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Le livre de François Lenglet : gloubi-boulga et pensée unique. J Gadrey

mardi 4 décembre 2012, par Amitié entre les peuples

Le livre de François Lenglet : gloubi-boulga et pensée unique

Jean GADREY sur son blog alter éco.

http://alternatives-economiques.fr/blogs/gadrey/2012/12/04/le-livre-de-francois-lenglet-gloubi-boulga-et-pensee-unique/

J’apprends aujourd’hui que, jeudi prochain, le prix du livre d’économie va être décerné par Pierre Moscovici et que, parmi les trois livres nominés, il y a celui de François Lenglet « Qui va payer la cris€ ? » (Fayard, septembre 2012). J’implore les jurés de prendre très au sérieux l’évaluation que j’en fais dans cette note de lecture, on ne peut plus objective, que je ne pensais mettre en ligne que la semaine prochaine.

On peut résumer ce livre en quatre points : 1) la dialectique de Lenglet lui permet d’affirmer une chose et son contraire avec la même assurance. 2) C’est en particulier le cas avec l’euro : il serait préférable que la zone euro éclate, mais in fine c’est l’inverse qu’il faut viser. 3) Voici venu le temps du grand affrontement du contribuable et du rentier. 4) La question « qui va payer ? » doit être traitée sans toucher au cœur du système (le capitalisme financier) qui a engendré les dettes.

1. LA PENSÉE UNIQUE CONTRARIÉE

Dans ce livre gloubi-boulga (voir note 1 à la fin), F. Lenglet mixe des idées éparses, qu’elles soient compatibles ou non. On y trouve sans surprise l’air de la pensée unique joué par la main droite, entrecoupé de dissonances produites par la main gauche keynésienne, voire par celle des « économistes atterrés ». Il existe des gauchers contrariés. Lenglet est ici un néolibéral contrarié. À la télévision, les choses sont plus claires. Il sait qu’il a pour mission de mettre en difficulté les conceptions économiques vraiment à gauche, de s’en prendre à Mélenchon, à Poutou, aux écologistes. Il n’hésite pas pour cela à reprendre tous les poncifs du MEDEF. Mais, dans ses livres, il a le conservatisme brouillon.

Partition de la main gauche : comment une telle crise a-t-elle été possible ? « D’abord à cause de la stupidité collective des investisseurs » (p. 37)… « probablement la dérive libérale est-elle l’élément essentiel (p. 46).

Plus à gauche : il faut restructurer les dettes des pays du sud de l’Europe, d’abord la Grèce, et ce sont les détenteurs de cette dette qui doivent payer les défauts, au moins partiels (p. 136). F. Lenglet n’en est certes pas à proposer un audit citoyen des dettes, mais « il nous faut à nouveau euthanasier les rentiers, pour nous libérer du fardeau que constituent des dettes excessives » (p. 138), comme dans le cas des ménages surendettés (p. 139). D’ailleurs, le seul pays qui a fait ce qu’il faut alors qu’il était très mal parti, c’est l’Islande (p. 149-151).

À gauche encore : la rigueur imposée aux pays du sud de l’Europe est « contre-productive et dangereuse. Elle a sapé les bases de l’économie et l’a précipitée dans la dépression » (p. 11).

Et voici le Lenglet atterré : le principal obstacle est « l’incroyable résistance de la finance, qui ne veut évidemment pas assumer un poids dont elle est pourtant en partie responsable » (p. 140). « Les banquiers profitent d’un rapport de forces inversé, celui du terroriste kamikaze qui menace de faire sauter le bus avec lui s’il n’obtient pas satisfaction » (p. 141). La banque terroriste : c’est pire que les imprécations de Nicolas Sarkozy contre la finance à Toulon en septembre 2008. Mais « kamikaze », c’est inexact. Il ne risque rien le banquier, on l’a vu : on lui redonne en gros l’argent qu’il a fait perdre à d’autres.

Bref, nous dit la main gauche, « il n’y a pas de solution libérale à la crise que nous connaissons » (p. 204).

La main droite

Si l’on s’en tenait à ces formules, on pourrait proposer à F. Lenglet d’adhérer à Attac et aux amis du Monde diplomatique. Mais la main droite va venir contrarier le jeu de la main gauche au point de le rendre inaudible.

Ainsi en est-il des leçons qu’il tire des crises des dettes passées en Afrique, en Asie et en Amérique du sud : « il faut évidemment couper dans les dépenses publiques, parfois très violemment. Mais le plus important est de rétablir la compétitivité, qui elle-même provoque la croissance et donc fait fondre la dette » (p. 87). On retrouve avec soulagement la recette du FMI, dont on connaît le succès planétaire.

Mais, pour rétablir la compétitivité, il faut dévaluer la monnaie. Pour les pays du sud de l’Europe, s’ils veulent rester dans l’euro, la seule voie serait une « dévaluation intérieure » : ils sont « condamnés à des ajustements réels, c’est-à-dire à faire baisser les prix et les salaires » (p. 89). Mais il écrit l’inverse page 153 : « cette dévaluation intérieure laissera de graves séquelles sur le tissu productif et le tissu social ». Comprenne qui pourra.

Certes, explique-t-il, on ne peut pas copier partout en Europe les recettes qui ont marché en Allemagne, le pays qui a fait à temps ce qu’il faut (p. 91). C’est pourquoi les pays de l’Europe du sud ont finalement peu de possibilités de rester dans la zone euro. Mais il défendra toutefois cette possibilité ensuite (p. 204), à l’exception de la Grèce.

La compétitivité plombée par les 35 heures

La recette Lenglet pour sortir vraiment de la crise, c’est celle du rapport Gallois, paru peu après : la com-pé-ti-ti-vi-té (p. 153 et suiv.), « en faisant monter en gamme les productions européennes et en serrant les coûts du travail ». Comment expliquer le « Verdun industriel » dans l’automobile française ? : « L’euro ? Les actionnaires et les dirigeants de nos constructeurs ? Les 35 heures ? Probablement ces trois facteurs ont-ils joué, dans une mesure qui demeure difficile à préciser si l’on veut rester de bonne foi et ne pas donner prise à l’idéologie » (sic). Idéologie qu’il retrouve intacte à l’arrivée en affirmant que la dégradation de la compétitivité française ne s’explique que marginalement par l’euro (il avait écrit l’inverse page 156) mais par des choix politiques, « en particulier les 35 heures » (p. 208), qui restent le seul handicap mentionné.

La charge contre la réduction du temps de travail, déjà très présente dans son livre précédent (« La crise des années 30 est devant nous », 2008), prend ici un tour caricatural. Depuis 2000, écrit-il, la conjoncture favorable a conduit chacun des pays de la zone euro à « suivre sa pente naturelle » : « Les Espagnols ont construit des cimenteries et des villes fantômes, les Français ont réduit le temps de travail… Et pendant ce temps-là, les Allemands travaillent. » (p. 41).

Nul doute que les Allemands travaillent. Mais 8 % de moins que les Français en durée moyenne annuelle (note 2), et avec une productivité horaire inférieure de… 17 % ! (note 3). Tiens, on n’a pas vu Lenglet exhiber de tableau ou de graphique à la télévision sur ces variables.

2. LE CLIMATISEUR ET LE THERMOSTAT : L’EURO EST COUPABLE MAIS IL FAUT LE SAUVER

Lenglet, habillé en chauffagiste, explique (p. 21-22) que la monnaie unique a précipité les écarts entre les pays de la zone euro, car la BCE fonctionne comme un climatiseur doté d’un thermostat unique installé dans une pièce centrale : l’Allemagne. Du coup, on gèle dans les pays du sud, moins compétitifs. Ces pays auraient besoin selon lui de taux de change plus favorables, mais c’est impossible à cause de la monnaie unique, la grande coupable. Du coup, Lenglet défend à plusieurs reprises l’idée que ces pays vont devoir quitter l’euro et qu’au fond ce serait préférable pour leur sacro-sainte compétitivité, bien qu’en conclusion il affirme le contraire.

L’analogie thermique semble habile, mais elle repose sur un postulat caché : celui d’une monnaie unique dans un espace livré à la guerre économique (la concurrence libre et non faussée), le tout avec une BCE qui ne peut pas prêter aux États et une Union européenne dépourvue de budget d’intervention économique correctrice des déséquilibres. Lenglet feint d’ignorer qu’on peut installer des thermostats dans chaque pièce en dépensant plus ou moins de kWh selon les « handicaps thermiques » des pièces. Ce qui, en termes économiques, s’appelle une politique de solidarité, dont des exemples timides ont d’ailleurs existé à l’époque où d’importants montants de fonds structurels ont accompagné l’entrée dans l’Union de la Grèce (1981), de l’Espagne et du Portugal (1986).

L’euro, par ailleurs vilipendé (supra) comme fauteur de déséquilibres, est célébré à la fin du livre (p. 205-206). Car au fond il n’est pas si mal cet euro. En particulier, « il permet de développer les échanges, ce qui est un facteur de croissance. Plus on échange, plus on crée d’emplois et de revenu, plus on innove et plus on progresse ». On ne peut qu’être soulagé par cet éloge du libre-échange facteur de croissance et de création d’emploi, que l’on trouvait aussi dans son précédent livre. L’homme des courbes chocs n’a sans doute pas consulté celles qui montrent qu’au cours des dernières décennies, les échanges extérieurs des pays riches ont fortement progressé pendant que leur taux de croissance chutait et que le chômage s’envolait.

3. C’EST LA LUTTE FINALE… DU CONTRIBUABLE ET DU RENTIER

La seule thèse réaffirmée régulièrement est que nous vivons une période qui oppose des catégories sociales aux intérêts divergents. Des classes sociales ? Non, bien sûr. Les grands actionnaires ou le capital financier d’un côté, les salariés et retraités de l’autre ? Encore moins. « Mais c’est en coulisse que se déroule le combat véritable, celui qui oppose le contribuable au rentier pour savoir qui des deux paiera la facture effroyable de la crise » (p. 137).

Ce combat recoupe selon lui « la guerre des générations, qui oppose les détenteurs de capitaux à ceux qui n’en ont pas » (p. 144). Car, le saviez-vous, la génération de 1968 est devenue une « génération vorace » de libertaires transformés en riches libéraux (p. 147). Toute une génération qui se met à tondre la laine sur le dos de ses enfants.

4. EN SORTIR SANS TOUCHER AU SYSTÈME

Lenglet s’attarde moins sur les facteurs et les fauteurs de crise que sur la question : qui va payer ? Mais, dans son cadre de pensée conservateur, elle devient : qui va payer, dans un contexte où il est impossible de toucher, sauf à la marge, au pouvoir des marchés financiers ou au rôle de la BCE (p. 177) ? Haro sur la monétisation, la funeste « planche à billets », qui est « l’ultime dévoiement » (p. 179) ! Haro sur toute idée de mutualisation des dettes ! Qui va payer quand de surcroît on ne peut rien changer ni au FMI et à l’OMC (il dit grand bien de Pascal Lamy), ni en matière de réglementation des banques, de séparation des banques de dépôt et des banques d’affaires, autant d’enjeux absents ?

Telle est la problématique de Lenglet : qui va payer les pots cassés par le système néolibéral sans toucher au système ? D’où le recours au rentier en général, au contribuable en général, aux jeunes et aux vieux en général. Car il est parfaitement vrai que, sans reprise en main de la finance et des institutions qui la soutiennent, la « facture » sera payée plutôt par les uns ou plutôt par les autres, le plus probable étant que tout le monde plonge dans une dépression profonde et de longue durée.

Le « capitalisme réel », aujourd’hui financier, est le grand absent de ce livre, ce qui se comprend pour quelqu’un qui le voit comme un cadre naturel et éternel : on n’a pas besoin de faire intervenir l’oxygène de l’air dans l’analyse de la crise. Tout le monde respire le capitalisme financier tel qu’il est.

Et si c’était pour cela qu’il y a autant de troubles respiratoires et de crises d’étouffement ?

Note 1 pour les plus jeunes. Une émission télévisée pour enfants des années 1970, L’île aux enfants, mettait en scène un sympathique dinosaure, Casimir, friand d’un mélange infâme de fraise, de banane, de moutarde et de saucisses, entre autres : le gloubi-boulga.

Note 2. (Le Monde du 24/11/2011) L’Allemagne a plus recours au temps partiel que la France : 21,7 % de sa population active y sont employés à temps partiel en 2010, contre 13,6 % en France, selon l’OCDE. Si on intègre le temps partiel dans le calcul du temps de travail, la durée annuelle moyenne s’élève pour la France à 1 559 heures, contre 1 432 pour l’Allemagne, selon l’Insee :

http://insee.fr/fr/themes/document.asp?ref_id=ip1273

Note 3. L’organisme patronal COE-Rexecode écrit : « on produit, en 2010, 46,4 euros de valeur ajoutée par heure en France contre 38,4 euros en Allemagne ». Voir http://tinyurl.com/czwzqlu