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Du débat sur Le capital du XXIe siècle de Thomas Piketti - G Massiah

vendredi 16 mai 2014, par Amitié entre les peuples

Du débat sur Le capital du XXIe siècle de Thomas Piketti

Gustave Massiah
13 mai 2014

Je voudrais m’inscrire dans ce débat sur le livre de Thomas Piketti lancé sur la liste du collectif du cedetim par l’envoi par Julien Lusson du texte de Didier Eribon et les réactions de Lionel Larqué et de Florent Schaeffer. Je vous propose sept réflexions.

1.
Didier Eribon et plusieurs autres ont raison de réagir de manière critique aux thèses de Piketti comme à celles de Paul Krugman, Joseph Stiglitz et Amartya Sen. Il est bon de souligner que leur critique du capitalisme n’est pas celle de dépassement du capitalisme du type, pour simplifier, socialiste. Et que les risques de récupération de cette critique sont réels. Les représentants de cette école sont en effet candidats à la direction du système sans forcément en changer sa nature profonde et avec le risque, déjà vécu, de passer en cours de route alliance avec eux qu’ils dénoncent.

2.
Pour autant, ne négligeons pas les critiques du capitalisme financier qui sont bonnes à prendre. Elles mettent en évidence les limites du capitalisme et ses contradictions. Elles mettent aussi en évidence le rôle que les médias ont joué dans l’imposition de la pensée dominante et les efforts de ceux qui contrôlent les médias pour contrôler le débat qui s’est engagé.
De fait, et même si le capitalisme ne s’y réduit pas, le front de la remise en cause de la pauvreté, des inégalités, des discriminations et de la corruption est tout à fait essentiel. De ce point de vue, ne boudons pas notre plaisir à des banderilles qui marquent : Thomas Piketti (pour redistribuer il faut réformer en profondeur le capital) ; Paul Krugman (l’austérité est la mauvaise solution) ; Amartya Sen (ce sont les pauvres qui peuvent mener la lutte contre la pauvreté) ; Joseph Stiglitz (pour lutter contre les inégalités, il faut comprendre que l’inégalité est un choix)
Ceci, sans oublier pour autant, comme le rappelle Julien Lusson, que Didier Eribon a raison de souligner l’ambiguïté de la position réformatrice qui tend aussi à légitimer la position néolibérale sur ses fondements anthropologiques.

3.
Envisageons l’hypothèse qu’il s’agit plus d’une position plus réformatrice que réformiste ; à l’image de ce qu’a été le new-deal par rapport au capitalisme des années 1920. On pourrait l’analyser comme l’expression de ce que Gérard Duménil et Dominique Lévy ont appelé le cadrisme dans leur livre « La grande bifurcation ». Cette position définirait les intérêts de cette classe sociale des cadres qui chercherait à réformer à leur avantage le capitalisme ; et même si c’est nécessaire à chercher un dépassement du capitalisme avec de nouveaux rapports sociaux qui sortiraient des rapports sociaux capitalistes sans annuler des formes d’exploitation et d’oppression. Gérard Duménil et Dominique Lévy font l’analogie de la montée en puissance de cette classe sociale des cadres avec la longue irruption d’une classe montante, la bourgeoisie, qui a imposé son pouvoir aux féodaux et aux paysans dans le passage au capitalisme.

4.
Pourquoi le cadrisme qui a passé une alliance si forte avec la bourgeoisie financière se mettrait il en position critique par rapport au capitalisme qui lui a tant donné ? On peut avancer plusieurs contradictions qu’éclaire cette nouvelle école néo-keynésienne.
· ça ne va pas durer, il y a trop de contradictions et de limites
· les mouvements vont basculer (affrontements, terrorisme)
· d’autant plus qu’on peut faire autrement
· les risques de guerres et de fascisme sont réels
· c’est trop injuste, ça devient inacceptable (l’éthique de conviction qui remonte)
· ça compromet les intérêts de la classe des cadres (prolétarisation des couches moyennes et de la majorité des cadres)
· les actionnaires sont insupportables et pour beaucoup d’entre eux trop bêtes
· il faut être modernes, y compris socialement
· …

5.
La classe des cadres, dont on peut discuter l’existence, n’est évidemment pas homogène. Il y a des différences entre les cadres qui ont des positions de direction et la masse des cadres qui sont partie prenante des couches moyennes. De même suivant les pays, il y a des positionnements différenciés entre les catégories de cadres : les cadres des entreprises, les cadres de l’administration, les cadres militaires, les cadres des mouvements et des associations.

La question de l’alliance avec les mouvements et les formes organisées de ce que l’on appelle la société civile est au cœur de ces différenciations. Les cadres des mouvements et des associations sont partagés entre leurs intérêts de cadres et ceux de leurs mandants. Lionel Larqué a raison, les cadres de la haute administration sont plus sensibles à d’autres possibilités d’alliance que les dirigeants des entreprises. Ils mesurent plus les dégâts au niveau de la société. Certains ont gardé l’idée du service public et de l’intérêt général. Leurs revenus sont bien moindres que ceux des dirigeants d’entreprises. Ils sont moins cooptés que ces derniers par les actionnaires.

Ce qui n’empêche pas comme le dit Florent Schaeffer que le basculement des années 80 a rendu la haute fonction publique insupportable. Dans les années 45 à 80, la période sociale libérale et keynésienne, a été fondée sur l’alliance entre les cadres et les couches populaires, au profit des cadres. Il y avait donc plus d’opportunités qu’aujourd’hui. D’autant, comme le rappelle Julien Lusson, qu’il y a moins de différence entre les cadres de la haute administration et les dirigeants des entreprises du fait du décloisonnement de ces deux mondes et du passage de l’un à l’autre sans obstacle et sans état d’âme. On retrouve là une des formes de la corruption politique née de la fusion entre classe financière et classe politique.

Dans la période actuelle, la situation a tellement empirée qu’il est très difficile de trouver des opportunités d’actions concrètes du fait de la ligne néolibérale générale et de la fermeture des marges de manœuvre. Pour renforcer la résistance, il faut forcer la discussion sur un projet plus global. De ce point de vue, le courant Stiglitz, Krugman, Piketti, Sen, peut ouvrir des possibilités pour isoler le capitalisme financier néolibéral, pour mener les débats sur le projet et pour légitimer l’ouverture de cette discussion aux yeux de tous ceux qui pensent qu’il n’y a pas d’alternative au néolibéralisme.

6.
On est bien dans un débat sur les alliances de classes et sur l’intérêt d’une alliance entre les classes populaires et la classe des cadres. Ceux-ci ont tellement plus d’intérêt et tellement de chances de diriger cette alliance qu’on peut se demander si, du point de vue des couches populaires, ça en vaut la peine. Ne vaut-il pas mieux les laisser s’affronter et essayer de tirer parti d’une situation dans laquelle ils seraient tous affaiblis ?
On peut aussi faire le pari d’une radicalisation d’une partie des cadres. Le facteur le plus effectif de cette radicalisation sera la défense obstinée et à courte vue de leurs privilèges par les actionnaires et les financiers.
Dans tous les cas, on ne fera pas l’économie de la définition, par les couches populaires d’un projet, alternatif à terme avec celui des cadres et négociable à court terme en fonction des situations.
Ce projet alternatif passe par l’unité à construire entre les trois gauches décrites par Gérard Duménil et Dominique Lévy, la gauche sociale, la gauche écologique et la gauche des pratiques alternatives.

7.
Qui peut porter un projet des couches populaires alternatif par rapport au projet d’une classe des cadres. Un projet qui ne se contenterait pas d’une réforme, même en profondeur du capitalisme ou de ses prolongements.
Les mouvements traditionnels et les nouveaux mouvements en sont les bases. En ouvrant le débat sur la différenciation entre les positions des cadres dans ces mouvements ; entre les positions de ceux qui défendront les intérêts directs des couches populaires et de ceux qui, par réalisme ou par conviction, seraient prêts à passer alliance au profit de la classe cadriste.
Mais aussi, peuvent y participer tous ceux qui le voudraient à travers les formes de mobilisation dans toute la société. Notamment dans le système éducatif qui est le lieu de la formation de la classe des cadres. Comme dans toute période de rupture, on verra se multiplier les clubs, les cercles et toutes les instances de batailles idéologiques qui rendraient ingouvernables la direction par le capitalisme financier et exploreraient publiquement les options possibles.