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Productivité : de Jean-Marie HARRIBEY à Jean GADREY

dimanche 28 juin 2009, par Amitié entre les peuples

Débat avec Jean Gadrey à propos de la productivité

Jean Gadrey a mis sur son blog un article très intéressant intitulé “Une autre relance est possible !”. Mais ce texte soulève un point qui mérite discussion.
Une autre économie est possible. Pour savoir si une « autre relance » est possible, il faut décortiquer la relation entre quatre variables : production, productivité horaire du travail, nombre d’emplois et durée individuelle du travail.

Jean Gadrey écrit : « Ce qui détermine l’emploi, ce n’est pas le couple croissance/productivité (parce qu’il ne mesure pas l’essentiel des changements en cours et à venir), c’est d’abord la valeur ajoutée et son contenu en travail. » Or il me semble que ce que réfute Jean Gadrey est strictement équivalent à ce qu’il propose. En effet, la croissance de la production est mesurée par la valeur ajoutée supplémentaire et le contenu en travail de la production est l’inverse mathématique de la productivité horaire (ou bien le contenu en emplois de la production est l’inverse de la productivité par tête).

D’ailleurs Jean Gadrey confirme cela indirectement en disant à juste titre que la hausse de la productivité est synonyme de diminution de la valeur ajoutée et de la quantité de travail par unité produite (ce qui est logique puisque valeur et travail sont liés). Mais ce n’est pas cela qui invalide la notion de productivité, car au sens strict ne figure au numérateur du rapport productivité du travail que la valeur ajoutée nette, dont sont exclus les consommations intermédiaires et l’usure des équipements.

Si, demain, on réussit à remplacer des productions polluantes par des productions propres, comme les nomme justement Jean Gadrey, et si on mesure la productivité du travail, on constatera sans doute une augmentation de la quantité de travail nécessaire pour produire proprement, et il n’y aura diminution de la productivité que si l’augmentation de la quantité de travail (au dénominateur) n’est pas compensée par la hausse de la valeur ajoutée (au numérateur). Mais, de toute façon, la manière de mesurer la productivité du travail ne changera pas, et cela conformément à la définition que reprend avec raison à son compte Jean Gadrey lui-même.

Le problème est ailleurs. Il faut trouver un (ou des) indicateur(s) qui mesure(nt) autre chose que la productivité : ainsi, la qualité du produit, son utilité sa durabilité, son empreinte écologique, etc. Mais vouloir intégrer dans la productivité, donc dans la valeur ajoutée (puisque celle-ci est au numérateur) mesurée monétairement, l’utilité ou la qualité, c’est retomber dans la confusion entre valeur d’usage et valeur d’échange, irréductibles l’une à l’autre, incommensurables entre elles.

J’ai plaidé (voir mon texte « Quand le sage montre la lune, le fou regarde le doigt ») pour qu’on ouvre cette discussion afin d’être en position de moindre faiblesse vis-à-vis de la Commission dirigée par Fitoussi-Stiglitz-Sen qui sont imperméables à cette discussion théorique, nourris qu’ils ont été à la mamelle néo-classique.

Cela dit, je partage évidemment la problématique générale de Jean Gadrey sur la transformation qualitative de nos modèles de production et de consommation et sur la diminution des inégalités. Je suis aussi d’accord avec lui quand il dit que « cela n’a aucune raison de réduire la valeur ajoutée globale et l’emploi, bien au contraire ». C’est un argument que j’ai développé face aux partisans de la décroissance du PIB : on ne peut savoir à l’avance si une plus grande qualité de la production se traduira par une moindre ou une plus grande « valeur ajoutée » monétaire. Tout dépendra de l’évolution de la relation entre les quatre variables énumérées ci-dessus (relation toujours vraie puisque c’est une égalité comptable). Et, dans cette évolution, la réduction du temps de travail joue un rôle clé à plusieurs titres : d’abord pour créer un écart entre l’évolution de la production et celle de la productivité, ce qui rend possible la création d’emplois ; ensuite pour transformer progressivement la conception du bien-être. Mais, attention, n’en concluons pas comme Stiglitz qu’il faut introduire le temps libéré dans le PIB : cela n’a strictement aucun sens (voir mon texte « La richesse du loisir n’est pas de la valeur »).

Jean Gadrey écrit qu’un débat existe à gauche entre « ceux qui pensent qu’il faut très vite relancer la croissance (qu’ils qualifient de « verte », crise écologique oblige), et ceux qui estiment qu’il faut « profiter de la crise » pour en finir avec le culte de la croissance et proposer une autre vision du progrès ». Je pense comme lui, mais j’ajoute qu’à l’intérieur de la deuxième catégorie, il y a aussi un débat entre ceux qui font de la croissance quelque chose qui surplombe tout et ceux qui la font procéder du système capitaliste, avec un rapport social bien particulier et une idéologie tout aussi particulière dont la conception du bien-être est une composante essentielle. Donc, ne renversons pas trop le sens de la causalité, même si tout est dans tout et réciproquement. L’enjeu est de sortir du capitalisme, pas seulement de la croissance.