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Altermondialisme ou internationalisme (I) - D Collin

samedi 30 août 2008, par Amitié entre les peuples

Altermondialisme ou internationalisme ? (I)

novembre 2003, Denis COLLIN

http://www.la-sociale.net/article.php3?id_article=38

Changement de terminologie, ceux qu’on appelait et qui s’appelaient « mouvement anti-mondialisation » (les « no global ») sont devenus des « alter-mondialistes ». Mais on ne peut pas dire que cela ait clarifié la nature de ce mouvement. Nous sommes, en effet, devant une situation contradictoire et finalement assez confuse, pour les observateurs extérieurs aussi bien que pour les participants à ces divers mouvements.

D’un côté, un mouvement de masse, dynamique, véritablement militant et qui tranche sur l’atonie prolongée des partis politiques traditionnels - il est vrai que quelques-uns de ces partis ne sont pas seulement atones, mais proches de l’état comateux. Un mouvement qui réunit deux cent mille personnes sur le Larzac, en plein été et sous la canicule. Un mouvement qui traque les réunions du club des grands de ce monde, au point que l’avant-dernier raout de ces Seigneuries avait dû se tenir au fin fond du Canada et sous la protection d’un dispositif militaire impressionnant. Un mouvement qui redonne à la politique ses lettres de noblesse : à ATTAC on ne se réunit pas pour quelques marchandages plus ou moins nauséeux en vue d’investir Paul ou Jacques à telle élection cantonale décisive ; on se réunit pour étudier, débattre, tenter de comprendre le monde dans lequel nous vivons et proposer des solutions alternatives. « Un autre monde est possible », tel fut le signal de ralliements de « Larzac 2003 ».

D’un autre côté, une extraordinaire confusion théorique et politique qui interdit, de fait, à ce mouvement de poser la seule question qui vaille, celle du débouché politique, des revendications et de la stratégie pour les faire triompher. Il ne s’agit pas seulement de la galaxie des groupuscules plus ou moins folkloriques qui utilisent chaque « contre-sommet » comme une bonne occasion pour se faire voir. Il ne s’agit pas non plus de l’opposition entre des modérés pragmatiques et des gauchistes. Le réquisitoire de Jacques Nikonoff, nouveau dirigeant d’ATTAC, contre l’extrême gauche contribue plus à brouiller les pistes qu’autre chose.

Devant ce mouvement, il y a une attitude à proscrire, une attitude contre-productive, celle des divers courants sectaires qui, prétextant des confusions des discours des dirigeants (ATTAC, Bové ou la LCR, au choix) rejettent le bébé avec l’eau sale du bain. C’est, par exemple, l’attitude du Parti des travailleurs (PT) qui accuse les dirigeants d’ATTAC ou tel syndicaliste de SUD d’être des partisans de la « destruction des services publics » et des artisans de la liquidation des syndicats. C’est aussi sous des formes variées l’attitude des « souverainistes » qui se méfient des « gauchistes », critiquent un mouvement qui leur semble trop « cosmopolitique » et anti-national et dénoncent José Bové et la Confédération Paysanne au nom des bienfaits du progrès technique apporté par les OGM. Ces critiques ne sont pas toutes infondées : L’espèce de néo-keynésianisme qui sert de ciment aux dirigeants d’ATTAC est sans doute l’exemple même de la fausse alternative.[1] Et le « mouvement social » peut très facilement devenir un ennemi du mouvement ouvrier traditionnel. Enfin certaines des revendications défendues ici et là peuvent devenir rapidement des armes aux mains des dirigeants des grands pays capitalistes engagés dans le processus de « dérégulation ». Cependant, nous ne devons pas oublier que les motivations essentielles des militants et des sympathisants du « mouvement alter-mondialiste » sont fondamentalement les nôtres : la lutte contre la toute puissance des « marchés » (élégant pseudonyme pour désigner l’oligarchie financière), la défense des services publics, le droit des citoyens de se mêler de ce qui les regarde. « Un autre monde est possible », pour nous qui pensons toujours que « le monde va changer de base », c’est un slogan qui sonne agréablement. Reste à savoir parmi les mondes possibles, lequel nous voulons. C’est à débattre de cela que nous allons consacrer cet article.

Je commencerais par discuter de la validité des problématiques en cherchant à savoir ce que recouvre l’expression équivoque de « mondialisation ». De là, j’essaierai de dégager les objectifs politiques majeurs, sachant que toute tentative de retour à un capitalisme néo-keynésien est utopique ou dangereuse. Enfin, je reviendrai sur la question de la nation et de la souveraineté populaire, comme moyens essentiels d’action pour la défense des acquis sociaux et de la démocratie.[2] La mondialisation

Je ne vais pas reprendre ici l’ensemble de développement déjà exposés dans La fin du travail et la mondialisation[3] : la position que je défendais à l’époque a finalement bien résisté. Je renverrai aussi à mes « Réflexions sur la mondialisation » publiées dans le numéro 25 d’Utopie Critique. Je voudrais m’attacher plus particulièrement à certains aspects de l’argumentation des alter-mondialistes qui soutiennent que la mondialisation désigne des transformations structurelle du capitalisme, transformations qui renverraient aux « poubelles de l’histoire » les catégories politiques en cours jusqu’ici.

Tout d’abord, il faut souligner que la « mondialisation » n’est jamais vraiment définie. En quoi s’agit-il de quelque chose de nouveau ? On affirme bien plus qu’on ne démontre et, parmi les contributeurs de la revue du MAUSS, aucun ne l’explique véritablement. Les quelques auteurs qui s’y essaient font, à juste titre, remonter la mondialisation au Moyen Âge, c’est-à-dire aux débuts du mode de production capitaliste proprement dit : « la mondialisation peut-être (...) analysée comme un processus long qui se déroule sans doute depuis le haut Moyen Âge », affirme Dominique Plihon (n°20, p.105). Serge Latouche estime que ce n’est que la continuation des phases précédentes du capitalisme, de la phase colonialiste et de la phase du « développement » qui caractérise le post-colonialisme. François Fourquet fait remonter la mondialisation ... aux origines de l’humanité et toute l’histoire, de manière néo-hégélienne, est interprétée comme l’avènement d’une « société mondiale ». Cette théologie historique retrouve même la vieille ruse de la raison de Hegel, puisque le « néolibéralisme », lancée par les USA et leur allié anglais, devient l’agent de ce processus : « L’Angleterre jadis et les USA aujourd’hui travaillent sans le vouloir à la mise en communication généralisée de l’humanité, ils roulent pour un mouvement planétaire qui vient de loin et dépasse leur intérêt national. » (n°20, p236)

Daniel Cohen qui s’interroge sur les effets de la mondialisation sur la croissance constate que « les économistes ne parviennent pas à séparer la mondialisation comme fait isolé ou comme ‘fait social total’. » (n°20, p.120) Negri essaie tente une définition ... mais elle ne définit pas la mondialisation, mais autre chose : « la mondialisation correspond avant tout à une révolution du paradigme du travail - ce qu’on décrit en général comme le passage du fordisme au postfordisme ou encore comme l’émergence toujours plus forte du travail immatériel dans les secteurs à grande productivité ; (...) l’expansion du travail immatériel se fonde entièrement sur la mise au travail des cerveaux de tout un nouveau prolétariat. » (n°20, p.100) Il est bien dommage que la seule tentative sérieuse de définir la spécificité de l’époque soit aussi confuse et aussi peu en rapport avec la terminologie par laquelle on la désigne. Si Negri a raison, il faudrait donc non pas employer le vocabulaire de « mondialisation » ou de « globalisation » pour ceux qui ne parlent pas français, mais bien plutôt celui de « postfordisme » ou « d’ère de la dématérialisation du travail ». Il ne s’agit pas, cependant d’une inadéquation entre la définition et l’étiquette. La définition elle-même est soit creuse soit sans rapport avec la réalité.

La conception théorique de Toni Negri a une origine : la sur-interprétation de quelques passages archi-connus mais fort confus des manuscrits préparatoires au Capital de Marx. Dans l’un des ces manuscrits connus sous le nom de Grundrisse, Marx énonce l’idée de la transformation de la science en « force productive directe » évinçant l’ouvrier du procès de travail. Je n’ai pas l’intention de relancer ce débat théorique qui a fait couler beaucoup d’encre (et de salive) dans les cercles restreints qui s’intéressent encore à Marx. Il suffit de souligner deux questions :

En premier lieu, la transformation du fordisme en post-fordisme est un processus surestimé. Les modes de régulations de l’accumulation du capital associés traditionnellement au fordisme (notamment par les économistes de l’école de la régulation) ont subi des transformations importantes, mais cela ne signifie pas un bouleversement radical du mode de production, ni dans l’organisation du travail, ni dans les mécanismes d’extraction de la plus-value et de chasse à la plus-value relative. Il reste encore en France un tiers de la population active qu’on rattache directement à la classe ouvrière - soit une contraction relativement limitée des effectifs - et, pour ses grandes masses, cette classe ouvrière est toujours exploitée selon les bonnes vieilles méthodes de la parcellisation du travail, de l’extorsion du savoir-faire ouvrier par les bureaux des méthodes et de la soumission des individus aux cadences des machines automatiques. Les quelques usines modèles ou les quelques secteurs des grandes entreprises qui ne fonctionnent plus selon ces principes sont largement les arbres qui cachent la forêt. Mais le pire n’est pas là : Negri parle en ignorant ou en feignant d’ignorer que le fait massivement dominant des dernières décennies est l’industrialisation des pays ex-coloniaux ou des pays capitalistes à développement retardataire : il suffit de penser aux pays d’Asie du Sud-Est et à la Chine. Et cette industrialisation se fait selon les « bonnes vieilles méthodes éprouvées » du XIXe et du XXe siècle. Ce n’est pas parce que les usines « à l’ancienne » ont fermé à notre porte que ce genre d’industrie a disparu ! Elle continue de constituer le substrat de l’économie mondiale, et contribue pour une part essentielle à la production globale de la plus-value - bien que, en matière de répartition de la plus-value les choses puissent se présenter un peu différemment.

En second lieu, la notion de « travail immatériel » est à peu près dépourvue de sens[4]. Elle est du plus pur idéalisme. Le travail est toujours « matériel », y compris celui des intellectuels les plus éthérés, pour la simple raison que nous ne pouvons communiquer avec nos semblables qu’au moyen de dispositifs matériels. Negri croit-il à la perception extra-sensorielle ? La distinction entre travail matériel et travail immatériel n’a aucun sens. Negri affirme que les « cerveaux » ont été mis en mouvement dans la nouvelle phase du capitalisme. Ce n’est pas vraiment une nouveauté. Est-il besoin de rappeler que c’est, selon Marx, l’essence même du travail humain, puisque ce qui distingue le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, « c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. » (Capital,I, iii, 7).

Il est vrai que deux phénomènes importants méritent d’être analysés : d’une part la croissance du secteur des services, c’est-à-dire de secteurs qui, selon l’analyse marxienne, ne produisent pas directement de la plus-value, même s’ils participent à la réalisation de la valeur et prennent donc leur part de profit. Mais le secteur des services est extrêmement hétérogène. C’est d’abord le secteur des transports, des communications et du commerce qui participe directement de la réalisation de la plus-value. Il s’agit très souvent d’un secteur qui embauche des ouvriers « traditionnels » : les chauffeurs routiers, les agents des compagnies de téléphone ou les caissières des supermarchés auront certainement beaucoup de mal à se reconnaître dans la thèse negriste du « travail immatériel ». Pour une partie considérable, le secteur tertiaire est aussi, tout simplement, né de l’externalisation de certaines fonctions assumées auparavant par les entreprises elles-mêmes (maintenance, entretien, ingénierie, par exemple). Pour une autre part, on a assisté à un développement prodigieux et qui caractérise la période historique, du parasitisme. Les institutions financières, mais aussi les cabinets d’audits, les spécialistes de la communication, les « chasseurs de tête », les « coaches », les entreprises de formation aux relations humaines, la publicité, etc., dévorent littéralement une part croissante de la production. La putréfaction du capitalisme, analysée au début du XXe siècle par les théoriciens de l’impérialisme (de Hilferding à Lénine) est un fait massif et très peu analysé. Il est pourtant patent. Mais il est vrai que ceux qui tiennent le haut du pavé dans les médias et les instituts universitaires sont aussi très souvent auditeurs, conseilleurs, analystes, prévisionnistes, administrateurs de ceci ou de cela, touchent des jetons de présence et ne sont nullement disposés à cracher dans la soupe. Plus étonnant tout de même est le silence pesant de la grande majorité des esprits critiques !

Mais Negri ne s’intéresse pas aux analyses empiriques trop prosaïques. Il est fasciné par la place que tiennent désormais les communicants et les informaticiens dans la production. Les « nouvelles technologies » sont sa référence. Mais comme il ne suit pas l’actualité avec toute l’attention nécessaire, il n’a pas dû se rendre compte que cette énorme baudruche s’est très largement dégonflée. La « net-économie » a sombré corps et biens laissant la place au retour de l’économie « tout court » : les biotechnologies ne gagnent pas un liard - y compris le géant Monsanto et beaucoup d’entreprises du secteur ne vivent que par les apports de capitaux fondés sur l’espérance pas toujours rationnelle de gains futurs très hypothétiques. Par ailleurs les gens qui travaillent dans ces entreprises ne travaillent pas du tout immatériellement : le maïs Monsanto est tout à fait matériel. Il en fait de même avec les techniciens des télécommunications et les informaticiens : ce sont des gens qui se « coltinent la matière », même si ce n’est pas avec un marteau-piqueur ou une clé anglaise. Un informaticien, au fond, est quelqu’un dont le travail consiste à câbler correctement un machine automatique. Au lieu de souder des connecteurs, il positionne des transistors ou des circuits magnétiques ou optiques dans un certain état à l’aide, généralement d’un clavier. Que, dans sa tête, le programmeur ne sentent pas un ouvrier au même titre que celui qui pose les rembourrages de portière sur une chaîne automobile, c’est assez certain - encore que les conditions de travail dans bien des sociétés de service informatique ne soient pas très loin de celles des pires chaînes de montage. Mais aussi importante que soit la manière dont les acteurs se représentent le monde, elle ne suffit pas à dire ce qu’est, objectivement, la réalité sociale. Negri a troqué Marx pour saint François d’Assise. Du point de vue de la compréhension des phénomènes sociaux, ce n’était pas un très bon calcul.

En réalité, Negri avec son « nouveau prolétariat » spécialisé dans « le travail immatériel » n’a fait que recycler une vieillerie des années 60, la « nouvelle classe ouvrière » en col blanc chère à Serge Mallet et aux théoriciens du PSU. Il ne s’agit évidemment pas de dire que rien n’a changé depuis Zola ! Mais les changements ne sont pas ceux que croit voir Negri. Les transformations structurelles de la classe ouvrière dépendent d’abord des transformations du mode de production et des innovations techniques - dans certain secteurs, il y a bien une montée du travail qualifié et un rapprochement des cols bleus et des cols blancs, alors que dans d’autres secteurs l’automation et le développement de l’informatique conduisent à une déqualification brutale. En second lieu, la situation de la classe ouvrière dans les pays avancés a changé sous la pression de la lutte des classes, sans que des régressions importantes soient exclues. Enfin, les dernières décennies ont été le théâtre d’une vaste opération de destruction de l’organisation de la classe ouvrière : liquidation des bastions ouvriers de la sidérurgie et des mines, démantèlement des grandes usines (exemple : Billancourt), recours massif à la sous-traitance et à l’externalisation, et enfin développement des emplois précaires en tous genres.

Quoi qu’il en soit, rien de tout cela ne définit quelque chose qui s’appellerait « mondialisation ». Ce pourrait bien n’être qu’un « concept creux » (Alain de Tolédo, n°20, p.241). En tout cas, l’usage de ce terme a des effets parfaitement repérables :

(1) Il évite de parler de mode de production capitaliste, d’impérialisme, et de quelques autres gros mots qui fâchent. Or, n’en déplaise à Baechler, Lamy et tutti quanti, c’est bien de cela qui est en cause : la course au profit, la fusion entre le capital bancaire et le capital industriel pour former un capital financier de plus en plus parasitaire, et la lutte pour la domination mondiale.

(2) On masque les contradictions à l’intérieur de ce que Michel Beaud appelait de façon fort pertinente « système national mondial hiérarchisé ». L’antagonisme entre l’Europe et les USA, ou encore entre les vieilles puissances impérialistes et les puissances émergentes (de la Chine au Brésil, par exemple) ne trouve pas de place dans les analyses de la mondialisation, et c’est normal puisque pour les tenants de ces thèses le national est en voie d’extinction.

(3) La problématique de la « mondialisation » dissout l’analyse concrète des situations concrètes dans une philosophie de l’histoire à trois sous, un sous-hégélianisme traité aux méthodes du marketing. La « mondialisation est « le sens de l’histoire », et par conséquent celui qui s’y oppose est nécessairement un archaïque, nostalgique, réactionnaire au sens strict du terme.

La seule tentative sérieuse de produire un concept de la mondialisation qui ne soit ni creux, ni apologétique est celle de Alain Caillé et Ahmet Insel. Les deux auteurs commencent par écarter les définitions non pertinentes. Ainsi « à en rester au seul critère des échanges, les économies européennes d’avant la guerre de 14-18 apparaîtraient presque aussi ‘mondialisées’ qu’aujourd’hui. » (n°20, p.148) Caillé et Insel proposent donc d’introduire une distinction entre internationalisation et mondialisation. La première est définie par « la multiplication des échanges économiques ou autres des différents pays entre eux », alors que la seconde est caractérisée par « la perte de pertinence et de réalité des entités nationales (ou même supranationales) », mais aussi par « la dissolution du politique et des spécificités culturelles dans le marché » et enfin par une « subordination générale de l’économie au pouvoir de la finance qui transforme l’ancien capitalisme industriel en un capitalisme financier et rentier. »

Le problème tient simplement en ceci : la dernière caractéristique est ... la définition de l’impérialisme par Lénine et les deux premières se retrouvent, presque sous la même forme, dans ... la définition de l’impérialisme par Hannah Arendt. Notant, comme d’autres auteurs, la difficulté à mesurer les effets de la mondialisation, Caillé et Insel répondent à tous ceux, y compris par les contributeurs, qui créditent la mondialisation de la croissance et de l’augmentation de la richesse : « il n’y a pas grand sens à dire que la richesse d’un pays d’un pays s’est accrue si la majorité ou une fraction significative de la population s’est appauvrie. » (n°20, p.149) Après d’autres auteurs, ils pointent les effets pervers : « plus la valeur des actions boursières supplante l’ensemble des autres valeurs - et plus les exigences minimales d’honnêteté, ou de simple respect de la loi, de loyauté, de fidélité et de confiance entre associés et partenaires deviennent irréalistes ». Mais là encore il ne s’agit pas de traits qui seraient propres à la « mondialisation ». Ils caractérisent le mode de production capitaliste depuis ses origines et dans son mode de fonctionnement le plus pur. Que « la richesse des nations » suppose la pauvreté des peuples, c’est un adage bien connu de l’économie politique classique - Ricardo en avait fait un élément central de ses analyses. Quant à la question des valeurs, on en trouve une analyse plus fine chez Castoriadis :

La corruption généralisée que l’on observe dans le système politico­-économique contemporain n’est pas périphérique ou anecdotique, elle est devenue un trait structurel, systémique de la société où nous vivons. En vérité, nous touchons là un facteur fondamental, que les grands penseurs politiques du passé connaissaient et que les prétendus « philosophes politiques » d’aujourd’hui, mauvais sociologues et piètres théoriciens, ignorent splendidement : l’intime solidarité entre un régime social et le type anthropologique (ou l’éventail de tels types) nécessaire pour le faire fonctionner. Ces types anthropologiques, pour la plupart, le capitalisme les a hérités des périodes historiques antérieures : le juge incorruptible, le fonctionnaire wébérien, l’enseignant dévoué à sa tâche, l’ouvrier pour qui son travail, malgré tout, était une source de fierté. De tels personnages deviennent inconcevables dans la période contemporaine : on ne voit pas pourquoi ils seraient reproduits, qui les reproduirait, au nom de quoi ils fonctionneraient. Même le type anthropologique qui est une création propre du capitalisme, l’entrepreneur schumpétérien - combinant une inventivité technique, la capacité de réunir des capitaux, d’organiser une entreprise, d’explorer, de pénétrer, de créer des marchés - est en train de disparaître. Il est remplacé par des bureaucraties managériales et par des spéculateurs. Ici encore, tous les facteurs conspirent. Pourquoi s’escrimer pour faire produire et vendre, au moment où un coup réussi sur les taux de change à la Bourse de New York ou d’ailleurs peut vous rapporter en quelques minutes 500 millions de dollars ?[5]

Cela signifie quoi ? Tout simplement que le mode de production capitaliste ne peut se développer que tant que la société n’est pas entièrement soumise à sa logique propre, tant que les valeurs, les institutions politiques et la culture lui échappent. Par conséquent ce que Caillé et Insel pointent comme caractéristiques de la mondialisation par opposition disons au « capitalisme classique », c’est tout simplement le capitalisme « pur », le capitalisme enfin chez lui, débarrassé des restes des sociétés antérieures, débarrassés des entraves du passé, le capitalisme « révolutionnaire » que Marx a si bien analysé sans que son propos soit vraiment compris par les « marxistes ». Au demeurant Caillé et Insel le reconnaissent indirectement en affirmant que « la mondialisation néo-libérale pouvait apparaître, pour le meilleur et pour le pire, comme une sorte d’apothéose du capitalisme ». (n°20, p.150)

La première des contradictions parmi les « alter-mondialistes » se tient donc ici : dans l’incapacité à se mettre d’accord sur ce qui est en cause du point de vue de l’époque tout entière. Si on considère, en effet, que la mondialisation n’est que la perversion du bon vieux capitalisme industriel et que la régulation étatique permettrait de retourner à une sorte de capitalisme sain et domestiqué, on n’a évidemment pas les mêmes perspectives à long terme que si on considère qu’il s’agit du mode de production capitaliste et de lui seul. Il est vrai qu’une analyse divergente sur le long terme n’exclut pas nécessairement la possibilité de définir des objectifs à court et moyen terme qui soient communs. Par exemple, ceux qui pensent que la seule alternative à la mondialisation est de rouvrir la voie socialiste peuvent s’accorder avec les néo-keynésiens sur le thème de la défense des services publics, les premiers estimant qu’ils sont des embryons de l’appropriation sociale des moyens de production, les seconds qu’ils permettent de réguler et d’améliorer le fonctionnement à long terme d’un capitalisme recentré non sur la finance mais sur la production. Jusqu’où cette recherche d’objectifs communs est-elle possible, c’est ce que j’étudierai dans un prochain article.

[1] J’ai eu l’occasion de m’en expliquer, il y a déjà quelques années. Voir Denis Collin : « Néolibéralisme ou néokeynésianisme, la fausse alternative », in L’homme et la société, n°135, 2000/1, « Pensée unique et pensées critiques ».

[2] Pour mener à bien ce travail, je m’appuierai largement sur les deux numéros de la revue du MAUSS, publiés récemment : Quelle « autre mondialisation » ? (Revue du MAUSS semestrielle n° 20, 2e semestre 2002, 368 p., 27 euros) et L’Alter-économie. Quelle « autre mondialisation » (fin) (Revue du MAUSS semestrielle n° 21, 1er semestre 2003, 432 p., 29,50 euros).

[3] Denis Collin : La fin du travail et la mondialisation - Idéologie et réalité sociale. Éditions L’Harmattan, 1997, collection « Ouverture Philosophique »

[4] L’usage des catégories de « matériel » et « immatériel » nécessiterait à lui seul une longue discussion philosophique. Notons simplement qu’on pourrait dire que le travail dans le mode de production capitaliste est toujours « immatériel » au sens où il ne produit pas simplement des choses matérielles (de la toile ou un habit) mais aussi et surtout des marchandises. Or, nous dit Marx, la marchandise est une chose « métaphysique »... Voir Capital, livre I et mon La théorie de la connaissance chez Marx (L’Harmattan, 1996)

[5] Cornelius Castoriadis : La montée de l’insignifiance, in « Les Carrefours du labyrinthe, IV », p.84 (Seuil)