique les deux pôles sont certainement antagonistes, mais ils ont aussi besoin l’un de l’autre (p. 124 e 136) : ainsi, paradoxalement, si un pôle gagne de façon totalitaire, il se supprime également, avec l’antagoniste, soi-même. Sans organisation il n’y a pas de marché, et vice-versa ; sans démocratie, il n’y a pas non plus garantie de la liberté privée, et d’autre coté il n’y a pas de démocratie si les libertés privées ne sont pas garanties. Une société donc où deux pôles prétendent supprimer les autres n’est pas, dans la modernité, une société « soutenable » : elle n’est pas à la hauteur des prétentions de rationalité et de légitimité qui sont inscrites, pour ainsi dire, dans le « code génétique » de la modernité.

Mais il y a aussi un autre aspect de la question qui doit être abordé, à savoir : dans quelle mesure l’échec du collectivisme a-t-elle ses prémisses dans la théorie de Marx ? Le problème principal n’est pas, à mon avis, que Marx n’a pas vu que l’organisation pouvait être un facteur de classe (et n’a pas voulu entendre les alertes qui venaient des anarchistes sur ce point). Le problème, il me semble, a ses racines dans la façon même dont Marx pense l’émancipation.

Pour Marx la société est composée de deux classes fondamentales (les propriétaires des moyens de production et les prolétaires), et, puisque les prolétaires sont « contraints » à vendre leur force de travail, ils sont de fait non libres et assujettis à la domination des capitalistes. La vraie liberté exige donc que tous soient collectivement propriétaires, et que soit interdite la possibilité d’acheter le travail autrui. Pour cette raison, de façon cohérente avec la théorie de Marx, le collectivisme nie en ligne de principe la liberté d’acheter et de vendre la force de travail (car cela donnerait lieu à une forme d’ « esclavage », l’esclavage salarial) ; et, par conséquent, le collectivisme nie la citoyenneté démocratique à ceux qui réclament cette liberté ; et donc il ne peut pas éviter de supprimer aussi les conditions d’un acceptable pluralisme démocratique. La perversion du collectivisme est donc une application, somme toute assez cohérente, de la façon dont Marx voyait les choses.

Une société qui ne veut pas terminer en dictature autoritaire, au contraire, doit respecter les droits politiques même du parti qui est en faveur du marché et du capitalisme. Mais est-ce que cela signifie alors qu’elle doit laisser toutes les portes ouvertes à la restauration de l’exploitation et à la domination de classe ? En réalité, il n’en est pas ainsi, car à mon avis il faut distinguer nettement (chose que Marx, homme de son temps, ne faisait et ne pouvait pas faire) entre la contrainte à vendre sa propre force de travail et la liberté de la vendre. Celui qui n’a pas d’alternative est contraint, et donc s’il veut manger doit se soumettre à la domination capitaliste. Est libre au contraire celui qui a des alternatives, qui peut choisir de vendre son travail à un privé ou de ne pas le faire. Mais cette liberté, à la différence de ce qui pensait Marx, peut être garantie de multiples façons : par exemple en assurant à tous un revenu de base ; ou bien en utilisant le secteur public comme employeur, engagé en ultime instance dans une politique de plein emploi ; ou bien en assurant des dotations (du genre « prêt social ») qui permettent à ceux qui le désirent de commencer une activité autonome. La conséquence qu’on peut tirer de ce raisonnement est que la perspective émancipatrice ou socialiste peut être maintenue, mais en la séparant du choix collectiviste. De plus, cette séparation est essentielle - et sur ce point je crois être totalement d’accord avec Altermarxisme - si on veut penser un nouveau socialisme qui développe et rend effectives les libertés des modernes, au lieu d’entrer en collision avec elles.

[1] Puf, Paris 2007. A cette édition se référent les numéros de page entre parenthèse dans le texte.