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Puissance et émancipation. J Roy de Menditte

dimanche 14 novembre 2010, par Amitié entre les peuples

Puissance et émancipation.

(Introduction rédigée dans le cadre du groupe Emancipation d’Attac.)

« — Je souligne ce point de vue capital de la méthode historique d’autant plus qu’il s’oppose foncièrement à l’instinct et au goût dominants de cette époque qui préféreraient encore s’accommoder du hasard absolu, voire de l’absurdité mécanique de tout le devenir, plutôt que de la théorie d’une volonté de puissance se manifestant dans tout devenir. »

« Mais on méconnaît alors l’essence de la vie, la volonté de puissance ; alors on néglige la prééminence de principe que possèdent les forces spontanées, agressives, envahissantes qui réinterprètent, réorientent et forment, dont l’ « adaptation » ne fait que suivre les effets, alors on dénie dans l’organisme même le rôle dominateur des instances suprêmes, dans lesquelles la volonté vitale apparaît active et formatrice. »

Généalogie de la morale – Friedrich Nietzsche.

Le concept de « volonté de puissance » de Nietzsche est une de ses inventions qui a été la plus commentée et popularisée après sa mort. Le thème avait alors été repris par sa sœur Elisabeth ; elle en avait fait, avec d’autres auteurs, l’objet d’un livre dont le résultat, constitué d’extraits et d’ajouts, formait une falsification dommageable de sa pensée. Pour autant, ce livre (ou ses variantes), considéré longtemps comme un authentique recueil posthume, avait acquis une grande popularité et avait influencé de nombreux penseurs (jusqu’à Gilles Deleuze) ainsi que des courants politiques parmi lesquels le nazisme.

La « volonté de puissance » selon Nietzsche est un concept relativement flou, mais il semble toucher à une réalité encore inexpliquée aujourd’hui. Nietzsche la conçoit comme un mélange entre l’essence et l’existence d’un être qui en fait le principe fondamental de son devenir. Il me semble qu’elle rejoint en cela certaines représentations qu’on tente d’avoir des effets combinés de l’environnement, des déterminants endogènes et des structures organisationnelles des êtres vivants sur eux-mêmes (Cf. C. Darwin, S.J. Gould, H. Atlan, J.J. Kupiec) et qui permettent de mieux concevoir l’évolution des individus et des espèces qui en résulte.

La volonté de puissance constituerait, dans cette optique, l’affirmation spontanée d’un dispositif ontologique qui, parce qu’il est relativement fermé aux causalités extérieures, qu’il est sous pression de flux endo et exogènes et qu’il est ouvert sur de nouveaux « territoires » ne peut que tenter de s’affirmer sur ces derniers en étendant sa structure, quitte à en changer en cours de route la configuration - voire, à terme, son identité.

Mais venons-en à ce qui nous concerne plus précisément pour l’instant.
Dans « volonté de puissance », il y a « volonté » et « puissance ». Ces deux termes ont été certainement pour beaucoup dans le succès du livre d’Elisabeth Nietzsche et de ses continuateurs, succès chez les nazis - mais pas seulement - qui l’ont interprétée comme la nécessaire progression de la domination des forts sur les faibles à l’aune des puissances titanesques qui se sont édifiées en Occident à partir du XIXe siècle.

Or, alors que la notion de « volonté » a beaucoup été discutée en philosophie et, plus particulièrement, en philosophie politique, il est notable que, même si de nombreux écrits y font plus ou moins explicitement référence, celle de « puissance » reste à peu près complètement en friche.

La notion de puissance, qui fait pourtant l’objet d’une grande fascination et constitue (comme nous allons essayer de le montrer) un soubassement de la philosophie politique, est tour à tour dissoute dans celles de force, capacité, potentiel, ressources, moyens… et surtout pouvoir qui constitue sa principale notion concurrente.

Le terme est apparu et existe avec une singularité particulière dans la langue : celle d’avoir un sens fort et d’avoir, cependant, une définition incertaine sur laquelle rares, sinon exceptionnels, sont ceux qui s’attardent. Il est ainsi étrange de constater qu’il soit généralement admis en philosophie politique qu’un régime global aussi important que le capitalisme se fonde essentiellement sur la puissance sans qu’on ne cherche plus loin à définir la nature et les implications de ce fondement comme tel. Que ce soit la puissance bancaire et commerciale à partir de la renaissance, la puissance industrielle à partir du 19e siècle, la puissance technoscientifique à partir du 20e siècle et la puissance informatique et financière à partir du 21e siècle, aucun de ces moteurs du capitalisme n’ont été beaucoup plus identifiés que par leur nature particulière, sans grande considération pour ce qu’ils signifiaient en tant que moyens d’affirmation ontologique.

La puissance est l’enjeu prioritaire du capitalisme. C’est par son accumulation non exclusive (donc intégrative de ses diverses sources) mais hiérarchisée que celui-ci règne. Le capitalisme semble être en cela, et selon ce qu’on a évoqué plus haut, la forme organisationnelle moderne la plus « naturelle » de la société (celle qui s’impose et qui est en cela la mieux adaptée), une forme organisationnelle par laquelle son affirmation extensive se fait spontanément selon le mode inclusif, accumulatif, transformateur et dominateur qu’on lui connaît. Dans cet ordre d’idées, les tentatives progressistes de changer cette « nature » de la société pourront apparaitre comme la volonté de l’esprit global (celui d’une humanité comme entité cohérente) de s’affirmer à son tour sur elle en tant que cette dernière est mue par une hétéronomie, à ce niveau d’efficience, dangereuse. Autrement dit, les tentatives progressistes correspondraient à une poussée transcendante visant à répondre au risque vital que font courir les torsions subies par la « nature » sociale, torsions dues au développement fulgurant de ces nouvelles puissances. Elles viseraient (plus ou moins consciemment) à élever la société au niveau d’un seuil qui lui permettrait de gérer ces puissances et d’en faire, autant que possible, les outils maitrisés de son affirmation.

Mais que sont ces puissances ? Comment peut-on les définir ? Quel intérêt avons-nous à les distinguer comme telles ? Et qu’impliquent-elles dans le champ de l’émancipation politique ?

Pour commencer à y répondre, je proposerai une définition générale de la puissance.

La puissance est un ensemble organique de moyens susceptible de conférer des capacités d’action (un pouvoir global) à un corps volontaire (individu, groupe, société…) relativement libre d’en faire usage.

La puissance est un ensemble nécessairement dynamique, complexe et composite, d’où une certaine difficulté à la saisir. Elle est constituée de moyens qui peuvent aller du plus virtuel (logiciels, financiers, symboliques, stratégiques, organisationnels, idéologiques, spirituels, charismatiques, sentimentaux, émotifs… superstructurels) au plus matériel (électroniques, biologiques, géologiques, immobiliers, urbains, machines… infrastructurels).

Ce qui distingue la puissance de la force, c’est l’étendue possible de son spectre d’impact. Une puissance militaire, par exemple, sous-entend son impact non seulement au niveau de la confrontation en armes - comme l’aurait une force militaire - mais aussi au niveau de l’imaginaire, d’un point de vue, entre autres, dissuasif.
De même pour la capacité, qui se réduit à un mode restreint de dimensions et s’entend en activité dans une mesure insuffisante.

Ce qui la distingue du potentiel, c’est le fait qu’elle est déjà constituée – donc accessible à un pouvoir particulier. Le potentiel, lui, sous-entend l’idée de capacités cantonnées au virtuel, en attente d’être, en tant que moyens, réalisées. La puissance est un ensemble de moyens déjà réalisé. Cela ne l’empêche pas d’être aussi potentiel, comme elle est en partie force et capacité.

Ce qui la distingue enfin du pouvoir – avec lequel on la confond le plus souvent – c’est que celui-ci est un pôle d’incarnation d’une volonté particulière vis-à-vis de laquelle la puissance est relativement indépendante. La puissance idéologique et militaire de l’Allemagne, par exemple, aurait très bien pu survivre à la disparition du pouvoir discrétionnaire d’Hitler. Qu’un chef ou qu’un régime disparaisse ne sous-entend pas que les puissances dont ils disposaient disparaissent du même coup. La question de la compréhension et de la gestion des puissances existantes et de la création de nouvelles formes de puissances par des pouvoirs anticapitalistes et antitotalitaires (progressistes) comme ceux qu’on espère promouvoir est au cœur de la problématique que je veux introduire par cette présentation.

Que pourraient faire des pouvoirs socio-écologiques des puissances de production industrielle, de consommation, de transformation, de contrôle, d’éducation… comme celles qui se sont développées sous l’impulsion, en particulier, du capitalisme ? Que pourraient-ils faire des puissances démographiques qui mettent la planète sous pression ou des puissances technoscientifiques qui inaugurent elles-mêmes de nouvelles formes de puissances surpuissantes (comme les NBIC et la robotique) ?
Et avant cela, avant de devenir de réels pouvoirs, que peuvent-ils faire des puissances médiatiques, législatives, démocratiques, intellectuelles auxquels ils ont d’ores et déjà plus ou moins accès ?

Doivent-ils espérer un tsunami idéologique qui surgirait de nulle part et dissoudrait, comme par enchantement, tous les enjeux, non pas de pouvoir directement, mais de puissance – de puissance d’être en devenir ?

Qui se voit saborder, par exemple, la puissance technoscientifique qui pourtant est à l’origine des puissances les plus mortifères qui aient été créées (armements nucléaires et autres, machines d’exploitation/ dégradation et de production intensives, biotech et nanotech, engins de coercition et de contrôle…) et qu’on laisse pourtant faire sous prétexte qu’elle est promotrice de connaissances nouvelles et qu’elle ne serait « ni bonne ni mauvaise » mais égale à l’usage qu’on en fait ?

Lorsque les gens (la majorité des électeurs français) votent pour Sarkozy, ils votent pour un homme susceptible de conserver, voire de renforcer, la puissance nationale, de quelque nature qu’elle soit. Que dire à ces gens ? Que cette puissance ne sert à rien ? Pourtant, comme nous le disions au début, la puissance est le moyen naturel d’affirmation de l’être. Si la majorité des électeurs français s’identifie à la nation, ce n’est pas par pur nationalisme, mais aussi parce que derrière la nation, il y a un confort social – d’avantages acquis, entre autres – et toute une culture qui leur est, comme l’est toute culture pour un peuple, chère. Ils vivent dans une certaine peur, mais pas obligatoirement complètement injustifiée. Et c’est celui qui leur parle de puissances renforcées (Sarko) qui les convainc – non pas celui qui leur parle du pouvoir qu’il va avoir sur ces puissances...

La puissance reste encore un grand impensé de la philosophie politique de gauche. Elle traine ses guêtres de la géopolitique à la géostratégie, domaines réservés à l’armée, aux grandes entreprises ou aux gouvernements, tous « nécessairement réactionnaires ». Mais, alors qu’elle est une notion fondamentale de l’émancipation, elle est généralement niée en tant que telle.

Poser l’émancipation individuelle et collective dans le cadre d’un questionnement sur la puissance n’est pas une panacée, mais cela permet de lié l’utopie à une responsabilité plus réaliste et d’ouvrir, à mon avis, des horizons nouveaux.

Voyons encore quelques exemples qui permettent de mieux discerner les enjeux de la puissance.

Prenons le cas du Venezuela. Chavez et son équipe accède au pouvoir en 1999, après avoir abandonné la manière forte du putsch et avoir pris la voie électorale. Il a choisit la puissance démocratique au lieu de la puissance militaire et ce choix n’est pas sans conséquences non seulement sur sa légitimité auprès du plus grand nombre mais aussi sur l’orientation du régime qu’il met en place par la suite.
Il se retrouve alors à la tête d’un pays très inégalitaire, infrastructurellement déséquilibré (avec des bidonvilles – les ranchos – étendus et peuplés), ayant une agriculture peu développée et des industries de transformations peu nombreuses (donc une dépendance alimentaire et industrielle importante).
Le pays est aussi une puissance pétrolière non négligeable. Mais il faut rappeler que ce n’est pas seulement la quantité de ressources pétrolières qui fait d’un pays une véritable puissance pétrolière. C’est aussi sa capacité à découvrir et exploiter lui-même ces ressources par, au minimum, des ressources humaines, des moyens de prospection et des moyens d’extraction, et, plus largement, des moyens de transport, de transformation, de distribution, voire de vente finale au consommateur. La puissance fait appel à des moyens divers, comme peuvent l’être l’organisation sociale, la matière première de la Nature, la recherche scientifique, la technologie industrielle, l’organisation commerciale, la main d’œuvre, etc. chaque moyen pouvant renvoyer à un autre genre de puissance, c’est-à-dire un système polarisé et lui-même intriqué dans les autres.
Or, le fait que le Venezuela soit une puissance pétrolière peut constituer pour le gouvernement Chavez, plutôt qu’un avantage, un problème. Outre que cela fait de lui un objet de convoitise pour des puissances impérialistes comme les Etats-Unis, cela fait poindre la tentation pour ce gouvernement de maximiser son pays en tant que telle, c’est-à-dire en tant que puissance pétrolière avec tous les développements – industriels, financiers, technoscientifiques, géopolitiques, consuméristes… - que ça implique. Ce choix de développer une puissance qui mettrait à l’abri un pays – et plus encore, en l’occurrence, des populations entières (selon les préoccupations déclarées de ce gouvernement bolivarien) – sous prétexte que les ressources disponibles apparaîtraient comme des avantages, aurait tout intérêt alors à être pensé dans le cadre des rapports de puissances à long terme.

L’une des grandes préoccupations du gouvernement Chavez est de favoriser l’égalité de tous dans son pays et, même, au-delà. Pour cela, des dispositifs de démocratie participative ont été organisés sur tout le territoire. Et, bien sûr, la radicalisation de cette démocratisation ne peut s’effectuer sans la mise en place d’un réseau d’information, de communication et d’éducation.

Pourquoi la démocratie ? De notre point de vue élémentaire, parce que c’est plus humain, et qu’à être plus humains, tout le monde en profite – comme si nous nous concevions dans l’abstrait, que notre soi, de là, maintenant, rejoignait un soi différent, de plus tard où de là-bas, dont il faudrait, sans injonction (par choix), servir en partie l’intérêt.
Cette stratégie est payante. L’histoire l’a démontré. A obliger le partage du pouvoir et son renouvellement, on est, soi-même durant sa vie, moins sujet a priori à en subir l’arbitraire.
Mais ce que l’histoire a aussi démontré, c’est que l’union faisait la force et que ce lien qui unit, en démocratie, tous les individus par l’avantage qu’ils trouvent à s’organiser ensemble librement permettait de faire face à des projets plus offensifs de domination.
Il est remarquable ici de constater que, même si on peut qualifier de barbare tout projet impérialiste, ce n’est pourtant pas les puissances qu’on qualifierait spontanément de barbares (pour n’avoir pas d’égards vis-à-vis des populations ou des catégories les plus vulnérables et pour paraître foncièrement agressives) qui se retrouvent à dominer le monde aujourd’hui. La puissance « gagnante » est peut-être un instrument de règne, mais pas un instrument éminemment d’injustice.
D’une certaine manière, le capitalisme, si on le personnifie un peu, sait reconnaître à la démocratie sa qualité à constituer une puissance. Dans son contexte, on peut qualifier la démocratie de passablement corrompue ou superficielle, mais, comparativement à d’autres régimes, elle s’en distingue assez clairement.
Le capitalisme repose sur des flux (de capitaux, de travailleurs, de matériaux, de produits…). Ce qui lui permet de faire le lien avec la démocratie est sans doute le libéralisme. Il y a alors, au premier abord, une contradiction évidente entre la division du travail promue par le système libéral (qui permet d’augmenter la productivité) et l’autonomie de l’individu promue par le régime démocratique. Or, là encore, la démocratie démontre sa puissance : l’individu autonome (constitué lui-même dans sa complétude comme puissance) est aussi un individu aux capacités renforcées, qui peut a priori être capable du plus comme du moins. Dans le cadre d’un développement technoscientifique, de nombreuses tâches éprouvantes ou rébarbatives sont remplacées ou assistées par des machines, et l’individu autonome apparaît comme le mieux à même d’imaginer, de découvrir ou de développer les voies de la croissance – croissance qui va permettre l’augmentation de toutes les puissances...

Mais alors ? Si l’éducation est si essentielle à la démocratie et qu’en même temps celle-ci doit être fondée sur un principe d’émancipation, doit-on prévoir de se passer de la discipline et du rationalisme qui formatent, perfomatisent et peut-être finalement transcendent les esprits qu’on éduque ? Peut-on encore imaginer une éducation autogérée, faite d’échanges et d’accompagnements sans directives (à la manière de Jacotot, du lycée autogéré ou de Summerhill par exemple) qui favorise des esprits plus souples, compréhensifs, créatifs, sensibles et maîtres d’eux-mêmes, si cette formation émancipatrice ne participe pas à la constitution des composants de la puissance ?
Rendre la connaissance accessible à tous est sûrement une bonne chose, mais n’obliger personne à acquérir une partie de cette connaissance au degré de spécialisation qu’on peut acquérir aujourd’hui dans le cadre de nos sociétés performatives posent un problème évident.

Nous-mêmes nous sommes pris dans ce jeu de la spécialisation. Nous travaillons, parfois beaucoup, pour maîtriser notre sujet et pour y extirper la substantifique moelle, puis nous en administrons la synthèse dans des cours magistraux à un public citoyen généralement non initié aux mystères techniques qu’elle recouvre. Bon gré, malgré, nous faisons œuvre d’élitisme. Cela se confirme dans la volonté de certains de se retrouver entre eux pour étudier des sujets que, par défaut et finalement parfois par orgueil, ils finissent par considérer comme les sujets les plus sérieux. Cette posture se cristallise plus encore autour de la méthodologie utilisée. Alors que, même en mathématiques, on reconnaît plusieurs chemins pour aboutir aux mêmes conclusions, nombreux sont ceux qui ne reconnaissent que leur façon de fabriquer la connaissance comme valable. Cherche-t-on le pouvoir, l’efficacité, la compétence ou plus sûrement la puissance ?

Dans l’organisation zapatiste du Chiapas, comme nous l’explique Yohan Dubigeon dans son mémoire, les gens sont tous appelés à avoir des fonctions de représentation. Ils sont les uns après les autres conduits à occuper des postes de pouvoirs, ceci de façon à ce qu’ils apprennent, tous autant qu’ils sont, à commander et que leur obéissance ne soit plus une obéissance à l’arbitraire. En tant que représentants, ils commandent en obéissant à la volonté générale de l’assemblée qui les a élus, tandis qu’en tant que représentés ils obéissent à ce qu’ils ont commandé en assemblée à leur représentant. Cet exercice du pouvoir est essentiel pour la démocratie radicale. C’est la base pour acquérir une autorité sur soi-même qui fasse qu’on apprenne à reconnaître ce qui, en politique, recoupe notre intérêt propre. Et c’est cet intérêt qui constitue, par sa singularité exclusive et son irréductibilité, ce qui peut faire de chacun un citoyen à part entière auquel aucune élite, de quelque bord qu’elle soit, ne peut donner de leçon ultime.

Le Chiapas est une région ou se concentrent peu d’enjeux de puissance. Pourrait-on imaginer ce genre d’organisations au Venezuela ? Lors d’une des interviews que j’ai faites à Caracas, j’ai demandé à un membre du gouvernement, un proche de Chavez, s’ils avaient étudié l’éventualité du remplacement de celui-ci, voire, avec lui, le renouvellement de son équipe. Mon interlocuteur a semblé heurté par ma question. Même stratégiquement, il n’était pas question d’envisager une telle chose. Derrière cette attitude, il y a évidemment des enjeux de pouvoir. Mais, Chavez ne représente pas seulement un pouvoir, il représente aussi une forme de puissance particulière, à un niveau personnel d’une part, par son charisme, et à un niveau national par le travail de restauration de la puissance de son pays qu’il contribue à amorcer. C’est grâce à son charisme et aux promesses qu’il médiatise que les forces populaires, concevant à travers lui un intérêt propre et conséquent, se mobilisent et s’activent dans un grand élan de modernisation. Les spécialistes de Wall Street ne s’y trompent pas quand ils prétendent le laisser gouverner et attendre que cette modernisation soit terminée pour remettre la main sur le pays. En fait, ce qu’ils croient surtout, c’est que, quels que soit ses promesses et les institutions un peu « baroques » qu’il met en place, il élève son pays au niveau d’une société de consommation comme les autres qui aura tôt fait de se remettre sous la dépendance de la finance étatsuniennes. A voir le rôle que joue là-bas le modèle étatsunien de vie (diffusé essentiellement à travers des séries télévisées, même d’origine non étatsunienne), il est possible qu’ils n’aient pas tord. Mais c’est surtout à mon avis parce qu’il va lui paraître difficile de faire l’économie du développement des puissances gagnantes classiques – armée, médias et commerces de compensation, industries polluantes, tourisme de masse, économie de marché, université conformiste, recherche technoscientifique, etc. – que son projet alternatif risque, comme d’autres, d’être piégé.

Conclusion :

Par ce tour d’horizon rapide, j’ai voulu essayer de montrer que derrière des enjeux de pouvoir évidents s’en dissimulent d’autres plus complexes et plus diffus qu’on aurait tout intérêt à qualifier d’enjeux de puissance.

Ces enjeux, encore mal considérés par la pensée de gauche, concernent l’orientation évolutive de toute entité politique (de l’individu à la société entière) qu’imposent, non pas seulement les pouvoirs, mais aussi, spontanément et plus ténébreusement, la nature même de leur être.

Autrement dit, cette perspective oblige à considérer que les humains ne sont pas seulement soumis à la domination des pouvoirs politiques ou des obstacles matériels (physiques ou biologiques) qu’il suffirait d’enlever pour obtenir leur émancipation, mais qu’ils sont soumis aussi à l’impérieuse emprise des puissances d’être dont ils partagent entre tous, de manière diffuse et profonde, le besoin et la jouissance.

La distinction de ces enjeux permet ainsi de mieux comprendre la surenchère de moyens à laquelle l’humanité s’adonne frénétiquement aujourd’hui.

De fait, si l’humanité est naturellement expansive, qu’elle se développe en puissance et que les puissances agissant actuellement la mettent en danger, les conditions de son émancipation devront, pour être plus durables, être envisagées à travers des stratégies de contentement et de refus compensées par des formes nouvelles de relation au monde.

La difficulté sera alors de conserver des perspectives de puissance suffisamment engageantes dans des perspectives de modération suffisamment efficaces*.

Juan Roy de Menditte – fin octobre 2010

*Une solution pourrait être, par exemple, de viser le rétablissement de l’équilibre entre l’expansion extensive et l’expansion intensive de chaque être. Nous y reviendrons…