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Les « gender studies » pour les nuls. S Teixido (Sciences humaine)

mercredi 8 mai 2013, par Amitié entre les peuples

Les « gender studies » pour les nuls

Sandrine Teixido, édition Héloïse Lhérété

Mis à jour le 02/03/2012

Faut-il enseigner les théories du genre à l’école ? Non ! tonnent en cœur 80 députés UMP. Ces derniers réclament le retrait des références à « l’identité sexuelle » des individus - expliquée tant par l’environnement socio-culturel que par la biologie - dans les nouveaux manuels de SVT. Cette polémique révèle le rapport ambivalent que la France entretient à l’égard des gender studies, champ d’étude né aux Etats-Unis, toujours soupçonné de s’inscrire dans une démarche militante, féministe, homo et transsexuelle. En réalité, les théories du genre ne constituent ni une idéologie, ni une cause, mais un domaine de recherche pluridisciplinaire dont on peut retracer la genèse, les développements, les références et les enjeux. Dont acte.

Le concept de « gender » est né aux Etats-Unis dans les années 1970 d’une réflexion autour du sexe et des rapports hommes / femmes. Le mouvement féministe, qui a pris de l’ampleur après la révolution sexuelle, cherche à faire entendre sa voix au sein des institutions de recherche. Il s’agit de faire reconnaître un engagement qui se veut de plus en plus une réflexion renouvelée sur le monde.

C’est un psychologue, Robert Stoller (1), qui popularise en 1968 une notion déjà utilisée par ses confrères américains depuis le début des années 1950 pour comprendre la séparation chez certains patients entre corps et identité. De là l’idée qu’il n’existe pas une réelle correspondance entre le genre (masculin/féminin) et le sexe (homme/femme). Dès 1972, en s’appuyant sur l’articulation entre la nature et la culture développée par l’anthropologue français Claude Lévi-Strauss, la sociologue britannique Anne Oakley (2) renvoie le sexe au biologique et le genre au culturel.

Les universitaires américaines récusent le rapprochement souvent effectué entre les femmes et la nature (principalement à cause de leurs facultés reproductives) alors que les hommes seraient du côté de la culture. Un retentissant article publié en 1974 par l’anthropologue Sherry Ortner (3) en rend les termes particulièrement explicites : « Femme est-il à homme ce que nature est à culture ? » En anthropologie, c’est à Margaret Mead que revient une première réflexion sur les rôles sexuels dans les années 1930 (4). L’étude des rôles assignés aux individus selon les sexes et des caractères proprement féminins et masculins permet de dégager l’apprentissage de ce qui a été donné par la nature.

Objet et genèse d’un champ de recherche

Une fois le genre distingué du sexe, les chercheurs se concentrent sur les rapports homme/femme. L’historienne américaine Joan W. Scott (5) incite à voir plus loin qu’une simple opposition entre les sexes. Celle-ci doit être considérée comme « problématique » et constituer, en tant que telle, un objet de recherche. Si le masculin et le féminin s’opposent de manière problématique, c’est parce que se jouent entre eux des rapports de pouvoir où l’un domine l’autre.

Mais si le genre est d’emblée pensé comme une construction sociale, il n’en est pas de même du sexe, vu comme une donnée naturelle ou plus probablement « impensée ». C’est l’historien Thomas Laqueur qui démontrera le caractère construit historiquement du sexe et de son articulation avec le genre. Dans La Fabrique du sexe (1992), il met en évidence la coexistence (voire la prédominance du premier sur le second) de deux systèmes biologiques. Ainsi, pendant longtemps, le corps était vu comme unisexe et le sexe féminin était un « moindre mâle » tandis que nous serions passés au XIXe siècle à un système fondé sur la différence biologique des sexes.

Une fois le sexe devenu tout aussi culturel que le genre, la sexualité devient aux yeux des chercheurs l’objet d’une nouvelle réflexion. L’influence du philosophe français Michel Foucault (particulièrement dans la décennie 1980 durant laquelle ses œuvres ont été traduites aux Etats-Unis) est ici primordiale. Le genre est ainsi articulé au pouvoir et à sa « mise en discours » puis relié à l’analyse de la sexualité et de ses normes.

La fin des années 1980 voit un début d’institutionnalisation. Emprunté au vocabulaire psychologique et médical par la sociologie, le terme gagne d’autres disciplines comme l’histoire. Avant que le genre ne devienne un outil d’analyse, l’histoire des femmes s’attachait à faire affleurer des récits jusque-là invisibles, quitte à présenter les femmes de manière essentialiste, c’est-à-dire avec des caractéristiques propres et immuables telles que des qualités émotionnelles par exemple. L’analyse du genre ramène les spécificités prétendument féminines à la lumière d’un moment et d’une société donnés. Ainsi, les études de genre permettront de reconnaître le caractère construit socialement des données historiques sur les femmes ainsi que celles sur les hommes. Si le genre rend visible le sexe féminin, il implique que l’homme ne soit plus neutre et général mais un individu sexué. A partir de ce constat a pu se développer une histoire des hommes et des masculinités,principalement autour de la revue américaine Men and Masculinities dirigée par Michael Kimmel.

Les questions autour du genre, de par leur nette déviation dès le milieu des années 1980 vers la sexualité, ont contribué à diviser les féministes en deux clans. Les plus radicales se sont attachées à montrer le caractère oppressif de la hiérarchie des sexes en termes de sexualité avec un avantage systématique attribué à l’homme, considéré dans sa globalité comme un mâle dominant.
L’élargissement aux minorités sexuelles

D’autres, comme les Américaines Gayle Rubin et Judith Butler, montrent que le rapport entre les sexes n’implique pas seulement une hiérarchie entre les genres mais également une injonction normative. En 1984, G. Rubin (6) élargit la réflexion théorique aux sexualités qui échappent à la norme comme le sadomasochisme ou la pornographie. J. Butler (7), en 1990, tente de poser un regard transversal qui inclut autant les femmes, les gays et les lesbiennes que d’autres minorités qui ne se réduisent à aucune des deux premières catégories. Pour J. Butler, si le sexe est tout autant culturel que le genre, ce dernier s’entend comme un discours performatif sur lequel on pourrait agir et ainsi apporter des modifications aux habitus imposés par la société.
Cette grille d’analyse élargit la recherche aux minorités telles que les homosexuels, les lesbiennes ou les transgenres. Les études de genre peuvent exister à part entière puisque l’oppression ne concerne plus seulement les femmes, la domination n’émanant pas uniquement des hommes mais du système hétérosexuel. Les études gay et lesbiennes, et plus tard la théorie , insisteront sur une analyse de la norme imposée au genre ou non. Ainsi, le cas des lesbiennes peut être analysé sous l’angle du genre, en tant que femmes, comme au regard de la norme, en tant que déviantes. Le mouvement queer se joue de la multiplicité des identités sexuelles établies selon les nécessités et les contingences.

De même, le travail de l’historien américain George Chauncey (8) sur la culture gay new-yorkaise pendant l’entre-deux-guerres croise les paramètres du genre et de la sexualité de manière fructueuse. Il montre comment on est passé d’un système du genre où la relation homosexuelle reposait sur les identités homme/femme (seul celui des deux hommes qui présentait un comportement féminin était stigmatisé) à un système où l’homosexualité est jugée à l’aune de l’hétérosexualité. Dans le second cas (correspondant à la période actuelle), tout homosexuel est stigmatisé en regard de sa sexualité. L’historien a aussi mis au jour une coexistence des deux systèmes dans le New York contemporain où certaines communautés latinos continueraient de fonctionner selon un binarisme de genre.

La greffe française

Le concept de genre a eu des difficultés à s’implanter en France, principalement à cause d’une méfiance envers le féminisme américain jugé par trop communautariste et radical. Durant les années 1980, l’université française cherchait à se prémunir contre le politique. De par leur nécessaire passage par le militantisme, les études féministes s’éloignèrent donc du cadre de la recherche.

Les expressions « rapports de sexe » ou « rapports sociaux de sexe » ont longtemps été préférées à la notion de genre jugée trop floue. Ce vocabulaire est en adéquation avec l’approche féministe matérialiste influencée par l’école marxiste qui caractérise la première génération de chercheuses dans les années 1970, avec les sociologues Christine Delphy, Nicole-Claude Mathieu et Colette Guillaumin.

Elles rejoignent le travail de dénaturalisation initié par les universitaires américaines, principalement à travers la remise en cause du travail domestique comme activité naturelle de la femme.

C. Delphy centre sa réflexion sur l’oppression comme construction sociale. Elle s’oppose à une vision différencialiste et identitaire qui voit les femmes comme un groupe homogène avec des caractéristiques spécifiquement féminines. Elle inverse la problématique initiale : la masculinité et la féminité ne peuvent expliquer la hiérarchie et la domination, non moins que le sexe n’expliquerait le genre.

Les groupes d’hommes et de femmes n’ont été constitués que parce que l’institution sociale de la hiérarchie (et par là s’entend l’organisation sociale) est un principe premier, de même que c’est le genre qui donne sens à la caractéristique physique du sexe (qui ne recélerait en soi aucun sens).
Le concept de genre a réellement commencé à se diffuser en France au milieu des années 1990, lorsque la Communauté européenne s’est penchée sur les questions de genre et de parité dans la recherche d’une égalité effective. A partir de 1993, les débats sur la parité incitent les travaux sur le genre à prendre en compte le champ politique. Dès les années 1970, les travaux de Janine Mossuz-Lavau (9) sur la visibilité des femmes en rapport au vote, aux élections et à l’éligibilité ont permis un premier rapprochement entre les études de genre et le champ politique.

La sociologie du travail achèvera de convaincre de la nécessité de prendre en compte le sexe de manière systématique. Dans ce cadre, on assiste, durant les années 1990, à la création de modules de recherche spécifiques comme le Mage (Marché du travail et genre) autour de la sociologue Margaret Maruani qui, après s’être intéressée à la division sexuelle du travail, analyse aujourd’hui la division sexuelle du marché du travail.
Que ce soit en histoire, en anthropologie ou aujourd’hui dans la plupart des sciences sociales, en France, le genre est l’objet d’un intérêt grandissant au sein de l’université alors qu’aux Etats-Unis, le concept utilisé à outrance semble avoir perdu sa force de provocation et sa valeur heuristique, c’est-à-dire qu’il ne permet plus de découvrir de nouvelles pistes de recherche ou de poser un regard neuf sur des thèmes classiques. Les jeunes chercheurs français qui s’intéressent à cette thématique sont d’autant plus enthousiastes qu’ils se trouvent dégagés du militantisme qui entravait la reconnaissance de leurs prédécesseurs. En ce sens, leur principal enjeu revient à donner au genre un statut théorique dénué d’idéologie au sein des sciences humaines.

REFERENCES
Ce texte est une version actualisée de l’article « Les gender studies » publié dansSciences Humaines, n° 157, février 2005.

NOTES
[1] R. Stoller, Sex and Gender, Hogarth, 1968.
[2] A. Oakley, Sex, Gender, and Society, TempleSmith, 1972.
[3] S. Ortner, « Is female to male as culture is to nature ? », in M. Zimbalist Ronaldo et L. Lamphere, Woman, Culture, and Society, Stanford University Press, 1974.
[4] M. Mead, Sex and Temperament in Three Primitive Societies, 1935, rééd. Morrow Quill Paperbacks, 1980.
[5] J.W. Scott, Gender and the Politics of History, Columbia University Press, 1988.
[6] G. Rubin, Thinking Sex : Notes for a radical theory of the politics of sexuality, Routledge and Kegan, 1984.
[7] J. Butler, Gender Trouble : Feminism and the subversion of identity, Routledge, 1990.
[8] G. Chauncey, Gay New York, 1890-1940, Fayard, 2003.
[9] J. Mossuz-Lavau et M. Sineau, Enquête sur les femmes et la politique en France, Puf, 1983.

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