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Carrière : De l’escalier montant de jadis à l’ascenseur aléatoire actuel !

vendredi 2 mars 2012, par Amitié entre les peuples

PERSPECTIVE DE CARRIERE ET MERITOCRATIE :

De l’escalier montant de jadis à l’ascenseur aléatoire actuel !

En matière d’évolution professionnelle de la carrière tant dans le public que dans le privé des grandes entreprises il y a un net changement de perspective qui a débuté au milieu des années 1980.

Prenons une image qui résume un contraste social fort : pour certains, les plus ambitieux, il s’agit, sans attendre le nombre des années, de doubler plusieurs voitures d’un coup en ignorant la ligne blanche, ce qui ne se faisait guère jadis, alors que pour d’autres, moins avantagés, voient la possibilité de reculer comme aussi ouverte que celle d’avancer. modérément. Certains ne décollent que très peu du SMIC en 40ans !

Cela n’est pas nouveau dans le privé mais c’est plus flagrant et plus massif qu’auparavant. Il faut y voir la prégnance de l’idéologie de l’entreprise qui s’est développée dans les années 1980 avec la montée en puissance des privatisations mais aussi de l’individualisme contre les logiques solidaires et collectives. Tout un contexte est à solliciter pour expliquer une telle évolution. Les économiste libéraux viennent y apporter leur pierre en théorisant la notion de « salaire d’efficience » pour accroître la performance. En conséquence, le simple paiement du « travail effectué » y est stigmatisé sous le nom de « ’présentéïsme ». Seul l’effort « en plus » (d’intensité, de qualité, d’innovation, etc...) mérite salaire d’où son nom de salaire au mérite. On sort de la notion de « méritocratie républicaine ».

En 1986, Boussac signe un accord de désindexation des salaires et de rémunération au mérite pour les cadres. En avril 1987 le CNPF publie « Pour une politique salariale individualisée ». Le patronat français y critique l’’indexation des salaires directs sur le cout de la vie et le salaire garanti. Une fraction du patronat favorable aux négociations de branche s’y oppose, Antoine Riboud (1) notamment , mais le ton est donné pour inverser la dynamique dominante.

Dans le public, le changement est plus récent . Le phénomène s’est déclenché depuis février 1989 (réforme Rocard) mais à bas bruit sans grand effet immédiat. Il a fallu attendre le décret du 29 avril 2002 sur l’évaluation-notation des fonctionnaires pour que le changement de paradigme se déploie. Et le processus est loin d’être pleinement engagé. Mais les effets sont désormais visible ici ou là .

I - La « loi de la jungle » du « management à la performance » ou la montée en puissance de la « régulation » par le marché par la libéralisation des grands cadres normatifs légaux.

Le public copie ici encore le privé beaucoup pour le pire, un peu pour le meilleur. Le nouveau management souhaite introduire une culture du dynamisme contre celle de la « routine » administrative. Pour partie il y a là une évolution réelle. Mais dans la foulée, c’est le modèle hyper-concurrentiel de la ’loi de la jungle" qui s’instaure !

La barbarie au travail :Les pratiques de harcèlement au travail montent en puissance dans le public. L’informatisation généralisée au début des années 2000 enclenche un suivi au plus près du processus de travail. Rien n’échappe à la recherche de traçabilité. Les dispositifs de comparaisons statistiques sont plus précis. La concurrence de chacun contre tous devient aussi féroce dans le public que dans le privé. La perte de qualité de vie au travail est patente. Avec la « guerre économique » le travail relève plus des conceptions de Herbert Spencer (1820-1903) et sa lutte pour la vie ou de Hobbes et son homo homini lupus (l’homme est un loup pour l’homme). Il doit combiner durée, intensité et qualité.

L’infirmerie du front de guerre économique : Contrairement à ce que pourrait laisser croire la parenthèse de RTT des socialistes ( 13 juin 1998 - 25 aout 2000) il ne s’agit nullement dans la longue période de partager le travail entre travailleurs et chômeurs. Le concurrentialisme et la mise en compétition généralisée relègue le discours sur la solidarité et de la cohésion sociale à l’idée de l’infirmerie de guerre. Le principe est la guerre économique. Le travailleur est un guerrier. Le cynisme des dirigeants est à son comble.

Changements sur la carrière : La marchandisation du monde et la libéralisation des contraintes normatives a donc débouché sur une profonde transformation de l’ascension sociale. Auparavant la méritocratie républicaine défendait ce que l’on peut appeler de façon imagée l’escalier promotionnel de la carrière tant dans le privé que dans le public. On montait doucement échelon par échelon mais on montait constamment. Le saut qualitatif était possible et se réalisait par réussite au concours et acquisition d’une nouvelle qualification et d’un meilleur salaire.

La rationalité néolibérale : Mais dans les années 90, les jeunes loups se sont montrés impatients sur la base de leur « talents » naturels. D’où la critique de cette méritocratie dite « bureaucratique » qui a débouché sur un changement de régulation. La régulation selon des normes nationales étatiques a laissée place à une régulation marchande. On sait que le propre du néolibéralisme est non seulement d’élargir la sphère marchande par privatisation mais aussi de soumettre les structures publiques non marchandisées à la logique marchande. La rationalité néolibérale va donc beaucoup plus loin que le libéralisme classique. En fait, la méritocratie de type libérale ressemble à celle du renard dans le poulailler.

La technologie libérale : Une telle critique amène à se dégager d’une approche béate et naturaliste du mérite et de la compétence pour viser une approche plus sérieuse. Or les techniciens libéraux conscients de la vacuité de leur position ont développé une véritable technologie de la méritocratie qui s’apparente à un montage technique complexe d’empilage de savoirs. Le système des poupées russes évoqué par Jean-Pierre Le Goff (3) a remplacé le système de la qualification fondée sur le diplôme national et le concours. Ce bricolage technique a pour but de masquer l’arbitraire de la méritocratie patronale ou managériale. Il s’agit d’une méritocratie contractuelle consubstantielle à la marchandisation du monde.

Contre le système néolibéral fondé sur le concurrentialisme (guerre économique), la compétition marchande et donc la compétence, le mérite apprécié arbitrairement il faut d’urgence revaloriser le système méritocratique républicain sans aucun fétichisme.

II - Les deux « méritocraties », la division du travail et l’égalité des chances.

Globalement il est possible de distinguer deux conceptions de la méritocratie dans les grandes entreprises : d’une part l’une fondée sur l’arbitraire patronal nommée compétence ou performance et l’autre fondée sur le diplôme national et la qualification. Les deux peuvent s’inscrire dans le mode de production capitaliste mais la première est de facture néolibérale quand la seconde relève de l’Etat social.

* La méritocratie comme son nom l’indique défend l’idée de placer sur les postes de la division hiérarchique du travail les individus compétents. Mais dans un régime républicain social ces compétences sont d’une part validées au titre de la qualification (3) et d’autre part ne seront pas prétexte à sursalaire. Autrement dit la méritocratie républicaine attribue des fonctions et des postes à des travailleurs qualifiés, mais pas une affectation très étalée des revenus. S’ajoute un autre argument : ce serait plutôt le travail pénible qualifié ou non qui devrait lui être bien payé et gratifié d’un moindre temps de travail. Tout cela n’épuise pas l’arbitraire mais le limite très fortement. Le management contemporain « à la performance » et au « mérite » a largement cassé ce dispositif social.

* C’est le système capitaliste qui inverse l’ordre des choses, ce n’est pas la méritocratie républicaine. Le néolibéralisme a renforcé cette dynamique inégalitaire. Il a détruit ce que le régime républicain social avait pu construire contre le capital dans une période favorable. Cela ne signifie pas que la république sociale d’alors avait radicalement circonscrit et encore moins éliminé le capitalisme.

* L’égalité des chances, discours apparu avec le néolibéralisme, vient casser l’ascenseur social et légitimer la prédation des riches. Les néolibéraux ont cassé les normes juridiques protectrices sous le terme de libéralisation et privatisation. Tous est soumis à la logique marchande, ce qui intégré au marché comme ce qui ne l’est pas. Les grandes firmes profitent de cette marchandisation néolibérale. Dans cette anarchie de marché le thème de l’égalité des chances vient autoriser les forts à devenir prédateurs et cupides et les faibles à ne recevoir que la charité et la compassion.

* Confrontation avec François Dubet. Cet universitaire sympathique et fort compétent sur ces questions (4), n’a pas le même point de vue. Il écrit : « L’égalité des chances et la méritocratie qui lui ressemble comme une sœur sont les seules figures de la justice acceptables dans une société où nous sommes égaux tout en occupant des positions sociales inégales ». Sont-elles vraiment si ressemblantes ?
Il ajoute : « L’ensemble des recherches sociologiques conduites en France et ailleurs montre que ni l’école ni le marché du travail ne parviennent à effacer les effets des inégalités sociales ». Surtout pas le marché ! L’école républicaine s’y emploie en vain face au marché.
« L’égalité des chances ne vise pas à produire une société égalitaire, mais une société dans laquelle chacun peut concourir à égalité dans la compétition visant à occuper des positions inégales ». « Le principe de l’égalité des chances n’est acceptable que si l’on prend soin de le situer dans un espace des inégalités sociales elles-mêmes acceptables. Sans cela, l’égalité des chances peut n’être qu’une idéologie de vainqueurs justifiant leur succès au nom de leur mérite ». Certes.

* F Dubet semble ici placer le marché à la place de la logique méritocratique républicaine : Dans le monde du marché, la croyance est la même : la prise de risques, les responsabilités et le travail doivent être sanctionnés parce qu’ils mesurent le mérite de chacun. On croit d’autant plus à l’égalité des chances et au mérite que l’on pense souvent que cette forme de justice est efficace : les élites sont les meilleures possibles, chacun est à la place qui lui convient, chacun a intérêt à être efficace, ce qui contribue à l’efficience collective et à « la richesse des nations ».

L’ambigüité tient au montant de la « sanction » : si très très élevée en terme de rémunération alors il s’agit du marché mais pas du mérite puisque la méritocratie ne pose que des affectations de postes mais pas des affectations financières. Certes il y a une hiérarchie des salaires et traitements mais cette dernière s’effectue de façon progressive sans grand saut qui soudainement place les « compétents » dans un autre monde, celui des grands possédants.

Christian Delarue

11/0302010

1) Antoine RIBOUD écrit dans Le Monde du 23 avril 1987 un article nommé « Je suis contre le salaire au mérite » : « Nous partons du principe que l’entreprise doit assurer la régularité des revenus. Certes sur les marchés hyper-concurrentiels comme les nôtres, il est impossible de garantir l’emploi ». Il ajoute : Je suis persuadé que le salaire individualisé ne peut conduire qu’à la rupture de cette solidarité qui est la clé de réussite et de la qualité du travail...« . Il poursuit : L’instauration d’un salaire au mérite implique que l’on ait défini des critères d’appréciation simples, clairs et acceptés par tous. Il faudrait donc qu’ils puissent être élaborés avec la participation accrue de tous les syndicats. Comme cela n’est pas possible, le salaire au mérite ne peut que devenir une source permanente de conflits »

Relation d’effort et salaire au mérite . Cet article évoque la notion de « salaire d’efficience »
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfeco_0769-0479_1993_num_8_2_931

2) Les illusions du management La Découverte 2000.

3) Le fondement républicain de la qualification
http://www.lepost.fr/article/2010/01/28/1911604_le-fondement-republicain-de-la-qualification.html

4) Redoutable égalité des chances par François Dubet , Libération, 12 janvier 2006
http://www.communautarisme.net/Redoutable-egalite-des-chances_a668.html