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Le travail des inégalités D Epsztajn (Entre les lignes, entre les mots)

mercredi 22 mai 2013, par Amitié entre les peuples

Le travail des inégalités

Publié le 12 mars 2013 |

« La crise actuelle est aussi le produit des multiples réductions d’impôts consenties depuis près de trente ans aux citoyens les plus fortunés ». Contrairement aux déclarations des néolibéraux, ce ne sont pas les dépenses de l’État qui ont augmenté. Exprimées en pourcentage de la richesse créée (PIB), elles sont relativement stables, soit depuis 25 ans, de l’ordre de 23% du PIB. Mais les recettes ont fortement reculé, baisse de 22% à 16% du PIB, pour les raisons indiquées justement l’auteur.

Alexis Spire indique que le « principe de l’égalité devant la loi » a été « neutralisé par l’inégalité réelle des conditions », que l’effacement des différences sociales « s’inscrit dans le langage lui-même : « contribuables », « lutte contre la fraude », « civisme fiscal » sont autant de termes qui irriguent le débat et les discours en occultant les inégalités qui traversent de part en part ces grandes entités ».

Et au delà des choix fiscaux (voir par exemple la Note de la Fondation Copernic : Un impôt juste pour une société juste, Vive l’impôt réellement et fortement progressif ou le livre d’Attac (Thomas Coutrot, Vincent Drezet, Jean-Marie Harribey, Dominique Plihon) : 15 idées reçues sur la fiscalité,Contributions communes et non prélèvements obligatoires), particuliers et entreprises, fiscalité directe et indirecte, impôts sur les revenus et peu sur le patrimoine, l’auteur souligne une autre forme d’inégalité structurelle « celle qui résulte de la mise en œuvre différenciée des règles selon le type de contribuables ».

« L’enjeu de ce livre est précisément de résoudre cette énigme : comment une institution composée d’agents soucieux d’œuvrer pour l’intérêt général et le bien commun peut-elle (re)produire autant d’inégalités ». L’auteur a choisi de « privilégier les prélèvements qui mettent les particuliers en relation avec l’administration » pour analyser « comment les conditions sociales d’application du droit engendrent une forme d’inégalité particulière, non réductible aux règles inscrites dans le droit ».

Les dispositifs d’imposition ne sont pas neutres et « laissent des marges de manœuvre plus ou moins grandes à ceux qui doivent s’y soumettre », d’autant que les contribuables ne sont pas toutes et tous dans la même relation envers la fiscalité, que les effectifs en regard ont fortement diminué. « Pour les classes populaires, la règle fiscale apparaît incontournable, ce qui ne leur laisse que deux moyens d’y échapper : la transgresser ou demander sa suspension par une mesure gracieuse. A l’autre bout de l’échelle sociale, les classes dominantes, davantage habituées à relativiser les règles selon leurs intérêts, développent d’autres stratégies : la première consiste à adopter la nationalité d’un pays où la fiscalité est plus avantageuse et/ou à y résider, ce qui peut néanmoins impliquer des contraintes matérielles ; la seconde, beaucoup plus répandue, consiste à subvenir le droit à son profit, tout en affichant sa loyauté à l’égard de l’État ».

L’auteur montre la continuité « entre dissimulation tolérée et maquillage frauduleux, entre bénéfice légal d’une disposition dérogatoire et irrégularité caractérisée » et souligne les « illégalismes les plus répandus chez les dominants » par l’utilisation des failles du droit. Il ajoute que « la gestion différentielle des illégalismes fiscaux » par l’administration amplifie les inégalités, « En toute autonomie, l’administration fiscale traduit et reproduit les inégalités sociales de plusieurs façons : par le langage et la technicité qu’elle mobilise, par les différents modes de contrôle qu’elle met en place et par les possibilités de négociation et de dérogation qu’elle offre ». La force de ces mécanismes se développent en grande partie « à l’insu des agents » qui les mettent en œuvre.

Dans une première partie, Alexis Spire revient sur « le contrôle fiscal », son histoire, ses réorganisations, les modifications de recrutement, le rôle du contrôle dans l’identification professionnelle des agent-e-s, les divisions du travail, les normes bureaucratiques, les « contraintes de rendement », dont le « rendement négocié », les marges de manœuvres des contribuables, l’évolution des taux de contrôle, etc.

Dans une seconde partie, l’auteur s’intéresse au « redéploiement du contrôle sur les classes populaires ». Il traite, entre autres, du rôle du certificat d’imposition (ou de non-imposition), de l’inégalité particulière de la taxe d’habitation, de « la transformation de l’administration fiscale en guichet social », des dissymétries entre agent-e-s et usager-e-s, des 25 000 emplois supprimés entre 2002 et 2012, du crédit d’impôt, de la transformation de « contribuables » en « allocataires », du contrôle sur les « abus », du temps fiscal comme temporalité abstraite, de l’invention de la « fraude sociale », des moyens informatiques, du cumul des données et de « l’avènement d’un contrôle par capillarité ciblant prioritairement les populations dépendantes de l’État social ».

La troisième partie est consacrée au « relâchement du contrôle sur les classes dominantes ». L’auteur nous rappelle qu’aujourd’hui « la charge de la preuve incombe à l’administration », que des contribuables sont traité-e-s comme des « partenaires » voire comme client-e-s. Il souligne le rôle des conseillers fiscaux, les montages à la frontière du droit, la contrainte des délais de réponse pour l’administration, etc.

Si, depuis 2004, le nombre de contribuables assujetti-e-s à l’impôt sur le revenu a augmenté (3,7%), si les montants imposés ont suivi la même évolution (5,1%), « les résultats des contrôles ont connu une chute significative durant la même période : les montants notifiés après contrôle sur pièces et contrôle sur place ont baissé de 16,5% et de 32,4% ». L’auteur met en avant les suppressions d’emploi, les réorientations de priorité, les progrès de l’informatisation et « l’effacement du contrôle » et le manque de moyens pour « certaines missions de vérification ». Toutes ces évolutions entraînent : « Au nom d’une logique comptable consistant à privilégier les contrôles à faible coût au détriment des vérifications plus approfondies, l’administration a considérablement relâché la surveillance sur certaines catégories de contribuables qui, du fait de leur capacité à jouer sur l’ambiguïté de la frontières entre activités professionnelles et activités privées, échappent à tout risque de sanction ». L’auteur traite particulièrement du contrôle des patrimoines (et de l’impossibilité à en connaître l’étendue), de leurs bases déclaratives, du ménagement des contribuables à l’ISF, des effets du cloisonnement des services locaux et nationaux et de la dispersion des contrôles, « La caractéristique principale de la richesses des classes dominantes est d’être diversifiée : leur fortune se compose le plus souvent de revenus salariaux, de revenus fonciers, de capitaux mobiliers et d’un patrimoine établi dans différents lieux ». Il cite aussi les niches fiscales, les « consentements » aux transgressions, l’absence de coordination des services et les nombreuses stratégie d’évitement de l’impôt.

S’il y a indéniablement d’un coté obsession de la lutte contre la fraude dite « sociale », il n’en est pas de même concernant les riches contribuables et leurs « évitements » de l’impôt.

Particulièrement intéressant est le chapitre sur « la négociation des sanctions »

Alexis Spire poursuit par des analyses des « inégalités dans l’application du droit », des catégories de perception, des normes et du pouvoir d’appréciation des agent-e-s, de la confusion entre aide de contribuables et jugement du bien-fondé de leurs requêtes, de l’indifférence aux inégalités sociales (et sa traduction en termes d’effectifs, d’accueil, ou de la probabilité de contrôle), de l’inégalité des secteurs géographiques et des types d’habitats. Il souligne « qu’au delà de la situation de fait, c’est aussi l’être social du contribuable » qui est jugé.

L’auteur conclut sur « les métamorphoses de l’État fiscal ». Il revient sur le « travail des inégalités », les niches fiscales, les suppressions massives d’effectifs, la course à la productivité…

Une nouvelle fois, Alexis Spire fait ressortir la non-neutralité des organisations bureaucratiques étatiques en regard des inégalités. Je regrette cependant que l’auteur utilise le terme de « subalternes » pour les fonctionnaires de catégories D et C, ou parle inconsidérément de « menace de faillite de certains pays européens » avalisant une stupidité idéologique des néolibéraux.

Du même auteur : Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l’immigration, Raisons d’agir, Paris 2008,Bureaucratie et croisade morale

Alexis Spire : Faibles et puissants http face à l’impôt

Raisons d’agir, Paris 2012, 135 pages, 8,10 euros

Didier Epsztajn

Voir aussi l’entretien publié par le site ContreTemps : L’impôt des riches, l’impôt des pauvres : l’évitement du contrôle fiscal par les classes dominantes. Entretien avec Alexis Spire | Contretemps

http://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2013/03/12/le-travail-des-inegalites/