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L’Après-capitalisme, c’est maintenant - J Martine

dimanche 27 février 2011, par Amitié entre les peuples

L’APRES-CAPITALISME, C’EST MAINTENANT
mouvement politique et transformation de la société

Joël MARTINE, Marseille, mai 2008,
http://joel.martine.free.fr/ ,
rubrique Politique alternative

Ce texte s’adresse aux diverses « gauches de la gauche ». Ce sont des propositions pratiques dans la situation actuelle en France entre les élections municipales de 2008 et les européennes de 2009, mais ces propositions, y compris tactiques, se justifient dans une démarche de transformation de la société, que j’essaierai d’expliquer. C’est un peu long, parce que j’ai voulu partir d’exemples concrets, et introduire pour les nouveaux militants des débats de stratégie qu’ils ne connaissent pas forcément.
Ce texte n’est pas une plate-forme de ralliement pour découper un courant en vue du partage des postes dans un futur comité de coordination, selon la détestable habitude des « écuries de course » internes aux partis de notables ou de bureaucrates. Ce texte s’adresse à tous les courants de pensée et vaut par son contenu, pas par sa signature.
J’ai milité successivement à la LCR, à l’Alternative Rouge et Verte (aujourd’hui Les Alternatifs, dont je continue à partager beaucoup d’idées), aux Verts, puis à ATTAC. Je participe aux recherches sur les nouveaux modèles de socialisme animées notamment par Tony Andréani : voir mon article Pour un secteur de la propriété sociale, viable dans l’environnement économique actuel. sur http://joel.martine.free.fr/ , rubrique Alternatives économiques.

Pour construire une alternative politique au néo-libéralisme, il faut conjuguer deux choses :
1. Construire un pôle politique. Échéance immédiate : ne pas rater les élections européennes de 2009. L’engagement des différents courants de la gauche antilibérale dans une campagne unitaire aux européenne sera un test de leur volonté d’aller ensuite plus loin dans la construction d’une force politique, dont les contours et le fonctionnement resteront à préciser.
2. Construire des lieux de résistance et d’avenir, principalement des fronts sur un thème entre associations, pouvant inclure aussi des institutions ou des groupes d’élus, et des travailleurs des services publics et des entreprises. Quelques exemples (de dimension locale puisque nous sortons d’élections municipales ; liste non exhaustive, mais juste pour donner une idée à partir de ce qui est faisable dans l’immédiat) :
a) pour la défense et l’amélioration des transports en commun dans une agglomération, une alliance locale entre associations de quartier, associations écologistes, syndicats des salariés des transports, collectivités locales ;
b) même chose sur la défense du droit au logement et les plans d’urbanisation ; et, à l’échelle nationale, un front pour le droit au logement (cet exemple a été développé par Yves Salesse dans son livre Réformes et révolution).
c) coordination entre parents d’élèves, syndicats enseignants, élus locaux, pour la défense des écoles publiques, l’aide municipale à leur fonctionnement, et la concertation pédagogique ; ( Voir, sur l’exemple de l’Education Nationale, http://joel.martine.free.fr, rubrique Ecole : Mammouth cherche futur. Quelles avancées immédiates pour le service public d’éducation ? , paru dans la revue communiste Nouvelles Fondations, n°7-8.)
d) un réseau local d’économie solidaire développant des alternatives comme les AMAP ou les SCIC (Société Coopérative d’Intérêt Collectif) et créant des emplois dans le cadre d’une politique de développement concertée avec les collectivités locales.
e) des équipes d’élus s’engageant à rendre des comptes de façon suivie aux associations.
Ces pratiques, surtout dans leur dimension économique, peuvent montrer en pointillés ce que serait une alternative d’ensemble au néolibéralisme. Si on ne construit pas ces lieux de résistance et d’avenir, le message anticapitaliste reste abstrait et proclamatoire.

Ces deux dimensions n’ont pas de sens l’une sans l’autre. Si on fait un pôle politique dans les urnes, dans les médias et dans la rue, sans construire des lieux de résistance, on ne modifie pas les rapports de force dans la société et on ne prépare pas de transformation sociale, on se contente de faire du témoignage, et d’être comme des aboyeurs ou des pleureuses (ou comme les bouffons dans les sociétés traditionnelles) dans le spectacle électoral et le théâtre médiatique (y compris le théâtre médiatique des grèves et des manifs). C’est le travers où tombent souvent les gauches radicales, politiques ou syndicales. A l’opposé, si on construit des lieux de résistance dans la société sans rendre visible et opérante une force politique avec un projet d’ensemble et des utopies, on se laisse engluer dans des compromis sans perspective et on se laisse manipuler ou marginaliser par les institutions et les appareils en place. C’est le travers où tombe souvent l’économie solidaire.

Construire un pôle politique,

un pôle visible et crédible, qui conquiert des positions électorales, qui donne envie aux gens de voter et de militer, chacun selon ses possibilités. L’étape immédiate, c’est de ne pas rater les européennes. Pour cela il faut que les antilibéraux s’engagent au plus tôt dans une campagne unitaire, clairement antilibérale et indépendante du PS. Faisons pour les européennes ce que nous avons réussi pour le « non » et dans un certain nombre d’endroits aux municipales ; ne refaisons pas le scénario de division de la présidentielle. Le scrutin européen, pour des raisons que je ne vais pas développer ici, se prête à une alliance des différentes traditions de la gauche antilibérale.
Le but est non seulement de remporter un succès d’estime, mais de consolider une force de résistance et de pression utile dans le parlement européen, et en même temps une expérience en commun pour envisager l’avenir. Pour cela il n’est pas besoin d’avoir au préalable un programme de gouvernement intégral : il suffit d’avoir en commun des valeurs fortes et un certain nombre d’engagements précis (dans l’esprit des 125 propositions de 2006, mais en supprimant les incohérences et les « y a qu’à »). Pour cela une alliance de la « gauche de Martigues » (référence au grand meeting unitaire de la campagne du non) pourrait très bien convenir. Il est vrai qu’une grande partie du PC, des Verts et de la gauche du PS souhaitent rester en situation de dépendance en pratique vis-à-vis de l’appareil PS (pour garder des postes d’élus et de permanents syndicaux, et parce qu’ils espèrent que le PS pourra être redressé de l’intérieur). Mais la question n’est pas tranchée parmi eux. En leur proposant une large alliance électorale antilibérale on les met devant le choix de rester des satellites du social-libéralisme ou de se transformer eux-mêmes et de participer à la construction d’une nouvelle force politique.
Si on réussit une campagne rassembleuse et un bon score, on aura une dynamique de construction d’une nouvelle force politique, et on verra alors sur quel programme exactement cette force politique doit se définir, et avec quelles structures elle doit fonctionner (j’y reviendrai). Sinon nous resterons dans le marasme, même après une belle campagne alternative, ou LCR, ou PC.

Construire des lieux de résistance et d’avenir.

Cette idée est fondamentale dans la culture politique dite « alternative », et souvent elle est mal comprise par les militants de culture avant-gardiste, la LCR par exemple. En paroles, et même sincèrement, les militants LCR, ou formés dans cette culture, sont d’accord pour construire des lieux de résistance dans la société, mais comme ils mettent toute leur énergie à des actions politiques proclamatoires et à la construction d’un pôle politique, ils n’en font pas assez pour construire réellement ces lieux de résistance, et ils ne réfléchissent pas assez à comment ces lieux de résistance peuvent dès maintenant mettre en place des éléments d’une alternative d’ensemble post-capitaliste.

Ces lieux de résistance sont les suivants :

a) Des services publics qui marchent bien, et une alliance sociale autour d’eux pour les défendre contre les agressions néolibérales, améliorer leur fonctionnement, les cogérer : alliance entre les travailleurs (et leurs syndicats), les associations d’usagers, les collectivités locales. Exemples : l’Ecole, les hôpitaux et la santé, les transports, etc. Voir le site de « Que Vivent les Services Publics » : http://www.v-s-p.org . Il faudrait créer un réseau des services publics d’eau, de logement … Chaque service public pourrait avoir son alliance sociale de défense et de promotion. Ces « fronts de résistance » doivent être unitaires, y compris par exemple avec des élus de droite ou social-libéraux, s’ils s’impliquent de façon sérieuse et contrôlable.

b) Dans le même esprit, des mouvements regroupant paysans, consommateurs, et scientifiques de l’agriculture, pour une gestion concertée et solidaire de l’approvisionnement alimentaire.

c) Des entreprises publiques, soit qui assurent un service public (le téléphone par exemple), soit qui sont nécessaires pour que les secteurs jugés stratégiques (l’acier par exemple) ne soient pas totalement livrés au marché. Ces entreprises incarnent l’intervention de la puissance publique dans l’économie, il faut que leur politique soit débattue démocratiquement, impulsée et suivie par le Parlement. Voir le livre d’Yves Salesse, Réformes et révolution, propositions pour une gauche de gauche, éd. Agone, 2001. Le secteur public, avant son démantèlement par les néo-libéraux, a montré qu’il est capable de tenir tête au capitalisme privé (l’EDF, Renault, etc.). C’est un instrument de planification de l’économie : planification incitative et tenant compte du marché, pas une planification administrative intégrale, qui a montré ses limites dans les pays de l’Est. En effet le secteur public est facilement atteint par plusieurs maladies : le productivisme technocratique, la sclérose bureaucratique, les blocages corporatistes. Or le remède à ces maladies réside dans la démocratisation du fonctionnement, de l’extérieur (suivi parlementaire + dialogue avec les usagers notamment au niveau local) et de l’intérieur (dialogue social, cogestion). On peut aussi mettre en place des sociétés d’économie mixte publiques-coopératives, une part du pouvoir de décision étant détenue par les pouvoirs publics, une autre part par les travailleurs sous forme coopérative : on peut pour cela s’inspirer de l’actuel statut des SCIC (Société Coopérative d’Intérêt Collectif).
Cela dit, une modernisation non-libérale des entreprises publiques nécessite un gouvernement antilibéral, ou du moins un rapport de force social suffisant pour faire pression.

d) Le tissu de l’économie solidaire. Exemples : le « Tiers Secteur », c’est-à-dire les associations et entreprises en contrat avec les pouvoirs publics pour fournir de façon non-lucrative un service que ni le privé ni le public n’assurent correctement : aide aux personnes, crèches associatives, récupération et recyclage des déchets, réparations et jardinage, épicerie de village, emplois d’insertion, etc. ; les CIGALE (Club d’Investissement pour une Gestion Alternative et Locale de l’Epargne : club d’épargnants qui constituent une cagnotte pour financer et conseiller des entreprises locales socialement utiles) ; les AMAP ; et dans le même esprit que les AMAP on devrait soutenir les entreprises et les groupements de consommateurs qui appliquent des règles de commerce équitable pour l’entretien d’un tissu économique local solidaire et écologiquement soutenable (exemple : au Japon il y a une coopérative de consommation, le Seikatsu Club, qui s’approvisionne uniquement auprès d’entreprises respectant des critères sociaux et écologiques) ; etc. C’est tout une démarche de mobilisation de la société civile pour s’emparer concrètement de l’économie, notamment locale, sans attendre un appui des institutions politiques (mais en luttant pour l’obtenir).
Au XXe siècle la gauche a laissé faire l’intégration capitaliste de « l’économie sociale », qui à l’origine avait un esprit militant : dérive capitaliste des banques mutuelles, bureaucratisation des mutuelles d’assurance, alignement des magasins coopératifs sur les pratiques de la grande distribution, etc. A la fin du XXe siècle l’économie « alternative et solidaire » a repris ce chantier avec un souci de plus grande démocratie (notamment de proximité) et de souplesse dans la gestion, notamment en détournant des techniques de gestion d’origine capitaliste (exemple : les fonds de placement à risque : on finance en parallèle la création de plusieurs entreprises à rentabilité incertaine de façon que les bénéfices réalisés par celles qui réussiront servent à compenser les pertes des autres voire à financer le reclassement des salariés de celles qui devront fermer : on mutualise les risques). Une gauche de transformation sociale devrait mobiliser les considérables ressources de l’économie « sociale » (notamment les banques mutualistes) dans un esprit d’économie « alternative et solidaire ». Même si on n’est pas au gouvernement cela peut se faire avec les régions et les intercommunalités.

e) Des coopératives de travailleurs, en France les SCOP. C’est la propriété directe et autogérée des travailleurs, donc une forte motivation suscitée à la fois par l’intéressement personnel aux bénéfices et la participation quotidienne à une collectivité solidaire et démocratique (une personne, une voix, contrairement à l’entreprise capitaliste où la direction est élue par les actionnaires ayant chacun un nombre de voix proportionnel à la part de capital qu’il possède) ; une scop n’a pas d’actionnaires capitalistes extérieurs, ce qui allège ses charges financières et la libère des hauts et des bas des marchés financiers ; mais elle doit être rentable sur le marché des produits, ce qui la contraint à la souplesse et à l’inventivité technologique, facteurs d’efficacité à l’échelle macro-économique. Les coopératives ont tendance à élever la qualification des travailleurs, à limiter les écarts de salaire, et répugnent à mettre des gens au chômage. Mais elles souffrent structurellement de deux handicaps qui freinent leur développement : elles craignent les restructurations (qui suppriment des postes de travail), et elles manquent souvent de capitaux, vu qu’elles n’ont pas d’actionnaires extérieurs et que les banques hésitent à leur prêter. Résultat : bien que leur mortalité ne soit pas supérieure à celle des entreprises capitalistes, elles restent souvent au stade de PME. Or les deux handicaps peuvent être levés si les coopératives fonctionnent en réseau ayant ses propres institutions de financement. Dans la région italienne d’Emilie-Romagne des centaines de coopératives (et de PME privées) sont organisées en réseau pour se partager les commandes de grandes dimensions, se répartir les investissements de recherche-et-développement coûteux et risqués, et pour anticiper les restructurations, le tout étant adossé à des fonds d’investissement sous l’égide des pouvoirs publics régionaux. Le résultat est un tissu économique régional dynamique et un taux de chômage très faible (voir THOMPSON, D. J., Italy’s Emilia Romagna : Clustering Coop Development, revue en ligne Cooperative grocer 109, novembre-décembre 2003 : http://www.clcr.org/publications/other/emilia%20romagna%20by%20david%20thompson%20110604.pdf ). Autre modèle de réseau : à Mondragon au Pays Basque espagnol plus d’une centaine de coopératives sont fédérées en une holding qui a sa propre banque et qui est devenue le 7e groupe industriel d’Espagne. Si ce groupe s’est lancé depuis les années 90 dans l’achat d’entreprises à l’étranger comme font les multinationales capitalistes, son noyau central reste constitué de coopératives qui n’ont cessé de croître depuis les années 50, se sont restructurées sans licenciements, et induisent dans la région un faible taux de chômage et une répartition des revenus nettement moins inégalitaire qu’ailleurs (voir article Mondragon, des coopératives ouvrières dans la mondialisation : sur http://joel.martine.free.fr , rubrique Alternatives économiques). En France les réseaux de SCOP sont beaucoup moins développés (voir Isabelle HALARY, Le réseau : une solution pour les coopératives face à la globalisation : http://www.espaces-marx.eu.org/spip.php?article123 ). Le cadre juridique pour la constitution de réseaux internationaux de coopératives tarde à se mettre en place tant à l’échelle européenne que mondiale. En Argentine des dizaines d’entreprises ont été reprises en coopératives par leurs salariés en réponse à leur abandon par les patrons lors de la crise économique récente, et essayent aujourd’hui de se pérenniser. Au Venezuela le gouvernement essaye de susciter la formation de coopératives. En France les gauches du XXe siècle n’ont jamais intégré les coopératives dans une réflexion stratégique visant à supplanter le capitalisme. Les syndicats n’ont fait que se méfier d’elles.

f) Des forums de liaison par thèmes entre des groupes d’élus (locaux, nationaux …) et le mouvement associatif, à la fois pour maintenir un contrôle des élus par le mouvement social, et pour apporter un appui aux élus qui mettent en œuvre une bonne politique (voir http://joel.martine.free.fr, rubrique Politique alternative, texte Les mouvements citoyens face aux effets pervers de la démocratie représentative ).

g) Des réseaux internationaux, pour aborder différemment toutes les questions. Avant toute décision politique, même locale, avant toute initiative de mobilisation, on devrait demander leur avis aux réseaux associatifs (ou syndicaux, etc.) qui travaillent à l’échelle internationale sur le sujet. Par exemple : sur l’accueil des migrants, la lutte contre l’effet de serre, etc.

L’après-capitalisme, c’est maintenant, concrètement.

En résumé il s’agit de construire, souvent à partir d’éléments qui existent déjà, des points d’appui, des « bastions » ou des « territoires » à défendre, où on met en pratique une logique de solidarité, coopération, défense du bien public, appropriation sociale concrète, et où par conséquent on crée et on teste les éléments d’une alternative d’ensemble.

Aujourd’hui ces lieux de résistance et de création reposent d’une part sur le tissu associatif et les syndicats, mais aussi sur des institutions élues, sur des services publics faisant partie de l’appareil d’Etat au niveau national ou des collectivités locales, sur des entreprises publiques, enfin sur des coopératives, et sur des entreprises du « tiers secteur ». Evidemment toutes ces associations, institutions, entreprises, ne sont pas en soi des lieux de résistance, mais peuvent le devenir quand elles sont animées d’un esprit solidaire et combattif.
(Dans cette optique il serait bon que les syndicats dans les services publics mettent au centre de leur démarche non pas les revendications corporatives – qui bien sûr sont nécessaires – mais la mobilisation en commun avec les usagers pour un fonctionnement efficace et solidaire du service public. Voir, sur l’exemple de l’Education Nationale, Mammouth cherche futur. Quelles avancées immédiates pour le service public d’éducation ? , texte cité plus haut.)

Pour le dire en langage marxiste, il s’agit de mettre en œuvre ce que Gramsci appelait une « guerre de position » dans la société civile et dans l’Etat, sauf que pour Gramsci l’opérateur principal de cette stratégie était le parti d’avant-garde. Au contraire, dans l’approche proposée ici la stratégie de transformation de la société ne peut pas et ne doit pas être centralisée en continu par un parti « état-major », car cela briserait la créativité et l’imprévisibilité des mouvements sociaux. La stratégie se centralise ou se décentralise au fur et à mesure d’échéances qui apparaissent dans les rapports de force, dans les luttes et dans le fonctionnement des institutions.

Réformes et révolution

Il s’agit de construire des outils, d’expérimenter des alternatives pour les rendre crédibles, faisables et responsables, en même temps qu’ouvertes à des possibles utopiques. Et la « guerre de position » n’est pas une fin en soi. Elle transforme la société par une pression démocratique continue, ce qu’on appelle un réformisme radical. Elle doit aussi se préparer à des moments de rupture du système de domination capitaliste, où est possible une réorganisation de la société rapide et à grande échelle. En réponse à des situations de crise, comme celle qui a frappé l’Argentine, les alternatives économiques peuvent être étendues à grande échelle et dans des secteurs décisifs, et de nouvelles institutions démocratiques peuvent être adoptées. Ce qu’on appelle une révolution. Mais il y aura peut-être des situations où on arrivera au même résultat par les voies du réformisme radical : si on a une majorité parlementaire pour cela et une société suffisamment mobilisée pour contrer le sabotage de la droite. Ou encore par une alliance entre une partie de l’appareil d’Etat et les mouvements populaires, comme aujourd’hui au Venezuela.
La combinaison réformes – révolutions a été exposée dans le livre d’Yves Salesse avec une insistance sur la réforme de l’Etat et le rôle des entreprises publiques. J’entends compléter cette approche en insistant sur ce qui vient de la société civile et peut donc être construit et testé sans avoir le pouvoir gouvernemental : les contre-pouvoirs associatifs, l’économie solidaire, les coopératives.

On peut imaginer des scénarios de rupture révolutionnaire. (Je m’inspire librement de l’article de David Schweickart, Matérialisme historique et défense d’un (genre de) socialisme de marché , paragraphe « radicalement vite », dans le livre de Tony Andréani Le Socialisme de marché à la croisée des chemins, éd. Le Temps des Cerises, 2003, malheureusement épuisé. Schweickart est un marxiste américain qui a écrit After Capitalism, non traduit en français). Dans une crise économique où la valeur des actions en bourse s’effondre, comme on l’a vu en Argentine, une grande partie des entreprises pourraient passer en coopératives. Il n’y aurait même pas besoin d’exproprier les actionnaires : leurs actions seraient transformées en titres participatifs donnant droit à une rémunération sur la base des bénéfices de l’entreprise mais plafonnée à un niveau un peu supérieur à celui de la rémunération de l’épargne populaire. Les services publics, les grandes banques, et les entreprises jugées stratégiques pour la souveraineté collective (à l’échelle de la nation, de la région, ou de l’Europe) passeraient sous contrôle public, soit en régie publique, soit en société d’économie mixte mi-publique mi-coopérative. (On peut aussi, pour protéger cette expérience vis-à-vis de la spéculation internationale, mettre en place un double système de monnaie, comme à Cuba aujourd’hui : la monnaie classique convertible en devises étrangères pour le commerce avec l’étranger, et une monnaie locale inconvertible pour certains échanges internes à protéger, notamment l’achat des biens de première nécessité, et les échanges entre entreprises sur le marché local). Bref, si on a préalablement expérimenté des alternatives concrètes (le fonctionnement de coopératives en réseau, leur financement par un système de crédit solidaire, une réorientation solidaire et cogestionnaire des services publics, etc.) il est techniquement possible, en situation de crise économique aiguë, ou de mobilisation populaire très forte, de faire passer rapidement des secteurs décisifs de l’économie à un fonctionnement de démocratie économique articulant le système autogestion + marché et le système planification + cogestion.

Il faut penser les ruptures avec l’ordre capitaliste, mais pour cela il ne suffit pas de s’étiqueter comme révolutionnaire et il n’est pas très opératoire de refuser les démarches réformistes (réformistes au premier sens du mot : transformer la société par des réformes, non pas se contenter d’aménager le système). Choisir entre rupture révolutionnaire et pression réformiste, cette question se pose mais la réponse dépend de la situation. Et cette question n’a de sens que si on met réellement en place des alternatives, qui rendent possible une alternative de société. Et la construction des alternatives se fait le plus souvent sur plusieurs années sans attendre une révolution.

Un projet de société post-capitaliste

Cette démarche de transformation n’exprime pas seulement des valeurs, elle a une cohérence qu’un mouvement politique doit rendre perceptible dans l’opinion. Cette cohérence, c’est celle d’un projet de société, qui certes ne doit pas être complètement ficelé, mais qui repose sur les piliers suivants :
le bien public garanti par des services publics renforcés, cogérés par leurs travailleurs et des représentants de leurs usagers, soit en régie publique, soit sous forme associative en contrat avec les pouvoirs publics (« tiers secteur ») ;
des coopératives de travailleurs fonctionnant en réseau solidaire et avec des banques publiques leur fournissant un financement indépendant du marché des capitaux.
des entreprises publiques (ou mixtes publiques-coopératives) dans les secteurs jugés stratégiques ;
des institutions politiques très démocratisées : davantage de pouvoirs pour le parlement, beaucoup de démocratie locale ; budgets participatifs ; nouvelle constitution ( voir les recherches d’Etienne Chouard : http://etienne.chouard.free.fr/Europe) ;
un engagement actif dans la construction d’institutions mondiales de régulation juridique, écologique, économiques et de sécurité : démocratisation de l’ONU, renaissance de l’Organisation Internationale du Commerce (et non l’OMC) dans le cadre de l’ONU, construction d’un système monétaire international, renforcement du Droit international du travail, autorités internationales de règlement des conflits et de maintien de la paix, etc. J’espère que cette préoccupation mondiale sera plus présente dans les élections européennes qu’elle ne le fut dans la campagne pour le non !!!

Avec un tel projet de société on peut mettre en place une démocratie économique, c’est-à-dire un socialisme ayant vocation à supplanter le capitalisme (Voir les livres de Tony Andréani : Le Socialisme est (à)venir, éd. Syllepse, collection Utopie Critique et Le Socialisme de marché à la croisée des chemins. Voir aussi Thomas Coutrot, Démocratie contre capitalisme, éd. La Dispute). Mais il n’est pas sûr qu’il y ait les forces sociales et politiques capables d’imposer cela aux classes dominantes dans les temps prévisibles. Une solution mitigée et instable pourrait être un capitalisme non-libéral fortement encadré par la démocratie et le Droit, un nouveau compromis social-démocrate, avec une politique économique keynésienne et un bridage de la mondialisation financière. Mais actuellement les classes dominantes occidentales n’en veulent pas, elles mettent tous leurs efforts à défaire les restes des compromis social-démocrates du XXe siècle. Peut-être qu’elles y viendront en réponse à de graves crises économiques et sociales. La pression pour des alternatives anti-libérales les y contraindra peut-être. On pourrait alors envisager une « mise sous tutelle » démocratique du capitalisme (voir Marc Fleurbaey, Capitalisme ou démocratie ? L’alternative du XXIe siècle, éd. Grasset). Une autre solution encore serait un capitalisme d’Etat éclairé, le modèle autoritaire chinois mais avec, pour éviter les absurdités de la gestion bureaucratique, un peu de concertation démocratique et beaucoup d’écologie. Si on ne parvient pas à remplacer le capitalisme par des systèmes socialistes démocratiques, les solutions de capitalisme étatisé ou démocratiquement régulé (et avec autant que possible des éléments de gestion alternative) seront peut-être un moindre mal, préférables à la dérégulation et à la barbarie, pour la sauvegarde d’un environnement vivable et la survie de la civilisation. Le mieux que nous ayons à faire est de mobiliser pour des alternatives écologiques et solidaires, qui tendent vers une démocratie socialiste, et à défaut permettront d’imposer des compromis vivables et ne fermant pas l’avenir.
Si nous n’avançons pas une perspective socialiste, les alternatives se contenteront d’accompagner la modernisation du capitalisme. (Par exemple les démocrates-chrétiens sont pour les coopératives et l’économie solidaire !)
Si on se contente de faire de la résistance en militant pour le maintien des conquêtes de l’époque keynésienne (retraites, droit du travail, services publics) sans proposer d’alternatives, si on campe sur l’attitude « la lutte la lutte », on ne fait que freiner la dérégulation libérale et c’est un combat perdu d’avance car le capitalisme mondialisé peut facilement contourner les résistances nationales. En plus cela ne propose aucune nouvelle dynamique de développement : on laisse les grands investisseurs capitalistes prendre les décisions stratégiques et on ne construit pas un modèle de développement soutenable. Les alternatives sont donc indispensables, même si on ne voit pas concrètement la possibilité d’une percée hors du capitalisme.

Pour une radicalité plurielle et expérimentale

Les avancées et les compromis ne peuvent pas être prévus à l’avance dans le détail, ils dépendront de « basculements » imprévisibles (voir plus loin). Il faut donc avancer de façon empirique et expérimentale. Un mouvement politique anticapitaliste et écologique doit se donner les moyens, tout en gardant la boussole de ses utopies, de tester un certain nombre d’avancées alternatives, et c’est ainsi qu’on verra, selon les rapports de force, quelles ruptures ou quels compromis sont possibles. C’est pourquoi il faut souhaiter une coopération non-dogmatique entre ceux qui croient plutôt au socialisme autogestionnaire et ceux qui croient plutôt en un nouveau keynésianisme ... et les autres ! Ces courants de pensée pluriels et mouvants ont leur place dans un mouvement politique anticapitaliste (à condition toutefois qu’ils se rendent indépendants de la gauche social-libérale : nous reviendrons sur comment cela est possible). L’expérience d’ATTAC et de la Fondation Copernic montre que c’est le dialogue entre (schématiquement) les « alternatifs », les « néo-keynésiens », et les autres, qui fait apparaître des idées nouvelles répondant concrètement au néo-libéralisme et à l’étatisme autoritaire.
Et surtout, tout ce débat est percuté par les urgences écologiques.

L’urgence écologique et la nécessaire révolution des systèmes de production.
Quelle décroissance ?

Les catastrophes écologiques imposeront inéluctablement des remaniements imprévisibles. Le rythme de la crise écologique et l’incontrôlabilité actuelle des investisseurs capitalistes fait que les sociétés n’auront probablement pas le temps de réorganiser leur système économique sur des bases sobres et propres (économes en ressources et non-polluantes) avant d’être percutées par des catastrophes environnementales et des récessions économiques. Une décroissance, peut-être brutale, du PIB industriel s’imposera inéluctablement, même s’il est souhaitable, en réponse à la crise écologique, que certaines productions industrielles croissent (par exemple il faut fabriquer beaucoup moins de voitures, mais plus de chemins de fer). Les luttes et les compromis sociaux devront être pensés dans un contexte d’« atterrissage en catastrophe » avec des régions entières frappées par la désindustrialisation ou/et les ravages écologiques. Les partisans de la décroissance disent qu’il faut mettre en pratique et imposer une « décroissance conviviale » pour ne pas avoir à subir une décroissance sauvage dans un contexte d’inégalités accrues et de pouvoirs politiques autoritaires et militaristes. Mais nous avons encore à inventer les formes économiques et politiques de cette « décroissance soutenable », à inventer une logique de développement économique écologiquement et socialement soutenable. De toute façon il y faudra une réorientation de la plupart des productions sur des bases solidaires et non-lucratives : en ce sens aussi, l’après-capitalisme c’est maintenant.

Penser l’action politique en situation de basculement déconcertant ou de « catastrophe »

Ceux pour lesquels le « réalisme » se limite à s’adapter aux possibilités offertes par l’ordre établi ne sont pas vraiment réalistes. Ils sont complices de la formulation des possibles qu’imposent les pouvoirs en place, alors que ces possibles peuvent muter du jour au lendemain.
Il faut penser à partir de la forte probabilité de crises imprévisibles, ce que l’on peut appeler des « catastrophes » ou plutôt des basculements déconcertants. Exemples divers de catastrophes : Tchernobyl, l’effondrement des systèmes politiques dits communistes, la crise économique argentine, les accidents climatiques dus au réchauffement, etc. Exemples d’événements déconcertants : la présence de Le Pen au second tour de la présidentielle en 2002, la durabilité d’expériences comme celles du Chiapas ou du Venezuela, l’apparition d’identités politiques nouvelles telles que l’écologie et l’altermondialisme. Parler d’événements déconcertants ne signifie pas que ces événements étaient imprévisibles. Mais à chaque fois, l’événement crée une situation qui échappe plus ou moins au contrôle des forces dominantes, un basculement déconcertant où des logiques nouvelles peuvent se mettre en place. On peut parler de catastrophes au sens où l’on emploie ce mot en physique et dans la théorie des systèmes.
Il faut donc s’entraîner à penser politiquement en situation de catastrophe et désengluer notre pensée du pseudo-réalisme qui est en fait un conformisme à court terme. Sans dédaigner la conquête réaliste de positions de pouvoir ainsi que de règles sociales positives dans le cadre de l’ordre existant, une pensée de la transformation sociale doit surtout raisonner en termes d’ « utopies concrètes » (au sens d’Ernst Bloch) : le vrai réalisme consiste à faire prospérer des valeurs portées par la vie sociale mais en rupture avec la normalité dominante, à découvrir dans le réel des possibilités plus ou moins imprévisibles, à explorer la faisabilité d’alternatives qui pourront proliférer dans les situations de mutation déconcertante et après.
Pour ne pas passer à côté de cette réalité en devenir que sont les événements déconcertants et les alternatives innovantes, il faut rompre avec la vision instrumentale de la politique, que ce soit dans un pseudo-réformisme sans réformes (se borner à conquérir des positions de pouvoir dans l’ordre existant), ou dans une optique de rupture disons léniniste (utiliser les luttes sociales principalement comme appui pour une stratégie centrée sur un renversement du pouvoir d’Etat que l’on pourrait prévoir d’avance et qui serait la condition nécessaire et quasiment suffisante de toute transformation importante de la société).

Un parti expérimentateur, donc pluraliste

Un parti politique, même si sur des questions importantes il remplit une fonction d’avant-garde ou d’état-major, doit se méfier du rôle de « guide » qu’il a tendance à s’octroyer. En effet le fonctionnement même des partis politiques produit des déformations typiques : un parti avant-gardiste a tendance à l’esprit de chapelle, et un parti en mesure de conquérir des postes électifs tend à penser selon le « réalisme » électoraliste ou gestionnaire, et à se laisser dévorer de l’intérieur par la course aux postes électifs. (J’ai proposé une analyse et des remèdes à ces tendances naturelles aux partis politiques : voir http://joel.martine.free.fr, rubrique Politique alternative, texte Les mouvements citoyens face aux effets pervers de la démocratie représentative , publié dans la revue écologiste Cosmopolitiques, n°12, Que faire des partis ?)

Les expériences sociales sont diverses, créatives, complexes, donc souvent indécises, et si elles sont déconcertantes, tant mieux, si par là elles déséquilibrent les systèmes de domination et font apparaître des alternatives positives. Par conséquent un mouvement visant à la transformation de la société, y compris un parti politique, ne doit pas se concevoir principalement comme un « guide qui sait », mais aussi et plutôt comme un expérimentateur et un chercheur de chemins. Il faut certes juger les expériences, mais il importe d’abord de les accompagner avec solidarité et de les discuter sans préjugés.
Par exemple, quand dans les années 90 le réseau de coopératives de Mondragon s’est transformé en une multinationale, fallait-il y voir, par-delà la pensée démocrate-chrétienne de ses dirigeants, la preuve que des entreprises autogérées peuvent s’imposer de façon exemplaire dans la mondialisation, ou fallait-il y voir au contraire une adaptation des coopératives aux règles du jeu néo-libérales ? Les deux !
Autre exemple : quand la sociologue féministe Vandana Shiva, en lien avec de grandes mobilisations de paysannes indiennes contre la déforestation et autres dégâts infligés par l’agriculture capitaliste, assigne aux femmes le rôle de gardiennes de la nature et de la tradition contre le pouvoir masculin et le capitalisme destructeur (voir son livre Ecoféminisme, éd. l’Harmattan), faut-il y voir le témoignage d’une vision écologiste d’avenir portée par les femmes du Sud, ou le retour des rôles féminins traditionnels ? Les deux !
L’expérimentation est indispensable, et avec elle la pluralité des hypothèses.

Participer à un gouvernement ?

Abordons la question qui fait clivage entre la majorité de la LCR et un certain nombre de militants des Collectifs antilibéraux : peut-on envisager de participer à un gouvernement, et plus généralement à des exécutifs dominés par les sociaux-libéraux ?
Cette question ne peut pas être tranchée par un ultimatum général, car il y a plusieurs choix possibles :
1. Une participation sous hégémonie PS avec solidarité gouvernementale : c’est évidemment inacceptable et ce serait discréditant. Une telle option ne peut être envisagée que par un appareil politicien qui accepterait des postes en échange de son ralliement.
2. Une participation minoritaire sur un contrat d’objectifs (tels que augmentation des minima sociaux, arrêt des privatisations, plan de développement des services publics, bataille pour un SMIC européen, etc.). C’est intéressant … mais on risque de se faire rouler dans la farine … ce qui reviendrait de fait au choix n°1. C’est ce qui est arrivé à Voynet, qui a cru bon de jouer le jeu. Un contrat n’est intéressant pour un parti minoritaire que s’il a le rapport de force pour imposer le respect du contrat au partenaire le plus fort (... et aux ministres qui viennent de ses rangs, et à leur staff, qui seront tentés de se laisser acheter !). La condition pour cela est que le centre de gravité de l’activité du parti ne soit pas dans les institutions politiques mais dans les luttes et dans la société civile, de façon à pouvoir faire pression, et à ce que les ministres ne soient pas les otages du parti dominant : on doit pouvoir les retirer du gouvernement dès qu’on voit que le partenaire ne tient pas ses engagements, et expliquer aux électeurs qu’on obtiendra plus pour eux en agissant dans les luttes. Tout cela, c’est ce que n’ont fait ni les Verts ni le PC sous Jospin. La condition pour cela, c’est que le parti ne passe pas sous le contrôle de ses notables ou de ses bureaucrates, mais reste sous le contrôle de ses militants, notamment de ceux impliqués dans les luttes. Cela est difficile pour un parti, il faut qu’il se donne les moyens de ne pas dépendre des financements publics, qu’il ne se laisse pas corrompre par le clientélisme (or il est difficile, quand on a des élus, de s’abstenir de tout clientélisme), et qu’il ait le courage politique d’expliquer à ses électeurs une démarche hors-institutions... sans pour autant tomber dans la gesticulation de la lutte pour la lutte. Cela fait beaucoup de conditions. Comme dit le proverbe : pour manger la soupe avec le diable il faut avoir une grande cuiller. Mais par exemple on peut l’envisager dès à présent dans des petites villes où tout le monde se connaît et où les élus sont sous le contrôle d’une opinion publique de gauche locale.
3. La participation de quelques ministres pour faire avancer quelques dossiers sectoriels, ciblés mais utiles et emblématiques. Par exemple un secrétariat d’Etat avec un budget et un projet de loi pour le développement de l’économie solidaire et des coopératives, ou la même chose sur le logement, ou sur l’agriculture paysanne. L’intérêt de cette approche sectorielle ou thématique, c’est que les enjeux sont clairement testables, visibles par les électeurs, et qu’on fait comprendre quelles transformations on veut dans la société. Il ne s’agit pas de faire alliance, ni de passer un contrat, mais d’obtenir un espace d’expérimentation où on a les mains libres (comme quand les élus d’un syndicat dans un comité d’entreprise gèrent des œuvres sociales). Cela peut se négocier même avec un Bayrou. Cela ne correspond pas aux traditions politiques françaises, mais dans une approche expérimentale de transformation de la société, cela doit être envisagé. Il faut voir ce que le parti majoritaire nous demande en échange. Si c’est par exemple un soutien parlementaire contre la droite, cela peut se négocier. Evidemment, on peut refuser de se salir les mains dans un gouvernement, ou sur des postes d’adjoint à un maire social-libéral, et se contenter de faire pression de l’extérieur avec les associations pour obtenir des réformes. Mais si la conséquence est qu’on négocie avec un ministre social-libéral incompétent et fourbe, alors qu’on pourrait avoir un ministre « à nous » compétent et honnête, ce n’est pas forcément le bon choix.
Dans le rapport actuel des forces, il est souvent plus prudent de ne pas participer aux exécutifs. Mais la question ne peut pas être tranchée a priori, elle dépend de deux conditions qui dans chaque cas doivent être définies précisément et publiquement : d’un côté, il faut qu’on gagne quelque chose en terme de transformation sociale et de visibilité de notre projet, de l’autre il faut qu’on garde notre capacité de manoeuvre autonome.
En gros ces conditions, ou plutôt cette problématique, resteront en vigueur même si un jour nous sommes majoritaires dans la gauche à l’échelle nationale, car un gouvernement et un parlement n’ont qu’un pouvoir limité face aux capitalistes et à l’appareil d’Etat. L’occupation du gouvernement par un parti de transformation n’est que le volet institutionnel d’un rapport de force qui se joue aussi dans les entreprises, dans les appareils d’Etat, et dans les contre-pouvoirs populaires. S’il ne consolide pas ce rapport de force, le parti gouvernant risque fort de se faire rouler dans la farine.

Quel pluralisme dans le fonctionnement d’un mouvement politique ?

Les divergences pratiques et même tactiques sont nécessaires à un mouvement de transformation de la société pour qu’il soit un expérimentateur ouvert à des expériences diverses et indécises. Alors comment doit fonctionner un parti pour à la fois donner des réponses cohérentes aux différents niveaux où se centralise la vie politique, et rester pluraliste ?

Prenons l’exemple d’une région où les entreprises industrielles ferment. Faut-il se battre plutôt pour une réindustrialisation de la région, y compris par des compromis avec des capitalistes étrangers proposant des productions tournées vers l’exportation ? ou faut-il monter des coopératives ? faut-il se battre plutôt pour une reconversion de la région vers des activités de service post-industrielles ? ou plutôt vers des activités agricoles et de petite industrie visant à l’autosuffisance locale dans une perspective de décroissance ? Evidemment le plus sage est une combinaison d’éléments de ces différentes orientations ; mais quelle combinaison ? quels projets dans le détail ? Il faudra faire des choix budgétaires et il y aura des divergences politiques même entre des militants partageant les mêmes valeurs.
Autre exemple : dans une ville, ou nationalement, une minorité du parti souhaite participer à un exécutif dominé par les social-libéraux alors que la majorité est contre. Ou l’inverse.
La discussion interne doit bien sûr chercher à dégager une majorité ; la capacité d’un regroupement politique à se mettre d’accord sans toujours se diviser est l’un des tests de la solidité de ses fondamentaux. Mais il y aura toujours des divergences. Le mieux est donc, si on ne parvient pas à un consensus complet, de laisser les minoritaires et les majoritaires faire leur expérience en mettant en œuvre leur politique, dont le bilan sera tiré au fur et à mesure. Dans les cas où les enjeux sont importants, et où les connaissances disponibles ne permettent pas de décider qui a raison, on ne peut pas empêcher les minoritaires de faire ce qu’ils jugent bon (ou alors on les pousse à la scission). Il est inutile de perdre son temps à des batailles politiques internes pour imposer un choix majoritaire aux minorités. Il faut donc aménager un cadre commun de suivi des expériences, comme on fait (ou comme on devrait faire) dans une institution scientifique, de façon à ne pas stériliser les idées des minoritaires.

Est-ce que ce sera clair pour les électeurs ? Bien sûr : il sauront que la position de Untel est minoritaire, et ils connaîtront la position officielle de la majorité du parti (y compris si ce n’est pas la même majorité à l’échelle d’une ville et de la région).

Est-ce que cela va paralyser le parti ? De deux choses l’une : soit on peut dégager une forte majorité, et elle aura les moyens de faire sa politique, même si les minorités font le contraire ; soit il n’y a pas de majorité nette, et cela prouve que le parti n’est pas encore capable de trouver une solution, donc qu’il ne peut pas prétendre guider la société sur ce point. Dans ce cas il y a un problème de fond qu’il faut résoudre. La règle du centralisme démocratique, selon laquelle les minorités doivent appliquer publiquement la politique de la majorité, ne crée qu’une unité de façade, qui prouve que le parti est une force disciplinée, mais qui ne résout pas les problèmes de fond et n’aide pas les citoyens hors du parti à s’en emparer.

Le plus opératoire est de formuler chaque fois clairement des décisions majoritaires (majorité simple ou majorité qualifiée, des deux tiers par exemple) à chaque niveau pertinent (principe de subsidiarité), et de laisser la liberté d’expression et d’expérimentation aux minorités, à charge pour elles d’en faire un usage responsable et de faire des comptes-rendus transparents de leurs expériences. (Avec bien sûr des aménagements pour tout ce qui nécessite de la confidentialité comme les négociations industrielles ou les opérations de désobéissance civile).

Cette règle s’oppose au Charybde du centralisme démocratique (1) et au Scylla du fonctionnement informel en réseau (2).

1. Bien sûr il faut de la discipline : il faut que les militants tiennent leurs engagements et appliquent leurs mandats. Et il faut une centralisation (à chaque niveau pertinent). Mais le centralisme démocratique, c’est plus précis que cela : c’est la liberté de discussion dans la préparation (et ensuite dans le bilan) des décisions du parti, et la discipline unanime dans l’action, c’est-à-dire que les minorités appliquent la décision majoritaire. Certes il y a des formes d’action où cette règle est nécessaire, ce sont les actions de force où la victoire d’un camp dépend de sa capacité de manœuvre coordonnée au moment opportun, comme dans une guerre. C’est le cas par exemple dans des actions comme la saisie des stocks lors d’une grève, ou quand le peuple est en insurrection, ou quand il faut se saisir des télécommunications pour riposter à un putsch imminent, etc. Pour ce genre d’action il faut un « état-major des opérations » auquel on obéit (et qui d’ailleurs n’est pas forcément un parti politique préexistant). Mais ces situations ne sont pas quotidiennes. Le plus souvent les avancées politiques proviennent d’un travail de mobilisation et de persuasion, par la légitimité des idées et la force de l’exemple. (Même une insurrection populaire, ce qui fait sa victoire n’est pas uniquement sa discipline de manœuvre, mais l’engagement dans l’action de larges secteurs de la population). Le modèle de l’affrontement militaire n’est qu’un aspect des luttes politiques et ne doit pas être mythifié.
Si on pense que de façon permanente et sur toutes les questions clés un parti politique doit intervenir avec une discipline unanime dans ses actions publiques, c’est qu’on pense persuader les citoyens plutôt en les impressionnant, par le spectacle d’une force unie et disciplinée, qu’en les incitant à s’organiser de façon autonome. C’est pourquoi, même si les militants sont des défenseurs sincères de la démocratie et de l’auto-organisation, et même s’ils pratiquent la démocratie en interne dans le parti (comme c’est le cas dans la LCR), la pratique constante du centralisme démocratique dans l’action publique alimente une conception dirigiste du parti, qui l’empêche d’être à l’écoute de l’inventivité démocratique du mouvement social. On peut même déceler dans cet attachement au centralisme démocratique une fascination inconsciente par la force disciplinée, qui se déguise au niveau conscient en une affirmation d’efficacité : « il nous faut un outil efficace et cohérent, c’est le parti ».

2. Certains militants proposent le fonctionnement en réseaux informels pour coller au plus près à l’inventivité du mouvement social, prendre des décisions en temps réel, et court-circuiter le dirigisme et le bureaucratisme des partis. Par listes e-mail ou par site internet interactif, tout le monde est connecté, pas besoin d’autorité centrale, (juste des modérateurs), tout peut se discuter largement, les décisions communes se prennent au consensus, et en même temps chacun fait ce qu’il veut. Je ne reviens pas sur les énormes avantages d’information, de concertation, d’initiative et d’efficacité qu’apportent ces outils. Cela dit leur effet pervers est d’exclure de fait les personnes qui ne maîtrisent pas l’outil informatique ou qui n’ont pas le temps de suivre les échanges en temps réel. Et en particulier les classes populaires ! On pourrait pallier cet inconvénient en travaillant de façon plus collective, en accompagnant les réseaux informatiques de discussions en chair et en os, et en faisant des efforts de pédagogie.
Mais la multitude des messages produit deux effets antidémocratiques :
D’une part il est difficile, pour une personne non initiée, de repérer dans le charivari les grandes lignes de clivage des débats, du moins de les repérer à temps pendant que les initiés sont en train de fabriquer les décisions en temps réel et en eau trouble.
D’autre part quelques initiés peuvent se coordonner en temps réel et à l’insu des autres, et donc tirer les ficelles du débat. Il se forme une élite de magouilleurs initiés.
Tout cela n’est pas bien grave, quand on le sait. Mais si on laisse le réseau informel devenir de fait le lieu où se tranchent les décisions politiques, on donne le pouvoir aux magouilleurs. Il faut donc qu’il y ait des temps et des lieux de délibération, avec des règles de débat faisant apparaître les différentes orientations, et l’élection de responsables à différents niveaux avec une représentation visible des majorités et des minorités.

Les « Lumières » du XXIe siècle et le verrou politique.

Avec la vague altermondialiste s’est constituée une nouvelle culture politique internationale, un nouveau sens commun en opposition à la logique néo-libérale. Il ne s’agit pas d’un paradigme politique unique, mais plutôt d’une agora, d’un espace de débat où confluent des apports d’origines diverses (marxisme ou post-marxisme, réformisme démocratique, écologie, féminisme, pacifisme, etc.) qui ont commencé à digérer les échecs du XXe siècle. Cette culture politique est un peu dans la même position que la philosophie des Lumières au XVIIIe siècle : elle a une forte influence au niveau des idées, elle dispute l’hégémonie intellectuelle au néo-libéralisme et à l’autoritarisme dominants, mais elle n’a pas accès aux leviers du pouvoir politique. En un sens cette culture s’essouffle, confrontée au blocage politique et aux modes de vie individualistes dictés par la concurrence ; d’un autre côté elle perdure : la culture contestataire en est maintenant à sa deuxième ou troisième génération, et avec la crise écologique l’idée d’une rupture de civilisation devient incontournable.
Il ne suffit plus d’appeler au réveil des consciences ni de lutter comme on peut là où on est. Il faut une conspiration publique pour mettre en synergie les forces sociales qui ébauchent un autre monde. Sous quelle forme ? J’espère qu’un mouvement politique pourra se constituer. J’ai regretté qu’à la présidentielle de 2007 on perde une occasion de faire un pas dans ce sens. S’il s’avère que c’est impossible il ne restera plus qu’à œuvrer à des avancées du côté de mouvements sociaux imprévisibles.
Les militants de l’agora altermondialiste constituent pour l’instant un « intellectuel collectif diffus ». Vont-ils réussir à produire, contre les replis individualistes et contre les calculs d’appareils, un mouvement politique articulé capable de porter un projet de société, de le promouvoir dans chacune des situations instables et terribles du monde actuel, et de déverrouiller politiquement la société ?