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En quête d’une théorie de la justice sociale - Jean-Marie Harribey

samedi 21 novembre 2020, par Amitié entre les peuples

En quête d’une théorie de la justice sociale Jean-Marie Harribey

2 novembre 2005

(reprise ici, 15 ans plus tard, du « pdf » de JM Harribey avec ses notes renvoyées en pied de texte - Ch Delarue - nov 2020)

Poser la question de la justice renvoie à première vue hors d’une problématique économique orientée vers la recherche d’efficacité. Car il s’agit d’une démarche avant tout politique et philosophique. Pourtant, nombre de penseurs se sont efforcés avec plus ou moins de bonheur de montrer que la recherche de l’efficacité en termes d’affectation des ressources et la répartition de celles-ci étaient étroitement liées, l’une influençant l’autre et réciproquement. (voir encadré)

Les inégalités observées dans la société peuvent-elles être expliquées par les mérites de chacun, le riche et puissant étant récompensé de son travail et de son immense talent, le pauvre et faible étant sanctionné pour sa paresse et son maigre talent ? Certains néo-libéraux le pensent très certainement, à l’instar de Robert Nozick (1974) pour qui la situation de chacun dépend seulement de ses choix dès lors que la liberté est assurée. Si cette position était assumée jusqu’au bout elle devrait conduire logiquement à supprimer tout héritage de façon à éliminer toute influence de l’environnement social et familial. Or, les partisans d’une telle révolution ne sont pas légion dans la famille libérale, toutes tendances confondues. Friedrich Hayek, l’un des plus grands penseurs libéraux du XXe siècle, posait le problème autrement (1973, 1976, 1979) : les actions des uns et des autres procurent-elles un mieux-être pour la société prise dans son ensemble ou non ? D’après lui la réponse ne peut être donnée que par le marché qui détermine la « juste » valeur attribuable à chacun en fonction de son mérite. A la lumière de l’expérience quotidienne qui montre l’étendue des inégalités, on comprend que ces thèses ne peuvent ni en rendre compte ni les légitimer. Aussi, cet intégrisme libéral fait-il finalement peu recette au sein même de la philosophie politique libérale.

De l’économie et de la justice

Tant que les sociétés furent organisées selon un principe hiérarchique rattaché aux fonctions religieuses « parce que la religion est la forme que prend l’universel dans ces sociétés »1 , la recherche de l’égalité n’avait pas de sens car la justice sociale s’identifiait au respect de l’ordre naturel de l’univers voulu par Dieu, à l’intérieur duquel tout le monde avait sa place2. Avec la sortie du temps du religieux qui, selon l’expression de Max Weber, marque le désenchantement du monde, débute l’ère de la modernité. Celle-ci consacre l’émancipation de l’individu par rapport au social et celle du social par rapport au sacré. Le libéralisme fut d’abord la philosophie politique théorisant cette émancipation. Il fut ensuite, sous l’impulsion décisive d’Adam Smith, l’idéologie économique cherchant à fonder un lien social stable sur l’échange marchand dans une société privée de sacré dont la seule réminiscence de toute-puissance était la main invisible. L’acte de naissance de l’individu est un certificat de liberté : la liberté devint la valeur suprême par rapport à laquelle l’égalité fut subordonnée.

C’est sur cette fondation que s’est bâtie pendant deux siècles la théorie économique néo-classique de l’équilibre général affirmant que, sous l’hypothèse de classement des préférences personnelles, des prix de marché allaient se former, garantissant une situation optimale pour tous qui recueillerait dès lors un assentiment unanime permettant de conclure le contrat social le plus solide possible. Puisque la théorie néo-classique croit démontrer ainsi que l’optimum est synonyme d’efficacité, elle n’a pas à s’intéresser à l’éthique, à la philosophie politique, elle n’a pas à se préoccuper de justice sociale, celle- ci étant obtenue par surcroît grâce à l’affectation optimale des ressources. Autrement dit, l’économiste s’occupe d’affectation mais pas de répartition. C’était le point de vue de Vilfredo Pareto et plus tard de Frédéric Hayek pour qui une société juste n’a pas de sens : une société est seulement plus ou moins optimale.

Déjà, les philosophes de l’Antiquité avaient inauguré une conception de la justice fondée sur le mérite, quoiqu’Aristote précise qu’« on ne s’accorde pas communément sur la nature de ce mérite » (EN,V, III, 7). Chez Platon comme chez Aristote, on trouve cette idée qui sera systématisée par John Rawls (1971) selon laquelle, si les règles sont justes et connues de tous car définies clairement, il ne peut y avoir de tensions sociales. Pour Platon, les individus étant inégaux, il faut organiser leur sélection pour constituer les classes supérieures, la justice consistant à faire coïncider les aptitudes et les positions. Aristote distingue deux domaines où doit s’exercer la justice : la distribution des honneurs et des richesses (la justice distributive qui donne à chacun selon ses titres) et le domaine des contrats (la justice commutative qui assure l’égalité des prestations). Dans le premier cas, comme les individus sont inégaux, la justice consiste à donner à chacun selon son mérite. Ce n’est donc pas l’égalité et Aristote esquisse une distinction entre justice et équité. La définition du mérite varie selon les systèmes politiques : il rejette l’oligarchie où le critère est la richesse ou la naissance ; mais il accepte la démocratie où le critère est la liberté, ainsi que l’aristocratie où le critère est la vertu. La justice distributive est donc relative et non absolue. Dans le second cas, chacun doit donner autant qu’il reçoit : « Il faut que l’architecte reçoive du cordonnier le travail de celui-ci, et qu’il lui donne en échange le sien. »3 Mais Aristote, constatant que la qualité du travail pouvait intervenir, cherche une commune mesure dans le besoin et s’égare (sans doute faut-il y voir une anticipation de l’erreur ultérieure des économistes néo- classiques voulant fonder la valeur d’échange sur une utilité ou une intensité du besoin non mesurables).

Au Moyen-Age, Thomas d’Aquin tente sans succès de concilier la philosophie d’Aristote et la morale chrétienne. Il reprend la distinction entre justice distributive et justice commutative. Mais là où Aristote autorisait ou interdisait au nom de la raison pour définir un ordre social qualifié de naturel, Thomas d’Aquin autorise ou interdit au nom de la conscience. Il ne nie pas l’existence des choses naturelles, mais les subordonne au surnaturel. La fin de l’homme n’est pas le bonheur terrestre mais la contemplation de Dieu dans la vie future. La raison est soumise à la foi. Point donc besoin de science politique puisque tout est rangé derrière la théologie. Thomas d’Aquin fait siens les arguments en faveur de la propriété privée (plus grande est l’attention portée aux biens, meilleur est l’ordre dans la gestion et la paix est mieux garantie). Il écarte l’idée d’usage collectif des fruits de la propriété pour s’en remettre à la générosité à l’égard des nécessiteux, comme une nécessité morale et non comme le résultat du fonctionnement des institutions sociales. C’est ce que l’on retrouvera ultérieurement dans les encycliques du catholicisme social (Rerum novarum, 1891 ; Quadragesimo Anno, 1931 ; Mater et magistra, 1961) qui préconisent un devoir de charité et non de justice et où le droit de propriété y est défini comme un droit naturel. Thomas d’Aquin disserte sur le juste prix (dans le sens de justice et non de justesse) mais sans en définir les bases. Le commerce de l’argent est condamné vivement car le temps n’appartient qu’à Dieu. Le prêt à intérêt est proscrit comme un enrichissement sans cause, sinon l’activité de celui qui a utilisé le prêt, bien que sa pratique se répande et que même l’Eglise y ait recours. Mais il y a de telles concessions faites à l’intérêt qu’elles ruinent toute prétention théorique : ainsi, le prêteur a-t-il droit à un dédommagement ! Le commerce, l’intérêt sont blâmables sauf si leurs auteurs sont animés de bonnes intentions.

L’économie médiévale reposait sur un fragile équilibre entre campagnes et villes. Les deux sphères échangeaient leurs surplus. Mais le développement des villes était limité par la faiblesse des surplus agricoles et par l’insuffisance de main d’œuvre, compte tenu des contraintes féodales. De plus, le système des corporations, élément pourtant de garantie de cet équilibre, jouait un rôle de frein en limitant l’accès aux villes et l’accès des artisans au rang de maîtres, c’est-à-dire de capitalistes potentiels. Il n’est pas étonnant que Thomas d’Aquin ait contribué par ses réticences devant la chrématistique à conforter cet équilibre. Equilibre qui fut rompu progressivement au fur et à mesure de l’essor du capitalisme marchand puis industriel qui bouleversa les systèmes de représentations traditionnels.

La pensée libérale sur la justice a connu une profonde évolution depuis deux siècles. A l’origine, l’utilitarisme de Jeremy Bentham (1780), de John Stuart Mill (1861) et d’Henry Sidgwick (1874) se fixe pour objectif la maximisation du bien-être collectif qui n’exclut pas certaines inégalités si elles sont efficaces, c’est-à-dire si elles permettent d’élever le niveau d’ensemble. Ces thèmes seront repris plus tard, soit pour les approfondir avec John Harsanyi (1955), soit pour tenter de s’en démarquer avec Rawls. Ce dernier va renouveler de fond en comble la réflexion libérale et impulser un débat de philosophie politique considérable pendant le dernier quart du XXe siècle, principalement dans le monde anglo-saxon. En effet, pour lui, il n’est plus question de se contenter de la croyance vulgaire selon laquelle on n’a pas à se préoccuper de justice sociale puisque le marché est censé conduire spontanément à l’optimum social au sens de Pareto. Conservant de l’héritage de la philosophie politique libérale le respect de la liberté individuelle et la notion de contrat social qu’on trouve chez Kant, Locke et Rousseau, il énonce et hiérarchise les principes qui permettraient à la société d’être juste. Le premier, appelé « principe de liberté », est celui qui assure la liberté égale pour tous. Le second appelé « principe de différence » garantit l’égalité des chances et n’admet que les inégalités susceptibles de profiter aux plus démunis selon le mécanisme du maximin (maximisation de la position la plus faible). L’égalité fondamentale pour Rawls est l’accès aux « biens sociaux premiers »4 assurant les « bases du respect de soi-même » (avant tout, les libertés, droits et pouvoirs). La condition pour que les individus acceptent ces principes est qu’ils soient placés dans une situation les conduisant à l’impartialité : les principes sont adoptés sous un « voile d’ignorance » de leur condition personnelle. Pour définir sa notion de justice, Rawls substitue la notion d’équité à celle d’égalité.

Pour Rawls, le système politique démocratique est le seul stable car il ne se satisfait d’aucune donnée arbitraire, qu’elle provienne de dotations naturelles ou du hasard de la naissance dans tel ou tel milieu social. Ce système est le seul à se saisir des différences initiales pour les mettre au service de tous. Alors que l’utilitarisme ne voit que des individus isolés, n’étant pas convenus entre eux de règles, pouvant modifier leurs choix dès qu’ils sont en possession de nouvelles informations, la conception rawlsienne prévoit un contrat que la levée du voile d’ignorance ne rompt pas parce que seule la raison a poussé les individus à le conclure. Dans le premier cas, le plus mal placé dans la société sera tôt ou tard sacrifié. Dans le second cas, Rawls veut prouver qu’il reste membre à part entière de la collectivité.

A partir de la théorie de Rawls, plusieurs prolongements vont être tentés. Le premier par Nozick dans une optique libertarienne insiste sur la procédure qui, si elle est juste, garantit des résultats justes. Le second par Amartya Sen5 qui refuse le dilemme justice de la procédure ou justice des résultats. Sen définit la justice, et par suite le développement, comme la capacité (capability en anglais, traduit souvent par capabilité) à transformer les moyens dont disposent les individus en résultats conformes à leurs attentes : il ne suffit pas de penser en termes d’utilité des biens, des ressources, mais il faut penser en termes de capacités à les mettre en œuvre. Par cette notion de capacité, Sen relie la réduction de la pauvreté et des inégalités à la liberté comme moyen du développement et comme finalité de celui-ci pour aider l’individu à se réaliser comme citoyen, dépassant ainsi l’approche de la pauvreté en termes de revenus et une vision purement instrumentale de la liberté. La liberté d’accès au marché (celui-ci ne pouvant fonctionner sans être entouré d’institutions) reste essentielle, mais elle n’est rien si elle n’est pas accompagnée de véritables droits. Aussi Sen définit une pluralité d’espaces de libertés à l’intérieur desquels l’égalité doit être pensée : la lutte contre les inégalités doit privilégier l’espace des capacités.

Malgré le renouveau incontestable de la philosophie politique libérale apporté par la théorie de la justice de Rawls et le débat qui s’en est suivi, des critiques très fortes ont été portées à son encontre.
Une première série de critiques a été synthétisée par Jean-Pierre Dupuy6. Le principe rawlsien de différence signifie qu’une société juste ne nie pas l’existence de l’arbitraire de la loterie naturelle et de l’héritage social qui attribue initialement des dons, talents, dispositions, capacités intrinsèques différents aux individus, mais elle refuse de laisser cet arbitraire gouverner le devenir de ces derniers. La stabilité de l’édifice social juste tient à la possibilité de maintenir les institutions qui permettent cette justice. La conséquence selon Rawls est que nul ne prétendre mériter moralement de récompense pour l’utilisation productive des dons qui résultent de l’arbitraire. Si les capacités productives des uns sont mieux rémunérées que celles des autres, c’est uniquement parce que les meilleurs ont des attentes légitimes qui ne découlent pas de leur vertu mais sont commandées par l’efficacité et la justice.

Toute la construction théorique de Rawls s’effondrerait si l’on arrivait à montrer que les inégalités tolérables au sens de l’auteur ne peuvent que susciter inévitablement l’envie de ceux qui sont en position défavorisée par rapport à ceux qui sont en meilleure position. Si cette envie est compréhensible et admissible, « excusable »7 dit Rawls, lorsqu’elle jaillit d’une révolte contre l’injustice, la société ne court-elle pas le risque de la voir s’amplifier au point de menacer la stabilité, c’est-à-dire la pérennité des conditions de la justice ?
Or, le point faible de l’argumentation de Rawls est de sous-estimer la propension des sociétés modernes à déclencher des réactions d’envie en chaîne non maîtrisables. Selon l’anthropologue américain George M. Foster, les sociétés traditionnelles réussissaient à se protéger des ravages de l’envie grâce à des représentations culturelles par lesquelles les défavorisés attribuaient leur faiblesse à une cause extérieure à eux-mêmes, les mettant à l’abri d’un sentiment de dévalorisation personnelle. Dans les sociétés modernes libérales où le savoir se répand au détriment des représentations traditionnelles, où les valeurs ne peuvent trouver leur source que dans la sphère individuelle, il n’y a plus d’échappatoire, aucune cause extérieure ne peut être invoquée : la condition des individus ne peut que refléter leur valeur personnelle. Dès lors, frustrations et pertes de confiance en soi ne peuvent que favoriser le développement de l’envie. En effet, si un individu ne peut imputer sa triste condition qu’à lui- même, c’est-à-dire à l’arbitraire du hasard de sa naissance, deux solutions s’offrent à lui : ou bien il culpabilise et parfois même considère que son sort n’est qu’une juste sanction de son faible mérite, ou bien il développe une envie rageuse ; dans le premier cas, l’ordre social ne sera sans doute pas perturbé mais on imagine l’ampleur des inégalités sociales qui peut être ainsi facilement justifiée ; dans le second cas, l’accord sur les principes de justice peut être remis en cause. Alors que Rawls s’efforçait d’évacuer l’arbitraire, celui-ci fait son retour et rend la société inspirée de ses principes profondément et éternellement instable.

Est-ce le principe utilitariste de l’efficacité qui fait entrer dans une logique du sacrifice ou bien est-ce tout simplement la raison ? En effet, quel être raisonnable pourrait s’opposer à une transformation sociale si celle-ci ne dégrade la situation de personne et améliore celle d’au moins un ? Quelle philosophie politique contredirait ce principe ? Mais on voit immédiatement la perversité morale de cette rationalité : si tous les membres du petit navire qui n’avait jamais navigué sont condamnés à mourir de faim, la raison exige que le plus jeune matelot (puisque le sort tombe sur lui !) soit mangé, sinon tous mourront. Si la survie de l’humanité commande qu’on torture un enfant, alors cette humanité mérite-t-elle de porter le nom d’humanité ? Existerait-il donc un principe moral supérieur à la raison qui ferait refuser la décision prise au nom de celle-ci, ou bien, comme tente de le prouver Rawls, les principes éthiques sont-ils fondamentalement raisonnables, plus raisonnables que les principes utilitaristes ?

A l’encontre de la plupart des interprétations, Dupuy avance la thèse que la logique sacrificielle est inscrite autant dans les principes de la justice de Rawls que dans le principe utilitariste de l’efficacité et qu’il est donc mal venu de critiquer l’utilitarisme sur cette base-là. Ainsi, lorsqu’est en balance la vie (première des libertés) de tous et celle d’un, la logique sacrificielle s’impose sans que l’on puisse discerner en elle ce qui relève de l’utilitarisme le plus vulgaire et de la justice rawlsienne la plus sophistiquée.

Dupuy estime que Rawls cherche une mauvaise querelle aux utilitaristes. Sa conclusion est d’ordre méthodologique. Le sacrifice est exclu de la société juste rawlsienne simplement en éliminant le champ d’application du sacrifice : « ce que la théorie exclut de son champ est de fait constitutif de la théorie, et en fait partie intégrante »8. Le problème est donc supposé résolu : on pourrait dire que Rawls exclut l’exclusion parce que dans les situations sacrificielles, celles justement qui font problème, ses principes de justice rétablissent la prédominance de la raison sacrificielle sur la raison anti-sacrificielle alors qu’ils prétendaient fonder la hiérarchie inverse. Dupuy conclut que le principe de différence condamne la théorie de Rawls à rester dans une logique sacrificielle et que l’envie mine les sociétés modernes et empêche la stabilité du contrat social noué sous voile d’ignorance.

Le philosophe américain Michael Walzer (1983) a reproché à Rawls d’avoir commis un exercice intellectuel autour de la fiction du voile d’ignorance, « une conversation menée dans un vaisseau spatial »9 sur une question de procédure, alors qu’il s’agit de résoudre des problèmes concrets de répartition des biens sociaux premiers qui est fortement influencée par les représentations que s’en font les membres de la société. L’apport de Walzer consiste à distinguer les différents ordres ou « sphères » à l’intérieur desquelles doit régner une règle juste, spécifique à chaque sphère, sans que la hiérarchie établie à l’intérieur de l’une puisse servir à asseoir une domination dans une ou plusieurs autres. Ainsi, si un individu a été élu à une fonction politique, cela ne lui confère aucun droit à des avantages économiques, à être soigné dans les meilleurs hôpitaux ou à faire instruire ses enfants dans les meilleures écoles et universités. Selon Walzer, à chaque sphère correspondent une légitimité particulière et un système de distribution des biens, que ces biens soient sociaux ou simplement utiles selon la terminologie de Rawls : ni le marché, ni le mérite, ni le besoin ne peuvent pour Walzer prétendre à l’universalité ; c’est ce qu’il appelle « l’égalité complexe »10.

La conclusion politique que Walzer en tire est qu’il faut borner le marché pour éviter sa domination sur les autres processus de répartition. Par exemple, il propose de limiter les échanges marchands sur des biens ou services comme la santé parce qu’ils sont estimés indispensables à tous les membres de la société. On s’éloigne donc un peu plus d’un ordre social qui serait naturellement gouverné par l’ordre marchand fondé sur la signature d’une multitude de contrats privés hors de toute régulation et construction sociales. Cet auteur prend donc ses distances à la fois avec l’universalisme libéral abstrait et avec un relativisme justifiant l’ordre établi dans une communauté donnée. Toutefois, il retient de ce dernier l’idée que la justice est toujours relative aux représentations, aux valeurs partagées au sein d’une communauté en un lieu et un moment donnés.

On pourrait s’étonner que la discussion sur la justice ait été principalement animée à l’intérieur et de l’intérieur du camp libéral anglo-saxon, sans que les postures de philosophie politique antagoniques au libéralisme en aient été véritablement partie prenante, du moins dans la dernière période. C’est que l’échec de la tentative de construction du socialisme au XXe siècle avait largement disqualifié le marxisme orthodoxe dans la mesure où celui-ci n’avait pas su éviter, voire avait légitimé, le sacrifice des libertés à une hypothétique égalité jamais atteinte dans les faits. Néanmoins, on peut trouver au sein d’un courant marxiste contemporain débarrassé de l’hypothèque stalinienne une réhabilitation d’un projet collectif de réduction des inégalités au nom d’un nouvel impératif de type kantien.

Tout d’abord, puisque les seules inégalités des positions initiales qui sont admises par Rawls sont celles qui permettent d’améliorer la situation absolue des plus démunis, sa théorie accorde la priorité aux positions absolues des individus par rapport à leurs positions relatives. Autrement dit, on peut imaginer une situation où un individu A jouit d’un niveau de vie matériel supérieur à un autre individu B pour des raisons qui tiennent par exemple à des capacités productives différentes. Si ces inégalités efficaces permettent à la collectivité de faire croître la production de telle sorte que le niveau de B augmente de 10% et celui de A de 20%, le principe de différence rawlsien est respecté, mais la position relative de B par rapport à A s’est dégradée. La conscience de sa position relative n’est-elle pas ressentie par B comme une détérioration absolue de son statut social ? A trop considérer les positions absolues sans se préoccuper des positions relatives, on perd de vue que les individus se situent les uns par rapport aux autres selon des critères symboliques au moins autant que matériels. Evacuer les positions relatives de l’analyse est une autre manière de chasser l’envie qui est la bête noire des théoriciens de la justice. Or, si l’envie réapparaît ou s’amplifie, de l’avis de Rawls lui- même, les bases de l’accord instituant les principes de justice d’une société, reconnus comme tels par tous ses membres, peuvent être remises en cause. On pourrait objecter avec Rawls que la position originelle est là pour précisément éviter que les conditions du respect de soi-même ne soient pas respectées. Mais, d’une part, on a vu précédemment combien il était périlleux de poser au départ du raisonnement ce qu’il s’agissait de démontrer, de partir d’une société juste pour construire une société juste ; d’autre part, la dynamique sociale n’a-t-elle pas pour conséquence de défaire et de refaire constamment les termes du contrat social ?

La priorité donnée aux positions absolues par rapport aux positions relatives des individus n’est-elle pas alors une entrave à ce que les principes de justice soient un impératif catégorique ? Jacques Bidet11 se demande si la facilité avec laquelle la théorie de la justice de Rawls a été assimilée, voire récupérée, par la branche la plus contestable du libéralisme, à savoir la théorie économique néo-classique, et par la social-démocratie devenue social- libérale, ne tiendrait pas au fait que Rawls a une conception du contrat social, et de la coopération qui doit en résulter, purement individualiste. Rawls écarte toute idée de régulation collective autre que celle que doit assurer l’ordre marchand efficace. Quelle place peut-il y avoir pour la pensée d’un projet collectif, demande Bidet ? Il résulte de cette carence que Rawls propose une théorie de la société juste mais pas une théorie pour être juste dans une société qui est encore injuste. Bidet pousse la critique jusqu’à accuser Rawls d’avoir effectué une régression par rapport à Kant12 : « Le principe de justice appelle certes le concept de société juste. Mais, en tant qu’impératif, il est une règle immédiate de l’action. Il s’énonce donc ainsi : « abolissons toute inégalité qui n’est pas à l’avantage de ceux qui ont moins ». Il faut pourtant souligner qu’il n’est pas un principe d’action en vue de l’instauration programmée d’ une société idéale. Il s’ énonce dans le temps d’ acteurs concrets et dans l’horizon de leur vie. »13

Le fait que les mouvements politiques s’étant réclamés du marxisme aient échoué au XXe siècle à promouvoir une démocratie socialiste ne suffit pas à expliquer le relatif éloignement de ce courant du débat contemporain sur la justice. Il convient peut-être de revenir sur l’œuvre de Marx elle-même car le matérialisme historique est largement une thèse sur la nécessité de l’histoire : le socialisme et le communisme succèderont au capitalisme, non pas tant parce qu’ils seront moralement supérieurs au capitalisme et socialement plus justes, mais parce qu’ils s’imposeront rationnellement face aux contradictions du capital et à l’incapacité de celui-ci à satisfaire les besoins humains. Toutefois, cette nécessité est-elle, dans l’esprit même de Marx, indépendante de jugements normatifs et donc d’une certaine conception de la justice qui refuse l’exploitation, l’aliénation et toute forme de domination ? Il y aurait là sans doute matière pour donner corps à l’ idée que l’ émancipation « sera l’ œuvre des travailleurs eux-mêmes »14.

Pour conclure ce rapide inventaire non exhaustif des théories de la justice, on peut dire que la construction d’une société juste est – ou sera – une œuvre politique, c’est-à-dire ni laissée à l’arbitraire du marché, ni entraînée par un déterminisme historique quelconque, mais le résultat de l’action collective inséparable d’un idéal démocratique. Comme les inégalités traduisent les contradictions sociales, les luttes sociales, tant les luttes de classes au sens habituel de l’expression que les luttes pour les droits (paix, liberté, droits sociaux, égalité hommes-femmes, droits écologiques, etc.), sont seules en mesure de travailler à leur dépassement. La mondialisation capitaliste ayant fait éclater les frontières entre les économies, les cultures, les systèmes politiques et les droits, la justice sociale ne peut désormais être entendue que comme une aspiration universelle dans l’instant et dans le temps : c’est peut-être l’un des aspects les plus prometteurs apportés par la préoccupation écologique qui unifie l’intérêt des générations présentes et celui des générations futures ; réciproquement, quel crédit pourrait-on accorder au souci du futur s’il ne se matérialisait pas dans l’action politique pour améliorer la justice sociale ici et maintenant ?
Sur le plan de la théorie économique, il devrait être admis que l’économie est politique. Mais il y aura autant à faire pour faire accepter cette idée que pour réduire les inégalités. D’ailleurs, peut-être est-ce la même chose...

Notes
1. Dumont L., Homo hierarchicus, Essai sur le système des castes, (Appendice A, Caste, racisme et “stratification”). Paris, Gallimard, 1967, p. 318. Dumont précise au même endroit que « la hiérarchie, dans le sens où nous prenons le mot ici, en accord avec son étymologie, ne s’attache jamais au pouvoir comme tel, mais toujours aux fonctions religieuses ».
2. Gauchet M., Le désenchantement du monde, Une histoire politique de la religion. Paris, Gallimard, 1985.
3. Aristote, Ethique de Nicomaque, V, 5, Paris, GF-Flammarion, 1992, p. 147.
4. Rawls J. Théorie de la justice, 1971, Paris, Seuil, 1987, p. 121-125.
5 . Sen A.K., Ethique et économie, 1987, Paris, PUF, 1993 ; Un nouveau modèle économique : développement, justice liberté, 1999, Paris, O. Jacob, 2000.
6. Dupuy J.P., Le sacrifice et l’envie, Le libéralisme aux prises avec la justice sociale, Paris, Calmann-Lévy, 1992.
7. Rawls J., Théorie de la justice, op. cit., p. 348-353.
8. Dupuy J.P., Le sacrifice et l’envie, op. cit., p. 160.
9. Walzer M., Traité sur la tolérance, Paris, Gallimard, 1998,, p. 13.
10. Walzer M., Sphères de justice, Une défense du pluralisme et de l’égalité, Paris, Seuil, 1997.
11. Bidet J., John Rawls et la théorie de la justice, Paris, PUF., Actuel Marx Confrontation, 1995.
12. « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. (...) Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée en loi universelle de la nature. » Kant E., Fondements de la métaphysique des moeurs. 1785, Paris, Delagrave, 1924, p. 136-137.
13. Bidet J., John Rawls et la théorie de la justice, op. cit., p. 130-135.
14 . Marx K., Statuts de l’Association internationale des travailleurs, 1864, Œuvres, Paris, Gallimard, La Pléiade, tome 1, 1965, p. 469.

Bibliographie sommaire

Aristote, Ethique de Nicomaque, Paris, GF-Flammarion, 1992.
Arnsperger C., Van Parijs P., Etique économique et sociale, Paris, La Découverte, Repères,
2000.
Bidet J., John Rawls et la théorie de la justice, Paris, PUF, Actuel Marx Confrontation, 1995.
Dupuy J.P., Le sacrifice et l’envie, Le libéralisme aux prises avec la justice sociale, Paris, Calmann-Lévy, 1992.
« Les béances d’une philosophie du raisonnable », Revue de philosophie économique, « Autour de Rawls », n° 7, juin 2003, p. 33-59.
Hayek F., La route de la servitude, 1944, Paris, PUF, 1985.
Droit, législation et liberté, 3 volumes, 1973, 1976, 1979, Paris, PUF, 1980, 1981,
1983.
Rawls J. Théorie de la justice, 1971, Paris, Seuil, 1987.
Sen A., Ethique et économie, Et autres essais, Paris, PUF, 1993. L’économie est une science morale, Paris, La Découverte, 2003.
Walzer M., Sphères de justice, Une défense du pluralisme et de l’égalité, 1983, Paris, Seuil, 1997.
Traité sur la tolérance, 1997, Paris, Gallimard, 1998.