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France Télécom et les suicides, quand les salarié-es reprennent la main. V Angéli

mardi 13 octobre 2009, par Amitié entre les peuples

France Télécom et les suicides, quand les salarié-es reprennent la main

Il aura fallu 24 suicides en 18 mois à France Télécom pour que la révolte des salarié-es impose un tournant dans la politique sociale de l’entreprise. Nous ne savons pas jusqu’où ce tournant va aller, comment les salarié-es vont continuer à peser sur cette situation, mais ce mouvement enclenché depuis la mi-septembre est le plus important depuis 10 ans dans l’entreprise.

Depuis la privatisation engagée en 1996, les évènements ont été nombreux. Lentement les modes de gestion du personnel ont été changés. Un tournant particulièrement brutal a eu lieu fin 2002, lors de l’arrivée de Thierry Breton, nommé pour succéder à Michel Bon, responsable des erreurs de gestion liées à l’éclatement de la bulle télécoms. Les difficultés de l’entreprise dont le capital appartenait encore majoritairement à l’état, son endettement record ont amené à une politique de réduction drastique des coûts qui a pesé essentiellement sur les dépenses de personnel : suppressions d’emploi annoncées dans un plan de départ (22 000 en trois ans), pressions au départ de l’entreprise, délocalisations, accélération des opérations de sous-traitance, fermetures d’activités et de sites dans les villes moyennes, changements de métiers imposés... La situation de sous emploi, les changements de métiers subis, ont produit des dégâts en matière de qualité de service, très mal vécus au regard de ce qu’est la culture de service public qui est demeurée très forte.

Depuis cette période, l’entreprise distribue des dividendes en constante augmentation, assurance donnée à l’avance aux actionnaires, indépendamment des résultats attendus, que quelle que soit la situation de l’entreprise, ils seront gagnants. Une telle pratique renforce encore les pressions sur les salariés, il faut économiser sur les coûts et produire le cash permettant le versement des dividendes. La pression se vit de trois mois en trois mois, au fur et à mesure de la publication des chiffres de l’entreprise. Les annonces en direction des marchés se traduisant quasi immédiatement en interne par de nouvelles exigences de productivité.

Cette politique s’est accompagnée d’une aggravation des conditions de travail dans un contexte de forte évolution des activités de l’entreprise. Cela a conduit à l’isolement, à l’insécurisation d’un grand nombre de salarié-es. Le rôle de l’encadrement s’est très largement modifié, la mise en place du « time to move » (obligation faite aux cadres de changer de poste tous les trois ans) étant une méthode parmi d’autres de l’insécurisation des cadres, comme moyen de rompre définitivement avec un mode de management issu du passé, dans lequel la promotion interne produit un encadrement d’expertise, issu des services.

Troisième volet de ce changement, la mise en place de toutes les méthodes en vogue d’individualisation et d’isolement : nomadisme de techniciens contrôlés par GPS et auxquels des machines attribuent les interventions ; plateaux téléphoniques vidés de tout signe personnel, avec des salariés dont la moindre parole est surveillée, enregistrée, et qui doivent débiter des scripts en lieu et place d’une conversation ordinaire avec les clients. Les objectifs de production sont individualisés, ils changent en permanence, sont parfois incompatibles entre eux, irréalistes au regard de la situation de l’emploi, créant une situation d’insatisfaction permanente et le sentiment de toujours mal faire.

C’est sur cette toile de fond que se sont produits les suicides, cela fait longtemps que tout cela a commencé. L’entreprise sort à peine du déni après avoir pendant plusieurs années refusé d’admettre la moindre responsabilité, y compris quand ceux-ci se déroulaient sur le lieu de travail. Du côté du personnel, s’il y avait eu à plusieurs reprises des réactions massives, elles étaient jusque là restées localisées, dans les situations où les victimes étaient bien connues, les situations claires.

Mais ce qui se passe aujourd’hui n’est pas le résultat d’une soudaine médiatisation morbide qui aurait réveillé une prise de conscience. Plusieurs éléments ont contribué à ce changement et à une libération de la parole des salariés, sans qu’il soit possible de dire lequel est le plus important. Sur la question de la souffrance au travail, la décision de la CGC et SUD de constituer en mai 2007 l’observatoire du stress et des mobilités forcées, a sans aucun doute contribué à mettre en commun le vécu des salariés en souffrance et d’y donner des réponses en matière d’expression publique ou de traitement dans les instances représentatives du personnel. Dans le même temps, la politique de fermeture des sites dans les villes moyennes a produit des conflits locaux souvent élargis à la région, conflits longs, durs, et dont certains ont été victorieux à l’été 2009, victoires partielles qui étaient les premières depuis des années. De plus, dans les centres d’appels, des conflits sectoriels à répétition ont eu lieu contre la mise en place de tel ou tel nouvel outil de flicage, tel changement d’objectif incompréhensible ou qui ne permet plus de toucher la prime...

Tel est le cocktail qui a permis qu’il y ait, cette fois-ci, un suicide de trop.

La direction apparaît largement dépassée par cette vague de fond qui semble vouloir tout remettre en question : les objectifs, les contraintes de mobilité, le flicage, les entretiens de management, mais aussi la déshumanisation des plateaux, les pauses où on ne boit pas le café ensemble... Elle est dépassée car tout ceci est très commun dans le monde de l’entreprise aujourd’hui, mais de plus, elle ne sait pas vraiment comment pratiquer autrement. On peut ainsi pronostiquer, sans risque de se tromper, une crise sans précédent dans l’encadrement et à tous les niveaux, la culture prônée étant celle de la rentabilité financière, qui encourage en sous main aussi des méthodes de management musclées, de l’irrespect voire de la terreur. Le mélange des deux va être difficile à changer et la confiance difficile à rétablir même si les dirigeants affirment donner une impulsion d’en haut.

Dans cette situation, le personnel a les clés pour changer sa situation et reprendre la main sur ses conditions et son rapport au travail. Les organisations syndicales, si elles font un effort pour aller au delà de leurs divisions peuvent faire bouger de façon significative la situation. Il ne s’agit pas, pour l’instant, de dire qu’il serait facile de remettre en cause les règles de la rentabilité financière de l’entreprise, ou le processus de privatisation, mais d’imposer de nouvelles marges de manouvre pour les salariés dans leur travail : remise en cause de l’individualisation des objectifs, embauches, retrait des outils de contrôle informatisés, utilisation du travail à distance pour maintenir de l’activité dans les villes moyennes, limitation du nombre d’entretiens individuels, arrêt de la sous-traitance et des délocalisations, embauche de personnel RH distincts de l’encadrement... ces revendications sont celles de SUD. La plupart des organisations syndicales portent des exigences de ce type avec des nuances ou des insistances particulières. Tout cela devrait mener en bonne intelligence à une plateforme commune dans les négociations qui s’ouvrent.

Dernier élément d’importance, France Télécom n’est pas la seule entreprise qui pratique cette politique et ces mêmes méthodes. Le bruit autour de cette affaire, l’intervention du gouvernement pour faire bouger la direction de l’entreprise sont certainement regardés de près, que ce soit par les salarié-es, par les dirigeants ou les actionnaires, dans de nombreuses entreprises privées, comme dans les entreprises promises à la privatisation comme La Poste aujourd’hui.

Verveine Angeli SUD le 7 octobre