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La finance est-elle bien « l’art d’esquiver le rapport de classes » ? JM Harribey

mardi 11 juin 2013, par Amitié entre les peuples

La finance est-elle bien « l’art d’esquiver le rapport de classes » ?

Jean-Marie HARRIBEY reprend dans son dernier livre « La richesse, la valeur et l’inestimable » (Ed LLL mars 2003) la formule de Moulier Boutang dans une perspective critique marxiste. On trouvera ci-dessous un texte de lui qui répond à cette question (accessible sur le web en pdf)

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L’abeille, l’économiste et le travailleur, nouvelle fable sur la finance ? Jean-Marie Harribey
Juin 2010

L’intelligence humaine, le savoir, la connaissance sont désormais des facteurs essentiels de la production, de la valeur de celle-ci et sont appelés à le devenir plus encore. Pas seulement de manière directe par leur intégration au processus productif, mais surtout par les extraordinaires externalités positives qu’ils créent, à la manière de l’abeille qui pollinise les champs et les vergers, sans que quiconque puisse en voir la moindre trace dans les prix de marché. C’est la thèse qu’illustre Yann Moulier Boutang (MB), dans son dernier livre L’abeille et l’économiste (Carnets Nord, 2010), par une fable introductive astucieuse et empreinte d’humour. L’auteur est un des initiateurs du courant dit du « capitalisme cognitif » et il propose ici un essai pour montrer que « l’acte fondateur de la finance contemporaine, c’est la montée en force des immatériels dans les économies » (MB, p. 66).

On trouvait une thèse très voisine chez El Mouhoub Mouhoud et Dominique Plihon (MP), Le savoir et la finance, Liaisons dangereuses au cœur du capitalisme contemporain (La Découverte, 2009) : « la finance moderne est étroitement liée aux besoins spécifiques de l’économie de la connaissance » ou « les principaux arrangements institutionnels du capitalisme financier contemporain sont endogènes à l’économie du savoir » (MP, p. 52 et 118). Il s’ensuit pour les deux auteurs que, puisque l’évaluation des actifs immatériels – composante principale des actifs des entreprises – est très difficile, « le « tour de force » de la Bourse est de contourner cet obstacle majeur » (MP, p. 125) et « les institutions clés du capitalisme financier moderne avaient pour objectif de résoudre les problèmes posés par l’exploitation des résultats de la connaissance » (MP, p. 161). Le marché n’étant pas capable de donner une valeur à la production de connaissance, « la finance remplit ce rôle en endossant les risques liés à ces activités » (MP, p. 59). Une conclusion en est tirée par Moulier Boutang : « la source de la richesse, c’est la circulation » (MB, p. 221).
Comment ne pas rester pour le moins perplexe devant ces thèses ? Loin de nous l’idée de nier le rôle direct et indirect de la connaissance ou la volonté du capitalisme de transformer la connaissance en marchandise en saisissant l’opportunité offerte par les nouvelles techniques de l’information et de la communication. Mais qu’en est-il de ce déplacement affirmé du cœur de la création de la richesse, allant de la production par le travail à la circulation du capital ?

Si la financiarisation du capitalisme est intrinsèquement liée au rôle croissant joué par la connaissance, cela signifierait-il l’impossibilité de séparer les deux phénomènes et donc ne plus pouvoir se défaire de la domination de la première, sauf à abandonner tout espoir d’utiliser la connaissance en tant que bien commun réapproprié par l’humanité ? Ce n’est sans doute pas l’option des auteurs, surtout de Mouhoud et Plihon qui montrent l’ambivalence des rapports entre savoir et finance, mais alors la thèse d’un lien indéfectible entre les deux phénomènes ne tient plus car elle reviendrait
à dire que le capitalisme néo-libéral était un passage obligé, comme résultat d’un nouveau déterminisme techno-cognitiviste.
D’autre part, dans cette vision, que devient la baisse de la rentabilité du capital, vérifiée dans tous les pays capitalistes développés à la fin des années 1960, et qui a amené les classes dominantes à prendre le virage de la déréglementation, de l’austérité salariale et, par le biais de la libéralisation de la circulation des capitaux, à ouvrir une nouvelle phase d’accumulation financière ? Dire que « les mutations récentes du capitalisme et sa financiarisation sont une réponse aux besoins de l’économie du savoir » (MP, p. 71 et 113) et faire de la difficulté de financer les actifs immatériels « l’une des raisons principales de ces bouleversements financiers » (MP, p. 118) paraissent bien hasardeux sur le plan historique. Affirmer que « l’économie du savoir a besoin de la finance moderne pour résoudre ses problèmes d’évaluation » (MP, p. 151) signifierait que la finance (par définition de marché dans le capitalisme d’aujourd’hui) serait capable d’évaluer les externalités positives (par définition non évaluables par le marché) : on est proche ici d’une aporie, ou bien d’une tautologie puisque, entre deux crises boursières, les marchés financiers évaluent les entreprises à l’aune de leurs anticipations autorégulatrices.
On devine que ces différents auteurs sentent bien que quelque chose cloche dans tout cela. En effet, « les temporalités de la finance et de la connaissance sont différentes » et cela est « source d’instabilité et de crises récurrentes dans l’histoire du capitalisme » (MP, p. 145). Mais si l’on veut signifier que le capitalisme a de plus en plus de mal à faire que la connaissance devienne un capital, difficulté que ne peut surmonter l’habillage sémantique de la connaissance en « capital humain », et que, comme le disait Gorz, « le capitalisme dit cognitif est la crise du capitalisme », alors il faut renouer avec la thèse de Marx : le déploiement du capital sur les marchés financiers n’est rien d’autre que la montée du capital fictif. Moulier Boutang n’est pas loin de le rappeler quand il écrit que « la finance est l’art d’esquiver le rapport de classes ». Très justement, il poursuit : elle est « le raccourci qui permet de gagner de l’argent sans être confronté à la société ici et maintenant » (MB, p. 132). Dit dans les termes de Marx, la finance croit pouvoir aller du capital argent A à un capital A’ plus grand sans passer par le travail productif. Donc, tout raisonnement qui ferait du goodwill (la différence entre la valeur d’une entreprise au prix du marché et sa valeur comptable associée au coût historique ou au coût de renouvellement) autre chose qu’une fiction ne serait que la marque du fétichisme de la finance. D’ailleurs, après l’affirmation de la capacité de la finance à évaluer, le réalisme s’impose : « les marchés sont souvent dans l’incapacité de mesurer le goodwill » (MP, p. 195).
Mais, dira-t-on, tout cela n’est-il pas pure exégèse théorique sans conséquence politique ? On aurait tort de le croire. Car on ne peut affirmer sans risque stratégique que « la Bourse permet de faire face à l’incertitude qui caractérise la « nouvelle économie » » (MP, p. 227-228). L’incertitude ne caractérise pas seulement ladite nouvelle économie mais elle est le propre de toute économie, et, de surcroît, le marché financier ne vise pas à calmer l’incertitude, il est lui-même l’incertitude. Il ne suffit plus alors de dire que deux scénarios d’après-crise sont possibles : l’un où « le savoir continue d’être l’otage de la finance », l’autre où « le savoir s’émancipe de la domination de la finance » (MP, p. 228 et 231), car la seconde branche de l’alternative invalide la thèse de « la finance endogène à l’économie du savoir », tandis que la
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première ne constituerait pas une sortie de crise mais le maintien dans celle-ci, en suivant ce que veulent nous exprimer les auteurs eux-mêmes !
Plus sujettes à caution encore sont les conclusions de Moulier Boutang. Puisque, désormais, la création de valeur se situerait dans la sphère de la pollinisation, voire dans celle de la circulation du capital, la voie serait-elle ouverte pour le développement d’une économie de rente dans laquelle on pourrait par exemple financer des retraites par capitalisation, puisque les retraités étant toute façon des « rentiers » (MB, p. 70), ou bien tirer un revenu d’existence de la pollinisation due à la connaissance (MB, p. 221) ? Mais, c’est bien sûr ! Comme le travail ne produit plus la valeur qui « se forme principalement dans la circulation » (MB, p. 183), l’exploitation de la force de travail disparaît par enchantement de la circulation du capital inhérente à l’économie de la connaissance ! Et, pour faire bonne mesure, remplaçons l’impôt progressif sur le revenu qui « appartient à un autre âge » (MB, p. 222) par un prélèvement sur les transactions financières (MB, p. 214), sans voir que ce dernier a pour but primordial de réduire l’assiette et non pas à en faire une source pérenne. Et le fait de se référer à une thèse néo-physiocrate (MB, p. 28) ne sauve pas l’ensemble, car si la nature est une richesse, si les abeilles créent même de la richesse, la confusion entre la source de la richesse et la valeur économique est une nouvelle figure de la confusion entre valeur d’usage et valeur marchande, ou bien, comme le disait Keynes dans sa Théorie générale, entre l’environnement de la production de la valeur et la valeur elle-même.

Il est vrai que tout est lié : importance de la connaissance intrinsèquement liée à la finance ; contradiction de l’appropriation privée de la connaissance alors qu’elle ne peut être séparée de son porteur, la force de travail ; négation de la force de travail dans sa double dimension corporelle et intellectuelle ; croyance en la possibilité de pérenniser durablement une financiarisation stable. La négation du travail en tant que force productive et en tant que rapport social face au capital ne peut déboucher que sur une fable, pas celle qui est racontée avec à propos par Moulier Boutang mettant en opposition l’abeille et l’économiste orthodoxe, mais une fable revisitée sur la capacité de la finance, du capital, à s’auto-valoriser. C’est dommage que l’imaginaire bourgeois soit, de manière imprudente ou inconsciente, à ce point réhabilité pour donner libre cours à l’autonomisation de la valeur, de la finance et, finalement, du capital, cette valeur en « auto-accroissement » selon le mot de Marx.

Au passage, on a transformé les travailleurs intellectuels en « co-participants du capital, co-produisant les conditions de production » (MB, p. 163). Le pas sera-t-il franchi pour dire que ce sont des capitalistes à part entière ? Si oui, nous aurons alors définitivement oublié que les travailleurs ont toujours été les producteurs de leurs conditions d’existence. Victimes sans doute d’une piqûre de l’apis melifica.1

1 J’avais déjà exprimé mes doutes sur les thèses du capitalisme cognitif et de la néo-physiocratie dans des textes plus anciens, notamment « Le cognitivisme, nouvelle société ou impasse théorique et politique ? », 2004,
http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/valeur/cognitivisme.pdf, et « La misère de l’écologie, Réponse à Yves Cochet », 2005, http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/soutenbilite/misere-ecologie.pdf.