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L´écosocialisme en dix points, par J Riechmann

mercredi 18 septembre 2013, par Amitié entre les peuples

L’écosocialisme en dix points

Jorge Riechmann

1 Face au nihilisme contemporain, l’écosocialisme propose une morale égalitaire basée sur des valeurs universelles, à commencer par la première d’entre elles : la dignité humaine. Au-delà de la volonté capitaliste de posséder et de consommer, au-delà de sa morale, la nôtre est de créer des liens et de partager. Le penseur marxiste franco-brésilien Michael Löwy, l’un des théoriciens modernes de l’écosocialisme, a formulé la nécessité d’une éthique écosocialisteayant les caractéristiques suivantes : sociale, égalitaire, solidaire, démocratique, radicale et responsable (1).

2 Face à la dérive biocide de la société contemporaine, l’écosocialisme fait le pari de vivre sur cette Terre en faisant « la paix avec la nature ». Le socialisme, comme système social et comme mode de production (basé sur la production industrielle), se définit essentiellement en créant les conditions qui permettent au travail de ne plus être une marchandise et en mettant l’économie au service de la satisfaction égalitaire des besoins humains. La valeur d’usage doit l’emporter sur la valeur d’échange : l’économie doit être orientée vers la satisfaction des besoins humains (et pas vers l’accumulation du capital). L’écosocialisme ajoute la soutenabilité aux conditions qui régnaient antérieurement : le mode de production et l’organisation sociale changent pour devenir écologiquement soutenables. (Ne pas marchandiser les facteurs de production –.nature, travail et capital – ou les démarchandiser, telle était l’orientation qu’un grand anthropologue économique comme Karl Polanyi suggéra dans la Grande transformation).

3 Face à la perte d’horizons alternatifs (il y a tant de personnes qui ne conçoivent plus la vie humaine qu’au travers de l’achat ou de la vente de marchandises), l’écosocialisme est anticapitaliste dans de nombreuses dimensions incluant la dimension culturelle et il participe à l’élaboration d’une culture alternative « amie de la Terre ». Nous parlerons du « socialisme » au sens propre et historique du terme, un socialisme radicalement critique du capitalisme qui cherche à lui substituer un ordre sociopolitique plus juste (aujourd’hui nous devons ajouter : qui soit soutenable). Nous ne nous référons donc pas à la profonde dégénération du courant politique social-démocrate qui a débouché sur les partis politiques se nommant « socialistes » bien qu’ils appliquent des politiques néolibérales.

4 Face à la tentation de se réfugier dans les marges, l’écosocialisme maintient la lutte pour la transformation de l’État. J’ai été impressionné il y a peu par un article d’Ignacio Sotelo dans lequel, après avoir décrété la non-viabilité de la révolution, « mythologie du dix-neuvième siècle d’une classe ouvrière prétendument révolutionnaire » – mais aussi de la voie réformiste étant entendu que « la rébellion et les manifestations protestataires n’allaient pas changer le capitalisme financier existant » – le professeur de sociologie qui représente d’une certaine manière l’aile gauche du PSOE, ne l’oublions pas – conclut qu’il ne reste que la solution de changer de pays – l’émigration redevenant le destin de nombreux Espagnols – ou alors de sortir du système et de rechercher une solution dans l’économie alternative (2). Cette proposition de survie aux marges, très compatible avec le désordre établi, coïncide de manière surprenante avec la tentation d’une partie considérable des mouvements alternatifs et indignés : organisons-nous pour notre propre compte aux marges de l’État (s’ils détruisent la santé publique, créons des coopératives de santé autogérées, etc.). Face à cette tentation l’écosocialisme affirme : nous ne renonçons pas à la transformation de l’État de manière à ce qu’il devienne un jour réellement social, démocratique et de Droit.

5 Face à la dictature du capital qui se renforce à mesure que progresse la globalisation, l’écosocialisme défend la démocratie à tous les niveaux. Démarchandiser, disions-nous auparavant, et aussi démocratiser. L’écosocialisme est une tentative d’avancer vers une société où les grandes décisions sur la production et la consommation seraient prises démocratiquement par l’ensemble des citoyens et des citoyennes, en accord avec des critères sociaux et écologiques qui se situent au-delà de la compétition mercantile et de la recherche de profits privés. (3)

6 Face au patriarcat, écoféminisme critique. Comme l’a dit Alicia Puleo, l’écoféminisme ne se réduit pas à une simple volonté de mieux gérer de manière féministe les ressources naturelles, mais exige la révision critique d’une série de dualismes sous-jacents à la persistance de l’inégalité entre les sexes et à l’actuelle crise écologique. L’analyse féministe des oppositions nature/culture, femme/homme, animal/humain, sentiment/raison, matière/esprit, corps/âme a montré le fonctionnement d’une hiérarchisation qui dévalorise les femmes, la nature, les animaux non-humains, les sentiments et le corporel, légitimant la domination masculine auto-identifiée à la raison et à la culture. La domination technologique du monde serait le dernier avatar de cette pensée anthropocentrique (qui n’attribue de valeur qu’à l’humain) et androcentrique (qui a pour paradigme de l’humain le masculin tel qu’il s’est socialement et historiquement construit par l’exclusion des femmes). La négation et le mépris des valeurs attribuées aux soins, reléguées à la sphère féminisée du domestique, a conduit l’humanité à une course suicidaire faite d’affrontements belliqueux et de destruction de la planète. Un écoféminisme non-essentialiste et décidé à réaliser une « illustration de l’Illustration », comme celui que propose Alicia Puleo (4), doit être considéré comme l’allié indispensable d’un écosocialisme tel qu’il est proposé ici.

7 Face à l’idée d’un « capitalisme vert », l’écosocialisme prétend que nous n’avons pas de bonnes raisons de croire en un capitalisme réconcilié avec la nature à moyen/long terme, même si à court terme il serait sans doute possible de mettre en place des réformes teintées d’écologisme qui permettraient principalement d’ « acheter du temps » avec des stratégies d’éco-efficience (« faire plus avec moins », en faisant référence à notre utilisation d’énergie et de matériaux) (5). La raison de fond d’une telle incompatibilité réside dans le caractère expansif inhérent au capitalisme, cette avancée spasmodique qui combine des phases de croissance insoutenable à des périodes de « destruction créative » insupportables. Nous avons aujourd’hui dépassé les limites et c’est pour cela que nous pouvons dire que le « thème de notre époque », (ou du moins l’un des deux ou trois « thèmes prioritaires de notre époque ») est le choc violent des sociétés industrielles contre les limites biophysiques de la planète. (et aujourd’hui, « sociétés industrielles » signifie : le type concret de capitalisme financiarisé, globalisé tel que nous le subissons aujourd’hui soutenu par les énergies fossiles). Donc, sous forme de consigne cela donnerait : marxisme sans productivisme, écologisme sans illusions contre de supposés « capitalismes verts ».

8 Face à la chimère de la croissance perpétuelle, économie homéostatique (6). Une économie écosocialiste refuse les objectifs d’une expansion constante, d’une croissance perpétuelle, qui ont caractérisé le capitalisme historique. Il sera en conséquence question d’une steady state economy : un socialisme d’ « état stationnaire » ou « socialisme homéostatique ». Sa description la plus brève en serait : tout est orienté vers la recherche du suffisant en lieu et place de la poursuite du toujours plus. Sur les marchés capitalistes on produit, vend et investit avec l’objectif de maximiser les profits et la roue de l’accumulation du capital ne cesse de tourner. Dans une économie écosocialiste on poursuivra, au contraire, l’équilibre : on devrait imaginer quelque chose qui ressemble à une économie de subsistance modernisée, avec une production industrielle mais sans croissance constante.

9 Face à l’individualisme anomique et à la concurrence de tous contre tous, face à la culture « entrepreneuriale » qui convertit tout un chacun en entrepreneur de sa propre personne prêt à vendre ses capacités au plus offrant, l’écosocialisme défend le bien commun et les biens communs. Cette consigne vise à prioriser les intérêts collectifs (pas seulement ceux des êtres humains, et pas seulement ceux des générations actuelles !) et à gérer les richesses communes au-delà des exigences de rentabilité du capital. Éducation, santé, énergie, eau, transports en commun, télécommunications, crédit – aucun de ces services de base ne devrait être offert par des entrepreneurs privés sur le marché capitaliste. Ils devraient être fournis par des entreprises publiques et des coopératives gérées démocratiquement.

10 Face à la fossilisation dogmatique, l’écosocialisme est un socialisme évolutif. En réalité, comme le disait Manuel Sacristán, toute pensée décente se doit d’être en crise permanente. (7) Nous pouvons ici nous servir utilement de la catégorie pasolinienne d’empirisme hérétique que Paco Fernández Buey se plaisait à utiliser. Pour revenir à ce qui nous intéresse, l’essentiel du marxisme, comme le répétaient ces grands maîtres, c’est le lien entre un idéal émancipateur et la meilleure connaissance scientifique disponible. Chaque élément concret de la pensée socialiste est révisable en fonction des connaissances récemment acquises : ce à quoi nous ne pouvons renoncer, c’est à la morale égalitaire qui aspire à en terminer avec le patriarcat et le capitalisme.

Vingt éléments pour un programme de transition post capitaliste.

A un certain moment de mon livre El socialismo puede llegar sólo en bicicleta (Los Libros de la Catarata, Madrid 2012), à la fin du chapitre 8, je me suis risqué à ébaucher ce que pourraient être les lignes principales d’un programme de transition. Je le complète et l’actualise ici.

1 Réforme écologique de la Comptabilité Nationale, afin de disposer d’indicateurs adéquats qui permettent d’évaluer le comportement biophysique de l’économie (au-delà de la sphère de la valeur monétaire).

2 Socialisation du système de crédit. Banque publique forte qui canalise l’investissement nécessaire à la transition économico-écologique.

3 Parmi les mécanismes les plus intéressants pour la planification indirecte non bureaucratique de l’investissement dans l’économie auprès des secteurs importants se trouvent les escomptes et majorations selon les types d’intérêts. La banque publique prête de l’argent aux entreprises moyennant certains escomptes ou majorations selon le type d’intérêt décidé pour chaque catégorie de biens de consommation en fonction de critères sociaux et écologiques.

4 Réforme fiscale écologique, pour « internaliser » une partie des coûts externes que génère aujourd’hui notre modèle de production et de consommation insoutenable. L’élément central en serait un fort éco-impôt sur les combustibles fossiles à réaliser dans le cadre d’une)

5 Distribution plus égalitaire de la richesse et des revenus. « Nouveau contrat fiscal », qui augmenterait globalement la contribution des hauts revenus et du capital et qui mettrait plus de ressources à disposition du secteur public (et supprimerait les paradis fiscaux).

6 Réductions intenses des disparités salariales.

7 Réduction du temps de travail, de manière à ce que l’on puisse profiter de beaucoup plus de loisirs (compris non pas comme consumérisme durant le temps libre, mais comme activités autotéliques – celles qui trouvent leur sens en elles-mêmes et qui ne poursuivent pas d’autres fins -, qui sont une des clés principales de la bonne vie…)

8…en cherchant à ce que la réduction du temps de travail se traduise en nouveaux emplois (ce qui est loin d’être automatique). Le plein emploi redeviendrait un objectif essentiel des politiques économiques. Travailler moins (solidarité sociale) et consommer moins de biens destructeurs de ressources rares (solidarité internationale et intergénérationnelle) pour travailler tous et toutes et consommer de manière différente.

9 Politiques actives de l’emploi ; formation continue tout au long de la vie professionnelle ; systèmes rénovés de requalification professionnelle.

10 « Troisième secteur » d’utilité sociale, semi-public, pour répondre aux demandes insatisfaites (par exemple celles se rapportant à la « crise des soins »).

11 « Deuxième salaire » que l’État verserait aux salariés ne travaillant pas à temps complet ou qui le feraient pour un salaire en-dessous du minimum décent.

12 Fiscalité sur la consommation de luxe, par le biais d’impôts sur les dépenses (imposition progressive au-dessus d’un certain niveau de dépenses), ou par le biais d’une hausse de la TVA sur les produits de luxe.

13 Stratégies d’encouragement des consommations collectives afin de maintenir un haut degré de satisfaction des besoins avec un impact environnemental beaucoup moins important.

14 Accumulation matérielle de biens et services publics de qualité par un secteur de l’économie socialisée : énergie, transports, communications, habitat, santé, éducation…

15 Infrastructures au service de la durabilité : énergies renouvelables, transports collectifs, villes et villages soutenables…

16 Fortes restrictions à la publicité commerciale. Pour commencer, une reforme de l’imposition : interdire aux entreprises de déclarer la publicité comme frais déductibles des impôts.

17 Réduction de la dimension de l’appareil économique et productif jusqu’aux limites du soutenable. Économie d’« état stationnaire » allant dans ce sens (pas nécessairement en ce qui concerne la « création de valeur ». Je préfère l’expression d’économie homéostatique, une économie dynamique qui ne s’étend pas matériellement (et qui stabilise son « flux métabolique » de matériaux et d’énergie à un niveau soutenable).

18 Application du principe de biomimesis (reconstruire les systèmes humains en imitant certains traits importants des systèmes naturels, de manière à ce que les premiers soient plus compatibles avec les seconds), généraliser les stratégies qui ont déjà porté leurs fruits dans certains secteurs et disciplines (agroécologie, chimie verte, écologie industrielle etc.)

19 Stratégie d’éco-efficience

20 Déglobaliser et relocaliser l’essentiel de la production.

11/02/2013

http://tratarde.org/

Notes

1/ Michael Löwy, Écosocialisme. L’alternative radicale à la catastrophe écologique capitaliste, Éditions Mille-et-une nuits, Paris 2011, chapitre 5 : « Pour une éthique écosocialiste ».

2/ Plus en détails : « Après une séquence plus ou moins large de mobilisations, comportant même quelques actions brillantes qui parviennent à attirer l’attention, mais sans résultats palpables, ceux qui sont tombés dans la plus grande détresse devront trouver la manière de subsister, soit aux marges de la loi – en augmentant la criminalité agressive, en ayant recours à la tromperie et à l’escroquerie, ou en se réfugiant dans l’économie souterraine – ou alors, en faisant appel à leurs propres forces, avec de nouvelles formes de solidarités et d’échanges donnant ainsi naissance aux « autonomes de la survie », une nouvelle catégorie qu’il faudra établir. A côté de l’économie formelle se développera une économie parallèle, basée sur des coopératives de crédit, de production et de consommation, ou simplement le troc de biens et services, en définitive une économie sociale et solidaire, qui depuis l’intérieur du système, mettra en place des réseaux alternatifs qui seront efficaces grâce aux moyens modernes de communications. Pour beaucoup, il n’y aura pas d’autre option que de résister dans un système parallèle de production, d’échange et de consommation, en utilisant même une monnaie propre, en refusant celle officielle, au service d’un capitalisme financier purement spéculatif ». Ignacio Sotelo « La reacción social » El País, 3 décembre 2012http://elpais.com/elpais/2012/10/31/opinion/1351709920_121415.html

3/ Comme l’écrit Michael Löwy, « tant que les décisions économiques et les choix productifs restent aux mains d’une oligarchie de capitalistes, de banquiers et de technocrates – ou, dans le système disparu des économies étatisées, d’une bureaucratie échappant à tout contrôle démocratique -, on ne sortira jamais du cycle infernal du productivisme, de l’exploitation des travailleurs et de la destruction de l’environnement. La démocratisation économique, qui implique la socialisation des forces productives – signifie que les grandes décisions concernant la production et la distribution ne sont pas prises par les « marchés » ni par un Politburo, mais par la société elle-même, après un débat démocratique et pluraliste, où s’opposent des propositions et des options différentes. Elle est la condition nécessaire de l’introduction d’une autre logique socio-économique, et d’un autre rapport à la nature ». Michael Löwy, Écosocialisme. L’alternative radicale à la catastrophe écologique capitaliste, Éditions Mille-et-une nuits, Paris 2011, p.124.

4/ Alicia Puleo, Ecofeminismo, Cátedra, Madrid 2011

5/ Telle est la perspectives de secteurs capitalistes « éco-illustrés » – malheureusement peu influents dans la dynamique globale – qui travaillent dans la perspective stratégique de « découpler » la croissance économique de la surexploitation de la planète et de ses ressources naturelles. Cette perspective est myope quand elle n’est pas trompeuse comme j’ai tenté de le démontrer dans certains passages d’El socialismo puede llegar sólo en bicicleta, ou dans d’autres écrits (par exemple dans « Eficiencia y suficiencia », chapitre 4 de Biomímesis un des cinq volumes faisant partie de ma « pentalogía de la autocontención »).

6/ Je propose l’expression d’ « économie homéostatique » comme traduction de l’importante expression anglaise, steady-state economics, qu’on peut traduire par « économie d’état stationnaire » (qui comporte une connotation de stagnation ne rendant pas justice à ce concept).

7/ Francisco Fernández Buey y Salvador López Arnal (eds.), De la primavera de Praga al marxismo ecologista. Entrevistas con Manuel Sacristán, Los Libros de la Catarata, Madrid 2004, p. 203.

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