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La « gouvernance », ce faux ami A Trouvé

dimanche 3 mars 2013, par Amitié entre les peuples

La « gouvernance », ce faux ami

Gouvernance locale et globale, gouvernance urbaine, gouvernance de l’environnement et d’entreprise ou encore gouvernance multi-niveaux, la gouvernance est partout. Voilà un concept particulièrement attrayant pour le politique, l’expert et le chercheur en sciences sociales. Parce qu’il « favorise la rencontre entre disciplines » et rend compte de « processus originaux dans les domaines socio-économique et politique »1. Et parce qu’il prend en compte de nouvelles configurations du pouvoir, de nouvelles façons de décider, moins hiérarchiques et top down, plus horizontales, passant par des arènes de concertation, de confrontation directe de l’ensemble des acteurs publics, privés et parapublics dans la prise de décision publique2. Pour certains auteurs importants de l’économie hétérodoxe, il s’agit de redéfinir les frontières de l’étude des politiques et d’éviter des « oppositions trop simples entre Etat et marché »3, afin de prendre en compte la « société civile » et tous les acteurs qui se situeraient entre le gouvernement (la puissance publique) et les acteurs privés du marché, à tous les niveaux (local, national et international).
C’est ainsi que doctorante en économie il y a 10 ans, j’avais utilisé abondamment le concept, empruntant (et cédant ?) aux nombreux travaux d’économie hétérodoxe et de sciences politiques qui se réclamaient des approches ou théories de la gouvernance. Mais lors de ma soutenance de thèse, un des membres du jury m’avait longuement interpellé sur l’utilisation de ce vocable : et pourquoi pas utiliser le concept de « gouvernement » ou de « régulation » ? Car derrière le choix de tel ou tel concept analytique se cachent des visions du monde et des intérêts particuliers. Et plus précisément, « dans l’imposition et la légitimation des normes de la mondialisation libérale, c’est-à-dire une mondialisation impulsée par les transnationales et les marchés financiers, les mots sont des armes stratégiques »4. La gouvernance est certainement de ces mots-là.

Le mot gouvernance était équivalent de gouvernement et signifiait, en ancien français comme en anglais, l’art et la manière de gouverner. Il a été remis à l’honneur dans les années 1990 par des économistes et politologues anglo-saxons et par certaines institutions internationales (ONU, Banque mondiale et FMI, notamment) avec des préoccupations majeures : l’ouverture de la décision publique à d’autres acteurs et avec elle, une redéfinition des prérogatives de l’Etat, centrées davantage autour de l’accompagnement et de l’encadrement des acteurs privés plutôt que de la régulation et du contrôle. Des politiques britanniques soulignent dès les années 90 que la gouvernance remet en cause la capacité et la légitimité de l’Etat à intervenir directement, encourageant à le cantonner dans un rôle d’influence, au même titre que les acteurs privés5.

A la même époque, la « bonne gouvernance » est utilisée par la Banque mondiale pour reformuler la consensus de Washington et continuer à promulguer les idées néolibérales, suite aux échecs des Plans d’ajustement structurel. La corporate governance ou « gouvernance d’entreprise » rend compte quant à elle des nouveaux rapports de pouvoir dans les entreprises en faveur des actionnaires. L’utilisation à tout va de la gouvernance accompagne aussi les changements à l’oeuvre dans le gouvernement britannique : l’affaiblissement de l’Etat (ou hollowing out the state), le new public management, la compétition entre acteurs, la privatisation ou la délégation de la gestion publique aux acteurs privés et parapublics...6 Et dans le champ théorique de l’économie, si des économistes hétérodoxes se sont emparés du concept, il faut garder à l’esprit les liens très forts avec des courants plus en phase avec l’économie dominante, celle des coûts de transaction, des choix rationnels, de la théorie des jeux7…

En se plongeant dans les origines du concept, on mesure à quel point il ne s’agit pas seulement de rénover les cadres d’analyse en sciences sociales. La gouvernance sous-tend, du moins dans sa conception dominante anglo-saxonne, un démantèlement en règle de la puissance publique, au nom d’une démocratie retrouvée qui met sur un même plan Etat, marché et « société civile ». Une société civile dans laquelle tous les intérêts privés se valent, qu’ils soient syndicats, associations ou patronat8. Patronat qui in fine se voit attribuer la même légitimité qu’un pouvoir élu au suffrage universel. Par le biais d’un nouveau cadre analytique, le patronat, les multinationales, les acteurs financiers, se voient octroyer une place de choix.

Aurélie TROUVE

1BARON C., 2003, « La gouvernance : débat autour d’un concept polysémique », Droit et société, n° 54.
2JONES M., 1998, « Restructuring the local state : economic governance or social regulation ? », Political Geography, vol. 17, n° 8.
3ALLAIRE G., BOYER R., 1995, « Régulation et conventions dans l’agriculture et les IAA », in ALLAIRE G., BOYER R. (dir.), La grande transformation de l’agriculture, Economica, Paris.
4CASSEN B., 2002, « Mots pièges et mots épouvantails », intervention au colloque international, Université du Costa Rica, septembre 2002.
5PETERS G., PIERRE J., 1998, « Governance without Government ? Rethinking Public Administration », Journal of Public Administration Research and Theory, vol. 8, n° 2, p. 223-243.
6RHODES R. A. W. , 1998, « The New Governance : Governing without Government », Political Studies, Volume 44, n° 4.
7JESSOP B., 1995, « The regulation approach, governance and post-fordism : alternative perspectives on economic and political change », Economy and society, vol. 24, n° 3.
8PAYE O., 2005, « La gouvernance : d’une notion polysémique à un concept politologique », revue Etudes internationales, volume XXXVI, n°1.