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Marxisme et droit. A propos de Pasukanis (1970) R Paris
vendredi 7 février 2014, par
Robert Paris – Marxisme et droit. A propos de Pasukanis (1970)
13. November 2010 in Allgemein und Français
Eugène B. Pasukanis : La théorie générale du droit et le marxisme, Trad. de J.-M. Brohm, E.D.I. éd., 173 p.
Bolchevik dès 1912, et considéré comme le plus brillant juriste de la Russie révolutionnaire, théoricien surtout du dépérissement de l’Etat, Eugène Pasukanis disparaît en 1937. Son œuvre principale, la Théorie générale du droit et le marxisme (1924) vient enfin d’être traduite en français.
On ne saurait trop féliciter les éditeurs de reprendre ici — « en guise d’introduction » — le grand article que Korsch avait consacré jadis à la traduction allemande du livre de Pasukanis. Publié en 1924, la Théorie générale du droit et le marxisme appartient sans aucun doute à la même constellation théorique que deux grands textes que l’Internationale Communiste a condamnés l’année précédente : Marxisme et philosophie, du même Korsch, et Histoire et conscience de classe, de Lukacs.
C’est en effet le concept essentiel du livre de Lukacs, celui de réification ou de « fétichisme de la marchandise »), qui est au centre de l’analyse de Pasukanis. Tout comme l’idéologie ou la fausse conscience, le droit — comme forme — n’est que l’expression fétichisée, réifiée, de la formation sociale qui a sa clé dans cette catégorie première qu’est la valeur ou la forme de la marchandise. Aussi bien, si la réification constitue le moment central de l’idéologie ou de la fausse conscience, « le fétichisme de la marchandise est complété par le fétichisme juridique ». Et davantage : l’explique.
« Les marchandises, dit en effet Marx, ne peuvent point aller elles-mêmes au marché ni s’échanger elles-mêmes entre elles. Il nous faut donc tourner nos regards vers leurs gardiens et conducteurs… » D’où la nécessité, et ici intervient le droit, de mettre un ordre en cette sphère où l’homme se définit comme porteur de marchandises, vendeur ou acheteur, et, à ce seul titre, comme sujet. « Pour l’ordre juridique, constate Pasukanis, la ‘fin en soi’ n’est que la circulation des marchandises. »
Qu’on n’imagine point, pourtant, une tentative de type sociologique : tout comme le Capital, l’ouvrage de Pasukanis ne se veut que critique. Sans doute s’agit-il aussi de ramener le droit à ses racines réelles, à la société de la marchandise, mais plus encore de rendre compte de la forme spécifique et combien tenace, de la « fantasmagorie » (comme dit Marx), qui s’édifie sur ces bases réelles. Il ne suffit pas, autrement dit, de démasquer le « contenu de classe » du droit ou de réduire la « superstructure juridique » à l’« infrastructure économique » (car, dans ce cas, pourquoi le droit ? pourquoi l’idéologie ?), mais il faut surtout expliquer la forme juridique elle-même ou le droit comme forme, bref ce moment « irrationnel, mystificateur et absurde » qui constitue le « moment spécifiquement juridique ».
Mettre à jour ce moment irrationnel, ces « contradictions » du droit, chose facile : la lecture des « contradictions économiques » est à la portée d’un Proudhon… Mais encore faut-il rendre compte de la rationalité de ces irrationalités : le droit n’est pas seulement (ou accidentellement) irrationnel ; il ne peut être qu’absurde — absurde parce que nécessaire. Si l’application de la loi de la valeur, la réalisation de la valeur cristallisée dans la marchandise, exige en effet ce détour par le droit, la constitution de cette sphère juridique qui se veut autonome jusqu’à s’hypostasier, ne fait que recréer, en l’assumant, le mouvement de cette marchandise qui poursuit parmi les hommes, en se les soumettant, son existence autonome et fantomatique d’unique « personne » libre. Le droit, si l’on préfère, garantit la vente de la marchandise, mais de celle-ci, tout comme l’idéologie, il reçoit forme.
Mais si l’analyse de Pasukanis apparaît révolutionnaire, c’est surtout dans ses conséquences — lesquelles vont bien au-delà, par exemple, des conclusions de Lukacs. En effet : droit et Etat ne sauraient plus être rattachés ou déduits, comme c’était le cas chez Engels, de la propriété privée, mais de la marchandise ; l’Etat est forme d’une forme, forme de la marchandise et non de la propriété privée, laquelle, de ce fait, n’apparaît plus à son tour que comme forme, superstructure — la clé ultime du capitalisme restant la marchandise, la loi de la valeur.
Rien d’étonnant donc si, tout au long de l’ouvrage, et comme en filigrane, s’ébauche une théorie du dépérissement de l’Etat : Etat voué à dépérir pour autant qu’est abolie la marchandise (et non, comme on l’avait cru, la seule propriété privée), pour autant que cesse de fonctionner la loi de la valeur. Et c’est ici, bien entendu, que, contemporain de Lukacs, Pasukanis l’est davantage de Korsch, homme, comme lui, de cette crise théorique de 1923 qui voit poser — et interdire — le double problème de la survivance ou du dépérissement de la philosophie et du droit au lendemain de la révolution… Philosophie et droit, tous deux le comprennent ensemble, ne disparaîtront qu’avec l’Etat. Et celui-ci, qu’avec la marchandise, avec la loi de la valeur.
Robert Paris
Quinzaine littéraire n°97 (16-30 juin 1970), p. 20.