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L’identité culturelle : illusions et conséquences

jeudi 26 juin 2008, par Amitié entre les peuples

René Gallissot, Mondher Kilani et Annamaria Rivera, Payot Lausanne, 2001, 294 p., 149 F.

NICOLAS JOURNET

L’Imbroglio ethnique mène une critique radicale des idéologies différentialistes, tandis que la revue Comprendre cherche une réponse moderne aux revendications culturelles des minorités.

Ethnie, nation, culture, identité : tous ces termes ont en commun d’avoir fait un retour en force dans le vocabulaire politique de ces dernières années. A la faveur de mouvements sociaux, de plusieurs guerres et des écrits les décrivant, ils ont réactivé un questionnement à la fois sociologique, politique et philosophique que l’on croyait étranger à la modernité : celui de la nature culturelle des frontières qui séparent les communautés humaines.

Dans L’Imbroglio ethnique, René Gallissot, Mondher Kilani et Annamaria Rivera unissent leurs efforts pour explorer le glossaire de la sociographie contemporaine suscitée par les questions d’identité culturelle. L’entreprise est pédagogique et explore le champ mitoyen aux sciences politiques et à l’anthropologie classique : citoyenneté, nationalité, identité, culture, ethnicité, racisme, stéréotypes, préjugés linguistiques... Sous ce dehors encyclopédique, l’entreprise s’avère toutefois animée par un souci particulier : celui de démonter les illusions communes qui s’attachent à l’usage de ces termes, et notamment celle qui consiste à croire qu’ils pourraient servir à désigner des objets stables et facilement reconnus.

Dans ces domaines, un peu d’histoire éclaire beaucoup : si la notion de « culture » a rencontré le succès scientifique et médiatique qu’on lui connaît aujourd’hui, c’est d’abord parce qu’elle a permis, au début de ce siècle, de faire pièce à l’ancienne théorie raciale des anthropologues, qui vouait les peuples colonisés à la domination illimitée. Il y avait là un progrès. Mais, souligne A. Rivera, son usage contemporain est ambigu : s’il lui arrive d’intervenir pour la défense de minorités opprimées, elle sert aussi à perpétuer un différencialisme qui n’est pas loin de l’idée de race, et peut supporter tous les nationalismes, xénophobies et ethnocentrismes.

A. Rivera nous invite donc à dépasser cet embarras de la culture dénoncé par James Clifford, et à renoncer à tout usage essentialiste de la notion : les cultures ne sont ni des traditions, ni des mentalités, mais des représentations construites par l’histoire, peu durables et activées au fil des circonstances. Dans le contexte actuel, l’appel aux cultures et aux rhétoriques de l’authenticité serait « l’expression de stratégies identitaires de défense de la part de groupes sociaux dominés ou exclus ». La position est donc clairement - pour parler le jargon actuel - « anticulturaliste », et suggère qu’il n’y a guère de pertinence, sinon aucune, à tenter d’expliquer des faits sociaux par l’existence de traditions culturelles (arabo-musulmane ou judéo-chrétienne).

La convergence de vues entre les auteurs est presque totale, et leur permet de mener une critique de même teneur sur l’ensemble des entrées : les notions d’ethnie, de communauté, de langue, de nationalité, de race, de parenté sont, à leurs yeux, des abstractions utiles à la construction d’univers symboliques tournés vers la reproduction ou la contestation de rapports sociaux, économiques et politiques existants. La sociologue et l’anthropologue ne peuvent leur accorder de signification que comme conséquences, et non comme cause. Bref, ce sont des notions qu’au bout du compte, il vaudrait mieux ne pas utiliser.

Salutaire en première approche, la critique menée par les auteurs de L’Imbroglio ethnique se révèle par certains aspects un peu dépassée : qui, aujourd’hui, en dehors des usages irréfléchis du sens commun, défend une conception essentialiste des traditions, de la culture et de l’ethnie ? D’autre part, le renvoi de ces notions dans la sphère des idéologies trompeuses ne rend pas compte de leur pouvoir mobilisateur, ni de leur importance comme problème politique : la plus ou moins grande qualité des langues peut bien n’être qu’un préjugé absurde, l’attachement d’une communauté nationale ou autre à « sa » langue est un phénomène indéniable, que les autorités politiques prennent elles-mêmes au sérieux.

C’est pourquoi, pour entrer plus avant dans les débats de philosophie politique contemporains, on se reportera avec profit au n° 1 de la revue Comprendre qui, sous la direction de Will Kymlicka, philosophe canadien spécialiste du multiculturalisme, et de Sylvie Mesure, sociologue et auteur en 1999 d’un ouvrage intitulé Les Paradoxes de l’identité démocratique, donne un excellent état de la réflexion sur la question des identités culturelles. Il s’agit là d’un débat - tous les auteurs ne parlent pas d’une même voix - dont la question centrale est la suivante : dans quelle mesure la reconnaissance des identités culturelles est-elle compatible avec les principes d’égalité et de liberté qui sont ceux des sociétés modernes et démocratiques ?

Ce débat de principe, comme le rappelle W. Kymlicka, est déjà pourvu d’un riche contexte théorique qui oppose, aux Etats-Unis, « libéraux » et « communautariens ». Schématiquement, on dira que les premiers défendent la liberté de l’individu, les seconds affirment la primauté de la communauté. Toutefois, confronté aux évolutions concrètes des revendications culturelles des minorités américaines, le débat s’est transformé depuis dix ans : il n’existe pratiquement pas de minorité qui, au nom de son intégrité culturelle, refuse les idéaux démocratiques et libéraux. Le débat se situe donc à un autre niveau : celui de la compétence culturelle de l’Etat et du degré de reconnaissance publique qui doit être accordé aux cultures minoritaires, qu’elles soient autochtones, immigrées ou catégorielles (femmes, aveugles...).

Là-dessus, les positions peuvent varier et même s’affronter au nom d’un plus ou moins grand relativisme des valeurs, mais sans que la perspective de nouveaux droits collectifs évoque immédiatement le retour de communautés fermées et oppressantes pour l’individu. Comme l’explique Michel Seymour, le nationalisme et le libéralisme, loin de se combattre, ont une histoire commune, et l’on ne voit pas pourquoi ce dernier ne pourrait accepter de nouvelles formes de l’imposition culturelle, qui n’ont pas grand-chose à voir avec un retour des « traditions ethniques ».

Ainsi posé, le multiculturalisme devient une question beaucoup mieux comprise en Europe, où l’Etat-nation apparaît (plus qu’aux Etats-Unis) comme le garant des libertés individuelles, et où le particularisme apparaît comme une cause de division et un facteur de régression culturelle.

Trois questions dominent l’ensemble des contributions : celle de la compatibilité de certaines identités culturelles réputées traditionnelles avec la modernité, celle de la neutralité de l’Etat et celle de la nature des droits auxquels la reconnaissance de différences culturelles pourrait ouvrir la porte.

Sur la première, les analyses convergent (rejoignant en cela les auteurs de L’Imbroglio ethnique) : du « tribalisme » africain résultant, selon Lukas Sosoé, de la greffe du nationalisme moderne sur des entités coloniales, au rôle « modernisateur » de l’islam des banlieues selon Farhad Khosrokhavar, l’idée d’une résurgence possible de cultures non modernes est écartée sauf, peut-être, dans le cas de l’« asiatisme radical » analysé par Jean-Louis Margolin. Plus simplement, le plaidoyer de Philippe-Jean Catinchi pour une culture « faite en Corse » plutôt que de « tradition corse » apporte un éclairage salutaire sur la question de l’archaïsme supposé du régionalisme français.

Sur le deuxième point, celui de la « neutralité de l’Etat », des oppositions existent : faut-il, comme l’y invite M. Seymour, renoncer à cette idée fausse et se préparer à construire des Etats multinationaux garantissant, comme au Québec, un droit collectif à la différence culturelle, linguistique, religieuse ? Ou bien, avec Dominique Schnapper, admettre que l’imposition d’une culture commune est le prix à payer pour garantir un accès égal aux ressources d’un pays moderne ?

Derrière ces interrogations, ce sont - comme l’ont senti les auteurs - les conséquences à venir de l’Union européenne qui sont en jeu : faudra-t-il en passer par une culture commune, ou appliquer un régime multiculturel à une mosaïque de nations, éventuellement distinctes de celles qui existent actuellement ? Michel Foucher, géographe, ne croit en tout cas pas à une Europe des régions, qui ne forment des entités culturelles que dans une minorité de cas bien connus (Catalogne en tête).

Directement liée à la précédente se pose enfin la question de la nature des droits culturels qui pourraient être ouverts par une politique de reconnaissance. Quelles seraient leurs limites en matière de ressources, de morale, de famille, d’expression religieuse, de langue ? Serait-on prêt à admettre que la propriété, l’héritage, les régimes de travail, les traitements réservés aux femmes et aux enfants, les régimes de mariage, les peines infligées soient différents selon la communauté culturelle à laquelle on appartient ?

Bien que ces situations existent dans le monde, tous les auteurs s’accordent à écarter l’idée que la négation des droits fondamentaux de l’homme et du citoyen puisse être justifiée par des différences culturelles.

Ce qui veux dire que, sur le plan des principes, les droits à la culture (ou liés à la culture) ne sauraient être attribués collectivement, mais seulement individuellement : dans un Etat multiculturel, chacun pourrait recevoir le droit d’apprendre sa langue, mais aucune communauté ne pourrait obliger ses enfants ou ses voisins à le faire, ni même à rester membre de ladite communauté... Et ainsi de suite, ce qui - tolérance et sollicitude mises à part - semble réduire à la portion congrue le pouvoir des institutions collectives. Car il est facile de voir qu’en agissant ainsi, n’importe quel Etat se verrait amené, soit à reconnaître qu’il est une collectivité supérieure à celles qui le composent, soit à s’interdire lui-même d’imposer le droit (qui, après tout, n’est qu’une forme de culture). Telle est l’une des multiples apories auxquelles peut mener le « relativisme des valeurs » dénoncé par Raymond Boudon : si la tolérance est une valeur, elle ne peut pas être remise en cause par sa propre conséquence (qui serait de tolérer l’intolérance).


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