Accueil > Altermondialisme > Altermondialisme / Internationalisme > Critiques, résistances et perspectives stratégiques > La structure de classe et la dynamique des partis, Jacques BIDET

La structure de classe et la dynamique des partis, Jacques BIDET

vendredi 30 mars 2018, par Amitié entre les peuples

La structure de classe et la dynamique des partis, Jacques Bidet*

On veut nous enfermer dans un bipartisme officiel droite/gauche, où « la gauche » désigne les socialistes et leurs associés. Il y a bien une troisième force, il y a place pour une gauche populaire distincte de la gauche élitaire, et dont le potentiel est immense, car il est celui du peuple ordinaire, dépourvu des privilèges du pouvoir-propriété (capitaliste) et du savoir-pouvoir (pour reprendre le concept de Foucault).

Je m’adresse ici à des communistes. Nous sommes du même parti. Le « parti » au sens ancien, large, des sympathisants et militants de la même cause. Il regroupe à mes yeux, pour ce qui est de la France, non seulement le Front de gauche et ses larges environs (écolos, féministes, etc.), mais aussi tout le mouvement syndical, associatif et culturel qui va dans le même sens. Il y a place pour un parti du peuple exploité, qui est aussi celui qui produit, qui crée et qui invente. Et cette lutte entre trois forces politiques confronte deux classes sociales.

Nécessité d’une analyse de classe

On ne peut, en effet, comprendre cette configuration politique que sur la base d’une analyse de classe. Et c’est cela, me semble-t-il, qui fait défaut dans le vaste « parti » qui est le nôtre. On y parle de « classe », de domination capitaliste, mais dans un sens incomplet et mal établi. La question est pourtant au fond assez simple, mais elle doit être analytiquement argumentée.

Le marxisme nous prépare à le comprendre. Mais, dans l’analyse héritée de Marx, il y a aussi une face obscure. Je propose donc de reprendre la question de plus haut. J’ai commencé à m’expliquer dans le N° 16 de La Revue du projet (renvoyant à mon récent livre, L’État-monde, qui aborde cette question de front).

Je réponds ici aux demandes d’éclaircissement qui m’ont été faites, notamment sur la « classe fondamentale », ses divisions, et le rapport entre classe et parti.
Marx n’analyse pas une classe comme un groupe social. Reportons-nous au Capital. L’exploitation capitaliste permet au salarié d’assurer son existence ; mais elle assure en même temps la perpétuation du clivage entre ceux qui possèdent les moyens de production (et d’exploitation, et dont la logique est l’accumulation du profit) et ceux qui ne possèdent que leur force de travail.

Le « rapport de classe » est ce clivage de classe (coupant en deux le corps social) toujours reproduit lors même que divers groupes sociaux se succèdent dans cette position de classe, comme en France la classe ouvrière relayée par un ensemble salarié plus vaste, ou le patronat de houillères reculant devant les hedge funds (fonds de couverture). La puissance de l’analyse de Marx tient à ce qu’il ne s’en tient pas à ces groupes sociaux concrets (avec leur puissance éphémère et leur style de vie particulier), mais appréhende la dynamique sociale et historique à partir de clivages plus profonds et plus durables.

Mais son analyse, fondée sur ce schème binaire, est incomplète et incorrecte. Elle favorise une illusion qui se trouve renforcée par le fait que le principe démocratique moderne implique un pouvoir à majorité, à 51 % contre 49 %. On devrait pourtant à cet égard s’étonner que les deux moitiés ainsi produites le soient, du moins à mesure que s’affirme la modernité, dans les termes d’une « droite » et d’une « gauche », la première se réclamant davantage du marché capitaliste, la seconde d’une organisation publique de la vie sociale.

Le curseur se trouve selon le temps et le lieu en positions variées, mais toujours sur le même axe. La raison en tient à la structuration profonde de la société moderne, que Marx n’a qu’imparfaitement comprise. À y regarder de plus près, en effet, ce clivage politique droite/gauche ne correspond pas au clivage de classe capitalistes/salariés, mais d’abord à un sous-clivage au sein de la classe dominante.

Car celle-ci comporte deux « pôles », correspondant à deux privilèges distincts, ceux de la propriété et ceux de la compétence, au sens non pas de l’être compétent (car les inventions qui bouleversent la science sont le fait de gens « ordinaires »), mais de l’avoir compétence. Ce second privilège ne se reproduit pas seulement par le système scolaire, mais par son exercice même, par le réseau de relations dans lequel il s’exerce. Il ne pousse pas vers l’accumulation de la « richesse abstraite », mais vers cette autre abstraction : la folie de l’ordre et des grandeurs (on veut son grand aéroport, ses pôles d’excellence où triomphent les meilleurs…). Cela est facile à percevoir, plus difficile à cerner dans son caractère profond de rapport de classe coordonné au rapport capitaliste.

Pour en rendre compte, il faut se reporter à la façon dont Marx procède dans Le Capital. Il commence non pas par exposer le clivage de classe capitaliste, mais par donner, sur 150 pages, un tableau de la société moderne comme « société de marché ». Puis il montre que si la société est entièrement marchande, alors la force de travail est elle-même une marchandise, qu’on achète pour en tirer profit. Il donne ainsi à comprendre comment les relations marchandes, échangistes, entre tous, forment le présupposé d’un rapport de classe qui clive la société entre deux forces antagonistes. Ensuite, quand il en vient à l’analyse historique des tendances de la société capitaliste, de la manufacture à la grande entreprise industrielle, il montre que la coordination a posteriori par le marché, par le jeu des anticipations, tend à laisser place en interne à une coordination a priori par organisation, par des plans articulant des moyens à des fins. Il en conclut que les travailleurs, toujours plus instruits, rassemblés et unis par ce procès organisationnel, finiront par être en mesure de le prendre eux-mêmes en mains, et de l’élargir à l’ensemble de la société. C’était là au fond la conviction révolutionnaire du « mouvement ouvrier ». Elle est juste en partie.

Classe dominante à deux pôles et classe fondamentale

Ce qui n’est pas compris dans ce schéma, c’est que, si la « coordination rationnelle à l’échelle sociale » s’opère par ce couple de « médiations » (marché et organisation), toujours plus ou moins entremêlées, elle donne lieu à deux sortes de privilèges qui se trouvent monopolisés et reproduits comme monopoles : ceux de l’avoir-propriété, qui permettent d’acheter, de vendre, d’embaucher et de licencier, et ceux de l’avoir-compétence, qui donne autorité pour diriger, contrôler, commander, et cela bien au-delà de la sphère de la production. C’est là le pôle des « compétents-dirigeants », celui du savoir-pouvoir, dont la sorte de savoir donne lieu à pouvoir. La classe dominante est donc sous-clivée en deux « pôles », celui de propriété sur le marché et celui de la « compétence » dans l’organisation de la production, de l’administration et de la culture. Ces deux forces économico-politiques sont à la fois convergentes, mais aussi concurrentes.

La classe fondamentale est dépourvue de tels privilèges. Elle possède cependant une capacité démocratique sociale et politique qui s’exprime en propositions avancées dans sa lutte contre cette double tutelle. Et elle peut faire la différence entre les capitalistes, dont la logique est le profit, la richesse abstraite accumulée, et les « compétents », dont le pouvoir ne s’exerce malgré tout qu’en s’expliquant, et dont elle n’est séparée que par une frontière incertaine et mouvante. Sa perspective d’émancipation (des rapports de classe) est nécessairement de se rassembler, de dépasser ses divisions internes pour constituer une force capable de s’allier, en position hégémonique, avec ce pôle de la « compétence ». C’est en se rapprochant de ces conditions qu’elle a pu jouer un rôle décisif dans le sens d’objectifs sociaux, culturels et politiques universels (le programme de la Résistance, par exemple, est principalement redevable à la grande utopie communiste qui a changé le monde dans les années vingt, trente et quarante). C’est toute l’histoire du « mouvement ouvrier ».

La classe dominante, avec ses deux pôles, représente structurellement une minorité. La classe populaire est constituée du peuple dans sa masse. Mais elle est elle-même traversée par un sous-clivage (primaire : à l’arrière-fond de beaucoup d’autres divisions, entre plus ou moins qualifiés, protégés, etc.) qui tient à ce que la domination et l’exploitation s’exercent selon le cas plutôt à travers des rapports marchands (indépendants, artisans…), ou organisationnels (fonctionnaires…) ou plus mélangés (salariés du privé). Les pauvres modernes, les exclus, sont ceux qui ne peuvent faire valoir leur profitabilité sur le marché ou leur compétence compétitive dans l’organisation.

Mais ces deux modes primaires de la domination et de l’exclusion sociales, le marché et l’organisation, instrumentalisés en « facteurs de classe » dans le rapport moderne de classe, sont en réalité d’abord les deux grandes ressources de notre raison sociale commune. L’émancipation des rapports de classe, ce n’est rien d’autre que la réappropriation collective de ces deux « médiations » du produire, gouverner et vivre ensemble. La maxime générale de l’émancipation des rapports de classe ne vise donc pas l’abolition du marché, comme le pensait Marx, mais la maîtrise du marché par l’organisation et la maîtrise de l’organisation par la démocratie entre tous. Ce qui passe par des processus d’expropriation de la propriété et d’appropriation de la compétence. La lutte entre les deux classes est donc un affrontement entre trois partenaires. Abattre la classe dominante, c’est la briser en deux, disjoindre ses deux pôles, briser leur connivence. Cela suppose que la classe populaire hégémonise le pôle des « compétents », pour s’unir à lui dans une Gauche méritant ce nom.

Trois partis se confrontent

Telle est du moins la visée qui doit guider, dans sa lutte politique, une gauche populaire. Mais on notera que les trois partis qui se confrontent n’ont aucune raison de ressembler aux trois forces sociales, corrélatives au rapport de classe. Chacune de ces forces génère son parti propre, mais qui ne peut prétendre à diriger que s’il présente une certaine légitimité, fondée sur une aptitude visible à communiquer avec les diverses composantes du corps social.

Dans le cadre de leurs partis, les « capitalistes » ont besoin de fonctionnaires dirigeants et aussi de gens du peuple, les « compétents » ont besoin de princes de l’industrie et de la finance. Le parti de la classe populaire n’est pas dans une situation complètement différente : il attire des acteurs relevant de diverses situations de classe. Pour toutes sortes de raisons, d’intérêts, d’ambitions et de sentiments (de comptes à rendre à des entourages prochains ou lointains), les personnes singulières choisissent spontanément de s’engager et de s’illustrer aux yeux de leurs proches dans tel ou tel camp. Il reste que le parti de la classe fondamentale doit faire la preuve qu’il est bien ce qu’il dit être, et manifester sa capacité à susciter dans le peuple le désir et la capacité de prendre le pouvoir. Cela suppose qu’il sache, au-delà de ses composantes concurrentes issues d’une longue histoire et de sa diversité sociale, reconnaître ce qui fait son unité. Cela implique une analyse de classe. 

*Jacques Bidet est philosophe. Il est professeur émérite à l’université Paris-Ouest Nanterre-La Défense.
La Revue du projet, n° 36, avril 2014

http://projet.pcf.fr/53360