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Le revenu d’existence ou l’impensé sur le travail - JM Harribey

samedi 25 octobre 2014, par Amitié entre les peuples

Le revenu d’existence ou l’impensé sur le travail

Jean-Marie Harribey

Le texte ci-dessous a été publié par lemonde.fr, 20 octobre 2014. [1]

Dans le Monde Éco&entreprise daté du 11 octobre 2014, Yves Zoberman propose un « Plaidoyer pour un revenu d’existence européen ! » Impossible de lui contester la réalité de la crise qui plombe le social, l’économie, l’écologie et par dessus tout, pourrait-on ajouter, la démocratie. Mais les arguments en faveur de cette proposition afin de sortir de cette situation sont tous très contestables, voire carrément faux.

Nos sociétés connaissent, nous dit-il, la fin de la rareté. Le monde regorge certes de marchandises (une immense accumulation, disait déjà Marx), mais la base matérielle de leur production est en train de s’amenuiser à grands pas, ainsi en est-il des combustibles fossiles, des métaux rares, et de quelques autres ressources. La croissance économique éternelle n’est pas possible.

Il faudrait, poursuit-il, séparer emploi et revenu. Mais, quelle que soit la forme juridique de l’emploi (salarié ou non), tout revenu vient du travail. Et on reste ébahi devant la formule : « on peut produire les richesses hors de la sphère de la production ». Quel sens cela a-t-il de produire hors de la production ? Aucun. Mais la formule permet de préparer la mesure choc : financer le revenu d’existence par une taxe sur les transactions financières. Or celle-ci, encore dans les limbes, a pour but essentiel sinon unique de casser la spéculation, de freiner la circulation des capitaux, donc de tarir sa base même, son assiette. Les auteurs des propositions de financer tel ou tel aspect de la protection sociale par une fiscalité assise sur les transactions financières oublient, à supposer qu’ils l’aient jamais su, que seul le travail peut engendrer des revenus pérennes sur le plan global, c’est-à-dire macroéconomique. Et on finit atterré en lisant la conclusion parodiant le fameux théorème d’Helmut Schmidt : « les profits spéculatifs d’aujourd’hui feraient la solidarité de demain et l’utilité sociale d’après-demain », sans se rendre compte que l’un et l’autre sont les deux faces de la même erreur, croire que le profit peut être, d’une façon ou d’une autre, mis au service du social alors qu’il s’extrait de la dégradation de celui-ci.

Il existe d’autres arguments avancés par les partisans du revenu d’existence. Parmi eux, il y a l’idée que nous héritons tous de la civilisation et des richesses accumulées. Mais aucun revenu n’est versé en puisant sur un stock, ils sont tous engendrés par le flux de l’activité courante. Il y a aussi l’idée qu’un tel revenu versé sans conditions permettrait à chacun de se livrer à une activité autonome créatrice de richesse. Ici se situe le principal problème d’ordre politique : comme ce revenu d’existence serait, par définition, un revenu monétaire et que la monnaie est une institution sociale, l’activité autonome à laquelle se livreraient tous les individus recevant ce revenu ne pourraient pas échapper à une forme ou une autre de validation sociale. Ladite inconditionnalité fait l’impasse sur ce problème. Dans les économies capitalistes modernes, il y a deux modes de validation sociale : par le marché ou par la collectivité (à l’échelon étatique, local ou associatif). Aucun individu ne possède l’autorité à valider lui-même l’activité à laquelle il se livre : une auto-validation est un oxymore. C’est dire combien la validation sociale des activités doit relever de la démocratie.

Au lieu d’imaginer des solutions dont les employeurs en demande permanente de dérégulation, de flexibilisation et de restriction du droit du travail feraient certainement leur miel parce que la collectivité verserait une part de salaire à leur place, il est possible de reconstruire la protection sociale dans le contexte de crise systémique du capitalisme que nous connaissons. Mais en inversant les logiques : réduire le temps de travail pour aider à résorber le chômage et permettre à tous les individus de s’insérer dans toutes les sphères de la vie sociale, au lieu de condamner les uns à travailler davantage et plus longtemps, et les autres à rester sur la touche avec des bribes de revenu indécentes ; reconvertir l’industrie et l’agriculture vers des productions soutenables ; limiter drastiquement l’éventail des revenus, en amont dans les entreprises, et en aval par la fiscalité progressive ; démocratiser l’entreprise au lieu du pouvoir réservé aux actionnaires ; et, bien sûr, briser la finance et ses institutions spéculatives.

Une société solidaire et une économie douce ne peuvent être envisagées sans que les rapports sociaux imposés par le capitalisme le plus violent que le monde ait connu ne soient questionnés et bouleversés. Il est à craindre que, sous couvert d’un principe parfaitement justifié – tout le monde a droit à un revenu décent –, la proposition du revenu d’existence fasse l’impasse sur un débat philosophique fondamental : loin des illusions sur sa fin prochaine et, corrélativement, sur la fécondité de la finance, le travail est une réalité humaine ambivalente, sans doute irrémédiablement : contraignant et aliénant d’un côté, et source d’intégration et de reconnaissance sociales de l’autre. D’où l’importance de la validation collective de toutes les activités utiles. Cette condition, dans une société réellement démocratique, ne serait pas une contrainte mais une source d’enrichissement dans un autre sens qu’économique.

[1] En complément de ce texte, voir « Autour de la protection sociale, de quoi parle-t-on ? », Les Possibles, n° 1, Automne 2013 ; « Le revenu de base inconditionnel, nouvelle utopie ou impensé sur le travail ? », 19 mai 2014. Pour des développements plus complets : La richesse, la valeur et l’inestimable, Fondements d’une critique socio-écologique de l’économie capitaliste, LLL, 2013.

Source : Le revenu d’existence ou l’impensé sur le travail
http://www.lemonde.fr/idees/article/2014/10/20/le-revenu-d-existence-ou-l-impense-sur-le-travail_4508781_3232.html