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« Leur » Jaurès n’est pas le nôtre ! G GASTAUD

lundi 4 août 2014, par Amitié entre les peuples

« Leur » Jaurès n’est pas le nôtre ! par Georges GASTAUD

C’est le 31 juillet 1914 qu’un fanatique de droite, motivé par les appels au meurtre de la presse bourgeoise belliciste contre Jaurès, abattit dans le dos le grand tribun populaire[1]. A l’instar de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht, qui refuseront de voter les crédits de guerre en Allemagne, Jaurès représentait en France l’ultime rempart de la paix mondiale. Jaurès assassiné, la voie était dégagée côté français pour que le parti impérialiste polycéphale pût envoyer au carnage des millions de gens du peuple, même s’il faut aussi saluer la longue marche à contre-courant d’intellectuels courageux comme Anatole France[2] (« on croit mourir pour la patrie, on meurt pour les industriels »), Henri Barbusse ou Romain Rolland[3].

Plus que les tanks américains et que la coûteuse victoire de Pétain à Verdun, ce seront les mutineries de l’Argonne (réécoutons la Chanson de Craonne !) et surtout, la Révolution russe de 1917 qui briseront l’engrenage exterminateur de la première guerre impérialiste mondiale.

On omet trop de dire en effet que ce qui mit fin – très provisoirement ! – au choc sanglant des impérialismes pour le repartage du monde, ce ne furent pas seulement les défaites allemandes sur le front de l’Ouest. Sur le front de l’est, ce fut l’insurrection victorieuse des Soviets ouvriers et paysans, rapidement suivie par le Décret sur la paix signé par Lénine ; en Allemagne même, les défaites militaires n’auraient pas abouti à l’armistice sans le fulgurant essor (vite brisé par la social-démocratie) du mouvement ouvrier allemand (drapeau rouge flottant sur la flotte allemande de la Baltique, Conseils ouvriers en Bavière…), le renversement du Kaiser et la proclamation de la République : la bourgeoisie allemande avait soudain le feu « à la maison » et comme on l’a vu cent fois en France, les classes exploiteuses n’hésitent jamais longtemps quand il leur faut choisir entre abattre l’ennemi de l’intérieur (les travailleurs) ou combattre les puissances étrangères…

Jaurès n’était certes pas un « pur marxiste », à supposer que cette notion métaphysique ait un sens. Certes, ce brillant professeur de philosophie issu de la paysannerie occitane et de la tradition radicale républicaine avait souvent défendu des positions réformistes au sein du parti socialiste S.F.I.O. ; il fit même montre d’une complaisance fâcheuse envers les carriéristes « ministérialistes » qu’étaient Millerand ou Aristide Briand (lequel fit d’abord carrière à l’extrême gauche du P.S. !) : tout cela valut à Jaurès les critiques mordantes et justifiées de Lénine : de manière plus prolétarienne et plus conséquente que Jaurès, le chef de file du bolchevisme prônait en effet le défaitisme révolutionnaire – c’est-à-dire l’idée qu’il faut combattre prioritairement l’impérialisme de son propre pays et que, loin de s’enfermer dans un pacifisme impuissant eu « au-dessus de la mêlée » (comme eût dire le pacifiste R. Rolland), les partis prolétariens doivent militer pour « transformer la guerre impérialiste en guerre civile révolutionnaire » (c’est cette tactique que confirmèrent à la fois la Révolution russe de 1917 et le mouvement révolutionnaire allemand trahi de 1918-19).

Il faut toutefois nuancer ce propos critique. D’une part, la bourgeoisie française « républicaine radicale » de la fin du 19e siècle et du début du 20e était traversée par des contradictions que ne connaît plus l’oligarchie capitaliste actuelle, très anti-jacobine et majoritairement acquise à la construction d’un Empire euro-atlantique. Bien entendu, la bourgeoisie radicale du 20e siècle commençant s’orientait principalement vers l’impérialisme et vers le colonialisme. Mais la bourgeoisie de la « Belle époque » était aussi pour une part l’héritière assumée de la Révolution française (qui structurait bien plus qu’aujourd’hui les positionnements idéologiques) et de la philosophie des Lumières. C’est ce que montrent les grandes batailles politico-idéologiques que la gauche bourgeoise « progressiste » dut sans cesse mener, avec le soutien critique de Jaurès, contre la réaction monarchiste : il s’agissait alors de consolider la République « une et indivisible », de séparer l’Eglise et de l’Etat, de concéder au prolétariat certaines « lois sociales »[4] et de consolider le droit d’association : toutes choses qui ne furent rendues possibles qu’après que le bloc « dreyfusard » formé par Clémenceau et Zola et appuyé par Jaurès eut vaincu la réaction nationaliste et antisémite à l’occasion de l’Affaire Dreyfus. Dans ces circonstances, Jaurès eut mille fois raison, contre l’étroitesse ouvriériste d’un Jules Guesde, de demander au Parti socialiste S.F.I.O.[5] (qui se réclamait alors du marxisme) de défendre Dreyfus (un officier bourgeois !) ou de s’engager fermement pour la laïcité. Les critiques que Lénine put alors adresser aux jaurésiens, et plus encore à leurs rivaux guesdistes, c’est de ne pas avoir tenté de DIRIGER sur des bases prolétariennes les grandes protestations républicaines contre la réaction, la tendance des jaurésiens étant de faire bloc avec la bourgeoisie radicale, et la tendance des guesdistes étant symétriquement d’ignorer ces « affaires de bourgeois ». Dans Que faire ? (1902), Lénine appellera au contraire le « parti du prolétariat » à assumer le rôle d’un « tribun du peuple » : le rôle d’une avant-garde prolétarienne n’est en effet ni de se dissoudre dans une alliance progressiste (comme le voulaient les mencheviks, partisans d’une subordination du parti ouvrier à la bourgeoisie libérale russe) ni de refuser toute alliance populaire (ce à quoi inclinait Trotski avec son mot d’ordre de gouvernement ouvrier), mais de prendre la tête des luttes démocratiques et de conquérir la direction d’un large front socio-politique : sans cette dialectique proprement bolchevique de l’alliance et de la direction politique de l’alliance populaire, impossible d’inscrire les luttes démocratiques dans la perspective de la révolution sociale, de dénoncer efficacement les inconséquences de la bourgeoisie progressiste et de mettre le prolétariat en capacité concrète de révolutionner la société.

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