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Chapeau, la Commission Moreau ! La crise est responsable, mais ce sont les travailleurs qui doivent payer. JM Harribey

samedi 6 juillet 2013, par Amitié entre les peuples

Chapeau, la Commission Moreau ! La crise est responsable, mais ce sont les travailleurs qui doivent payer. par Jean-Marie Harribey

source : blog Alternatives économiques

Le rapport sur les retraites, « Nos retraites demain : équilibre financier et justice »[1], présenté le 14 juin 2013 par Mme Yannick Moreau au Premier Ministre obéit à la tradition de ce type de rapport. On y trouve une multitude de renseignements forts utiles pour le débat public, confirmant souvent les craintes exprimées par les mouvements sociaux opposés aux précédentes réformes, notamment ceux de 2003 et 2010, validant ainsi beaucoup de leurs arguments. Mais, hélas, presque tous les attendus sont oubliés lorsque les auteurs du rapport en viennent aux recommandations pour la réforme que projette le gouvernement à l’automne prochain.

D’où viennent les déficits attendus ?

Les derniers rapports du Conseil d’orientation des retraites avaient déjà indiqué ceci : l’augmentation des besoins de financement des régimes de retraite (entre 20 et 21 milliards d’euros en 2020 selon les scénarios de croissance économique, dont 8,3 milliards pour les retraites complémentaires, 8,6 pour les régimes publics et 4,8 pour le régime général ; p. 83) provient essentiellement des effets de la récession et non pas d’un brusque changement démographique. Le rapport Moreau confirme : « La durée et l’ampleur de la crise depuis 2008 affectent fortement le système des retraites et rendent plus exigeantes les conditions du retour à l’équilibre. À long terme, les effets directs de la crise économique sur les ressources du système de retraite ne seront pas atténués mais la crise, en pesant négativement sur les pensions futures des générations touchées, aura pour conséquence de ralentir l’effet de noria[2]sur la croissance de la pension moyenne des retraités, tant que toutes les générations touchées par la crise ne seront pas parties à la retraite. » (p. 46)

Dans ce contexte, où est passée la propagande vantant la capitalisation ? L’aveu est là : « Cependant, la très faible part des mécanismes de capitalisation a permis de ne pas avoir à faire face aux conséquences de la chute des cours sur les marchés financiers intervenue au cours de la même période. » (p. 46)

Les « efforts » à accomplir justifient-ils d’apeurer la population ? « Les besoins à l’horizon de 2020 sont de l’ordre d’un point de PIB » (p. 46). Faut-il rappeler que la détérioration de la part de la masse salariale dans la valeur ajoutée depuis trois décennies se monte à 5 points de PIB, que l’on retrouve sous forme de dividendes supplémentaires versés aux actionnaires, soit la bagatelle de 100 milliards d’euros par an, cinq fois plus que le déficit attendu en 2020 ?

Le poids des réformes passées

Le rapport Moreau a calculé quels sont et quels seront les effets cumulés de l’application des réformes de 1993, 2003 et 2010. Même s’il n’y avait pas d’autre réforme, les précédentes vont entraîner une baisse de 7 points de la part des retraites dans le PIB en 2060 (p. 27). Comme elles représentent aujourd’hui environ 13,5 % du PIB, cela signifie qu’elles n’en représenteraient plus que la moitié dans cinquante ans si, entre temps, le vieillissement de la population ne provoquait pas un effet symétrique inverse. (Voir le graphique « Impact cumulé des réformes depuis 1993 », p. 27).

Le rapport affirme que les taux de remplacement du salaire par la pension sont globalement restés stables pour les salariés du privé (p. 28). Mais cela est dû au fait que les retraites complémentaires ont compensé la baisse des pensions du régime de base.

L’évolution du niveau des pensions est corrélée avec les prix et l’écart avec les salaires se creuse d’autant plus que la croissance économique réelle est forte, c’est-à-dire que les gains de productivité et la progression des salaires sont élevés. (p. 51 et 113)

Le taux d’emploi des 55-64 ans est passé de 36 % en 2003 à 46 % en 2012, pendant que leur taux de chômage a aussi fortement augmenté à cause de la situation économique et de l’extinction de la dispense de recherche d’emploi (p. 77).

Quid des inégalités entre retraités ?

On le sait, les idéologues libéraux répètent sans cesse que les fonctionnaires sont des privilégiés. Ils devront dorénavant lire le rapport Moreau : « Malgré des modes de calcul des pensions différents, le taux de remplacement médian est proche pour la génération 1942 entre les salariés du privé (74,5 %) et les salariés civils du secteur public (75,2 %). (Taux calculés sur toutes les carrières (pas uniquement sur les carrières complètes).) » (p. 31). Et cela malgré le fait que le niveau de qualification est en moyenne plus élevé dans le public.

Il s’avère que, pour les générations entièrement parties à la retraite, à l’instar de celle de 1938, « les salariés du privé ont liquidé leur retraite plus tardivement que ceux du public (en moyenne à 61,3 ans contre 57,5 ans), mais ils ont cessé de travailler quasiment au même âge (à 58,8 ans contre 58,2 ans). » (p. 77)

Il est malheureusement confirmé aussi que « sur le champ des pensions liquidées en 2011, les femmes liquidant un premier droit direct perçoivent en moyenne des pensions inférieures de 32 % à celles des hommes. » (p. 37-38)

Les solutions de la Commission Moreau

On peut reconnaître à la Commission Moreau le mérite de la franchise. Parmi les objectifs pour « faire face au pic des besoins » (p. 82) à court terme (2020) et à moyen terme (jusqu’en 2035), il convient de « s’inscrire dans la trajectoire des finances publiques retenues par les pouvoirs publics et de concourir au redressement des comtes publics et à la crédibilité internationale de la France. » (p. 82) On ne peut mieux dire : s’inscrire dans les politiques libérales d’austérité.

Public/privé

Concernant le rapprochement des régimes privés et publics, le rapport Moreau reconnaît que la différence de mode de calcul des pensions ne se traduit pas par une différence de niveau des pensions. L’alignement des modes de calcul du public sur le privé ne viserait qu’à accroître la lisibilité des systèmes, a déclaré Mme Moreau. Certes, mais alors pourquoi remplacer le salaire de référence des six derniers mois par celui des dix meilleures années, alors qu’on a la preuve que ce type de mesure a pour effet immédiat de baisser le niveau des pensions ? Le rapprochement des modes de calcul au nom de l’équité provoquerait une disparité de résultat entre les anciens salariés du privé et les anciens fonctionnaires ! L’intégration des primes (dont le montant est très différent selon les catégories de fonctionnaires) pour faire passer la pilule auprès des fonctionnaires aboutirait à créer des disparités énormes entre les fonctionnaires retraités ! Une injustice supplémentaire au nom de la justice !

L’indexation

L’autre grande innovation proposée concerne l’indexation des pensions et l’indexation des salaires que l’on dit « portés au compte ». L’accord sur les retraites complémentaires imposé par le patronat aux syndicats le 13 mars 2013 (0,95 % de progression seulement en 2013 pour l’AGIRC, 1,17 % pour l’ARRCO, et un point de moins que l’inflation en 2014 et 2015) fait école, puisqu’il permet de « minorer les besoins de 3,9 milliards en 2017 et de 4,2 en 2020. Depuis 1987, pour le régime général, les salaires portés au compte en prévision du calcul de la future pension ne sont revalorisés qu’en fonction des prix et non plus des salaires. Cette disposition a été étendue à la fonction publique par la réforme de 2003. Le rapport Moreau propose d’aller encore plus loin : sous-indexer de manière exceptionnelle les pensions (avec une différenciation éventuelle selon le niveau des pensions) ou bien en modifiant le mode d’indexation des salaires portés au compte. Parmi les justifications avancées : les réformes passées ont fait porter l’effort sur les actifs (p. 90), au tour des retraités maintenant.

Donc, pour surmonter le passage difficile jusqu’à la décennie 2030 et se dégager quelque peu des incertitudes de la croissance économique (comme quoi le rapport de la Commission Moreau est beaucoup moins optimiste que les derniers rapports du COR, bien que ce soit les mêmes qui écrivent l’un et les autres !), il faut imaginer un dispositif nouveau dont le rapport Moreau donne un exemple promis à la postérité du technocratisme évitant de bousculer les rapports sociaux. Au lieu d’indexer les salaires portés au compte sur les prix, on les indexerait sur les prix et sur les salaires réels diminués de 1,5 % (si l’économie progresse comme le scénario B à croissance de la productivité de 1,5 %) ou de 1,3 % (si l’économie progresse selon le scénario C à 1,3 %).

La formule magique est : Prix + (salaires réels – 1,5 % ou 1,3 %). (p. 114)

En supposant que les salaires réels progressent comme la productivité, on leur soustrait systématiquement 1,5 % pour la « mise au compte ». S’il y a eu une croissance plus forte que 1,5 %, cette influence est limée par la déduction. S’il y a une croissance moins forte, le limage est moindre. Ainsi, le niveau relatif des pensions par rapport aux salaires diminuera même si les salaires ne progressent pas.

La durée de cotisation

Comme la baisse des pensions par la sous-indexation ne suffit pas, le rapport Moreau préconise de la renforcer par l’allongement de la durée de cotisation. Pour bénéficier d’une retraite à taux plein, au lieu de 41,5 ans aujourd’hui, il faudrait cotiser pendant 41,75 ans en 2020 (génération 1957), 43 ans en 2035 (génération 1962) et 44 ans en 2050 (génération 1966), voire en accélérant le calendrier 43 ans dès 2024 et 44 ans en 2028. Dans ces conditions, il ne serait pas nécessaire de faire bouger encore les seuils d’âge de la retraite. Les commissaires sont vraiment trop bons. Ils ont compris les dogmes libéraux : travailler toujours davantage est la marque du progrès de l’humanité !

Le plus important est encore que le rapport Moreau ignore l’absurdité de vouloir augmenter la durée du travail alors que le chômage flambe, et cela pour deux raisons : la récession et l’interruption de la tendance séculaire à la baisse du temps de travail. Les propositions que la Commission Moreau retient finalement sont bâties sur l’hypothèse centrale du COR, dite « scénario B », qui table sur une croissance moyenne de la productivité du travail de 1,5 % par an pendant tout le prochain demi-siècle avec un taux de chômage de seulement 4,5 %. Comment peut-on imaginer que la population dite active (incluant les demandeurs d’emploi) augmente sous l’effet de l’allongement de la durée du travail sur l’ensemble de la vie de plus d’un million d’ici 2017-2018, alors qu’il n’y aura pas de création d’emplois s’il n’y a ni croissance ni RTT ?[3]

Les actuels retraités passent à la caisse

Les futurs retraités seront pénalisés par les modifications des paramètres ci-dessus, mais les actuels retraités ne sont pas oubliés. Plusieurs dispositifs sont prévus pour cela, notamment : alignement des taux de la CSG des retraités (actuellement 6,6 %) sur celui des actifs (7,5 %) ; suppression progressive de l’abattement fiscal de 10 % pour frais professionnels ; soumission à l’impôt des majorations de pension pour trois enfants et au-delà de trois.

De nouvelles recettes ?

Pour contribuer à combler le besoin de financement du régime général de 7 milliards (le rapport Moreau est un peu plus pessimiste que le COR qui l’estimait à 4,8 milliards) en 2020, la hausse des cotisations sociales est préconisée : 0,1 point par an à partager entre salariés et employeurs. Cette mesure est supposée rapporter 2,6 milliards en 2020 (tableau 20 p. 89). On en conclut que l’effort qui sera demandé aux entreprises s’élèvera à 1,3 milliard, c’est-à-dire à moins d’un cinquième de l’effort total.

C’est ici que la philosophie générale du rapport Moreau apparaît clairement. Le gros de l’effort, la plus grande partie du rééquilibrage des ressources des caisses de retraites doivent se réaliser au sein de la masse salariale, c’est-à-dire entre les travailleurs, actuels ou anciens. En effet, il faut rester dans les clous des dogmes de la Troïka (FMI, BCE, CE). Autrement dit, réduire les dépenses à tout prix et surtout pas de nouvelle recette d’envergure : « la réflexion sur le niveau et la nature des ressources des systèmes de retraites à long terme ne peut guère être conduite indépendamment de la prise en considération de nos prélèvements obligatoires, des assiettes sur lesquelles ils reposent et des dépenses qu’ils financent. Le Haut Conseil pour le financement de la protection sociale mène actuellement des réflexions sur ces sujets, qui dépassent le champ de responsabilité de la commission. » (p. 108) Ben, voyons !

Il ne sera donc jamais question de revoir la répartition des revenus entre capital et travail, sauf à la marge. N’est-ce pas là l’essentiel ? Les récriminations du Medef pour fustiger la moindre hausse des cotisations à la charge des entreprises, aussi minimes soient-elles, ne seront là que pour tromper les gogos.

La Commission Moreau, chapeau ! Elle a lucidement reconnu l’origine de l’aggravation des déficits, et elle en a déduit qu’il fallait faire porter le chapeau à ceux qui n’y sont pour rien !

Il est vrai, à sa décharge, qu’elle propose d’introduire des mécanismes de prise en compte de la pénibilité, d’amélioration des droits des apprentis, des stagiaires et des salariés ayant des faibles salaires, de compenser les interruptions de carrière pour les femmes ayant élevé des enfants. Mais tout cela, accompagné de la réaffirmation d’un objectif minimal de pension à 85 % du SMIC, suffit-il à faire de notre système de retraite un système juste ?

http://alternatives-economiques.fr/blogs/harribey/2013/06/16/chapeau-la-commission-moreau-la-crise-est-responsable-mais-ce-sont-les-travailleurs-qui-doivent-payer/

[1] Téléchargment ici.[2] Au fil des générations, les travailleurs acquièrent des droits supérieurs à leurs prédécesseurs.[3] Voir les textes J.-M. Harribey, « Les hypothèses du COR, ni très sociales, ni très écologiques », 21 janvier 2013 ; « Des implicites théoriques du COR aux conséquences pour les salariés et les retraités », 28 janvier 2013 ; « Un système de retraite éclaté et malade de ses mauvaises réformes et de la crise », 21 février 2013 ; « Déficits, retraites, la mégamachine libérale est repartie… », 21 mai 2013.