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Deux modèles pour penser la nation . Lenuki

dimanche 19 avril 2009, par Amitié entre les peuples

Deux modèles pour penser la Nation

Lenuki

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Le problème de la nation n’est donc pas de savoir si des groupes aux identités distinctes peuvent coexister mais bien pourquoi ils coexistent et continuent de le faire. Pour répondre à cette question, on a recours à deux types de conception de la nation, l’une fondée sur la volonté de vivre ensemble et l’autre sur l’appartenance à une même culture dont l’identité serait supérieure à toutes les solidarités des groupes internes à la nation. On attache ces deux théories opposées les noms de Renan et de Fichte, auteurs de deux textes fondamentaux sur la notion de nation (JG Fichte, Discours à la nation allemande, 1807 et E. Renan, Qu’est-ce qu’une nation ?, 1882), tous deux écrits à des moments où l’identité nationale était en péril, du fait de l’occupation par des troupes ennemies du territoire national. En 1807, Napoléon occupe l’Allemagne et en 1882, la France a perdu l’Alsace et la Lorraine (Renan, choqué par la guerre Franco-Allemande de 1870 et par la Commune exhorte la France à une Réforme intellectuelle et morale, 1872)

La thèse de Renan est considérée comme le modèle d’une conception de la Nation définie par l’association volontaire. Pour lui, la nation est un /« plébiscite de tous les jours »./ Il développe une conception du consentement commun à continuer le passé (« possession en commun d’un riche legs de souvenirs...le désir de vivre ensemble, la volonté de faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis »), la volonté de faire une nation - volonté que Renan demande de constater par référendum en Alsace occupée - et cette conception s’oppose à la conception de Fichte pour lequel la nation reposerait sur l’idée d’une appartenance à un « peuple primitif » partageant une même culture et surtout une même langue. Définition classique ou « française » contre définition romantique allemande, libre choix contre Blot und Boten (le sang et le sol, valeurs peu éloignés de la « /terre des morts/ » de Barrès). Cette distinction, parfois trop tranchée et caricaturale, marque cependant des possibilités très différentes d’acquisition de la nationalité. Selon Jean Leca, dans Nationalité et citoyenneté dans l’Europe des immigrations « /on remarquera que la France et l’Italie (dans cet ordre) font place au jus soli, beaucoup plus sensible en France depuis 1889 pour des raisons de déficit démographique. En revanche, la RFA et la GB (dans cet ordre) accordent une place presque exclusive au jus sanguinis/ ».

A - Le modèle artificialiste, une construction volontaire

Ces conceptions renvoient à deux schémas concurrents que Jean Leca a désignés sous les termes d’« artificialiste » et « naturaliste ». Le système artificialiste tout d’abord ignore initialement les particularismes. Il est artificiel dans la mesure où, à la base, se trouve la volonté des participants de construire ce qu’ils veulent faire ensemble et non ce qu’ils sont. La nation est donc une construction de la volonté, un artefact. L’artificialisme du modèle est clair dans le cas de terres d’immigration comme l’Australie, où la Nation se forme sans communauté préalable des individus qui deviennent concitoyens. Un tel système est ouvert et permet l’attribution de la nationalité et de droits égaux à des groupes différents et assure une volonté commune entre ses membres que sont les nationaux. Jean Leca note cependant que ces aspects positifs ne doivent pas masquer les graves tensions que le modèle produit. Tout d’abord il rend mal compte de l’idée de nation en raison de son ouverture même : où s’arrête la volonté de vivre ensemble ? Par ailleurs pour Renan, le moment n’est qu’une étape : les nations seraient un jour absorbées, en Europe particulièrement, dans une confédération. C’est dire combien en lui-même le modèle artificialiste contient en germe, par son champ des possibles potentiellement illimités, le dépassement de la nation, de ses frontières. Par là même, on peut se demander s’il est le mieux à même de rendre compte du phénomène national puisqu’il conduit à le reléguer.

Plus grave encore, selon Jean Leca, ce type de /« logique sociale/ » risque d’être indéfiniment conflictuel puisqu’il rend égaux des groupes différents et opposés sans pouvoir les englober dans une instance supérieure. Ainsi la « volonté de vivre ensemble » peut s’accommoder du conflit. On en trouve un exemple en France où jamais le conflit social n’a porté atteinte en profondeur à la volonté d’union nationale. Elle n’a donc pas connu de tensions sécessionnistes graves. Il n’en demeure pas moins que le conflit social a souvent été très dur et que la société a été profondément divisée et pendant longtemps par une lutte de classes très dure, plus intense que dans les autres démocraties, et ce tout au long du XXe siècles. Chaque élection mettait en cause le régime même et le système démocratique en vigueur. Ce n’est que dans les années 1980 et non sans peine que les Français apprirent le consensus démocratique libéral.


B - e modèle naturaliste, un sentiment communautaire

Le second modèle, naturaliste traduit « /la vision des communautés sociales comme des organismes naturels constituant les homes par des traditions et des cultures qui les différencient radicalement des étrangers et créent un entre-soi préexistant/ » (Jean Leca). Ce modèle rend compte d’identités nationales fortes et permet de les renforcer, voire de les créer lorsqu’elles sont instables. A Grosser montre comment ce modèle a permis à des Etats à l’identité incertaine au sortir de la colonisation, l’Algérie notamment, de se doter d’un véritable sentiment d’appartenance à un pays commun. Il s’agit donc d’un puissant moyen d’unification qui rend plus aisées la solidarité et la justice redistributive entre les membres de la nation ainsi constituée qui se sentent attachés aux bénéficiaires par des liens communs.

Ainsi les prélèvements sociaux sont mieux perçus lorsque les bénéficiaires sont facilement identifiables comme des « proches ». Enfin, ce modèle communautaire de la nation permet selon le contenu qu’on lui reconnaît, de protéger les droits des minorités, en les considérant comme des groupes naturels à respecter. En effet, si la nation tire sa force et sa légitimité de son caractère communautaire, toute forme de communauté a quelque légitimité par elle-même. C’est bien ce que contient la théorie de Fichte dans les discours à la nation allemande. Il appelle les différents Etats à l’unité dans une nation allemande, au nom d’une culture commune, et en même temps il respecte les différences internes de type communautaire qui se manifestent à l’intérieur de cette culture.

Toutefois, le respect des communautés n’est pas absolu pour des ensembles de culture différente. Ainsi, ce même modèle naturaliste encourage l’exclusion de celui qui n’appartient pas au groupe, la peur de l’étranger, l’exclusion de l’immigré. Ce n’est pas un hasard s’il est fréquemment associé aux nationalismes, comme le note A Grosser à propos de Barrès, plus proche de la tradition dite « allemande » que du modèle prétendu « français »

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C- Les Nations démocratiques, une combinaison de ces deux types et le dépassement de la nation

Les démocraties modernes semblent construites sur la combinaison de ces deux modèles. Jean Leca relève que si le modèle naturaliste est un paradigme plus exact de la nationalité (communauté, appartenance, identité de groupe...), le modèle artificialiste permet quant à lui de dégager une conception de la citoyenneté (droit, égalité, participation par la notion de volonté...). Ensemble ces deux modèles manifestent le caractère ambigu de l’idée de nation. Lieu du droit et de l’exercice de sa citoyenneté, de sa participation politique au destin collectif, elle représente aussi un principe de fermeture puissant, de repli identitaire dont le nationalisme et le réveil actuel des nationalismes (après la fin de l’URSS) témoignent. Elle est donc à la fois un principe d’intégration à une communauté politique tenant par son histoire mais aussi un ferment d’exclusion de ceux qui ne sont pas perçus comme des semblables.

C’est ce dernier point, dans son aspect le plus terrifiant du totalitarisme nazi dans les années 1930 jusqu’à la fin de la 2° guerre mondiale, qui explique la volonté de développer au delà du cadre national, des solidarités et des identités qui les dépassent et les concurrencent, en sorte que plus jamais ne se reproduisent les conflits entre nations démocratiques. L’exemple type en est la volonté de construire une citoyenneté européenne alors même que la nation était jusque là le seul cadre d’exercice de la citoyenneté. Mais il est difficile de penser une identité européenne car pas plus l’histoire que la géographie ne permet de dégager une véritable unité de l’Europe (c’est la dialogie / récursion évoquée par Edgar Morin dans Penser l’Europe). Julien Benda, dans son Discours à la nation européenne a recherché à mettre en évidence une unité culturelle par « l’esprit européen » (évoqué par Léon Brunschwicg), une intégration « morale et intellectuelle ». Mais cependant, l’Europe aujourd’hui n’a qu’une identité provisoire car elle représente moins une identité commune à rechercher qu’un programme commun à accomplir.

*Textes

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*Fichte, Discours à la nation allemande (extraits)

« J’ai dit que le moyen de créer une nouvelle génération proposée dans ces « Discours » doit être appliqué avant tout par des Allemands à des Allemands, et c’est là une tâche qui incombe principalement à notre nation. Mais ceci encore a besoin d’une épreuve, et nous commencerons, comme nous l’avons fait jusqu’ici, par ce qu’il y a de plus élevé et de plus général, en montrant que l’Allemand est en soi et pour soi, indépendamment du sort qui vient de le frapper, et quel est et fut toujours son caractère fondamental ; nous ferons ressortir que ce caractère fondamental implique déjà des éléments d’une pareille culture que ne possèdent pas les autres peuples européens, ainsi que l’aptitude à la recevoir [...].

La première différence qui saute aux yeux entre les destinées des Allemands et celles des autres branches de la même souche consiste en ce que les premiers sont demeurés dans l’habitat primitif de leurs ancêtres, tandis que les autres ont émigré ailleurs ; que les premiers ont conservé et cultivé la langue primitive, originelle, de la souche principale, tandis que les autres ont adopté une langue étrangère qu’ils ont modifiée peu à peu à leur manière. » /(Quatrième Discours)/ (27).

« La première tâche que nous nous sommes imposée et qui consistait à rechercher le caractère fondamental qui sépare les Allemands des autres peuples d’origine germanique se trouve ainsi remplie. La différence remonte aux premières ramifications de la race primitive : l’Allemand continue à parler une langue vivante, puisant toujours des forces à la source originelle, tandis que la langue des autres peuples germaniques ne vit qu’en surface, et ses racines sont mortes. C’est là que réside pour nous toute la différence : la vie d’un côté, la mort de l’autre. »

(Quatrième Discours)/ (28).

« Qu’il nous suffise d’avoir indiqué la principale source de la manie qui pousse les Allemands à imiter l’étranger ; nous montrerons plus loin qu’elle a été l’étendue de son influence et comment les maux qui nous entraînent à l’abîme sont d’origine étrangère. »

(Cinquième Discours)/ (29).

*Renan : Qu’est-ce qu’une nation ?

Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. L’homme, Messieurs, ne s’improvise pas. La nation, comme l’individu, est l’aboutissant d’un long passé d’efforts, de sacrifices et de dévouements. Le culte des ancêtres est de tous le plus légitime ; les ancêtres nous ont faits ce que nous sommes. Un passé héroïque, des grands hommes, de la gloire (j’entends de la véritable), voilà le capital social sur lequel on assied une idée nationale. Avoir des gloires communes dans la passé, une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple. On aime en proportion des sacrifices qu’on a consentis, des maux qu’on a soufferts. On aime la maison qu’on a bâtie et qu’on transmet. Le chant spartiate : « Nous sommes ce que vous fûtes ; nous serons ce que vous êtes » est dans sa simplicité l’hymne abrégé de toute patrie.

Dans le passé, un héritage de gloire et de regrets à partager, dans l’avenir un même programme à réaliser ; avoir souffert, joui, espéré ensemble, voilà ce qui vaut mieux que des douanes communes et des frontières conformes aux idées stratégiques ; voilà ce que l’on comprend malgré les diversités de race et de langue. Je disais tout à l’heure : « avoir souffert ensemble » ; oui, la souffrance en commun unit plus que la joie. En fait de souvenirs nationaux, les deuils valent mieux que les triomphes, car ils imposent des devoirs, ils commandent l’effort en commun.

Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu’on a faits et de ceux qu’on est disposé à faire encore. Elle suppose un passé ; elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. L’existence d’une nation est (pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite de tous les jours, comme l’existence de l’individu est une affirmation perpétuelle de vie. Oh ! je le sais, cela est moins métaphysique que le droit divin, moins brutal que le droit prétendu historique. Dans l’ordre d’idées que je vous soumets, une nation n’a pas plus qu’un roi le droit de dire à une province : « Tu m’appartiens, je te prends ». Une province, pour nous, ce sont ses habitants ; si quelqu’un en cette affaire a droit d’être consulté, c’est l’habitant. Une nation n’a jamais un véritable intérêt à s’annexer ou à retenir un pays malgré lui. Le voeu des nations est, en définitive, le seul critérium légitime, celui auquel il faut toujours en revenir.

Nous avons chassé de la politique les abstractions métaphysiques et théologiques. Que reste-t-il, après cela ? Il reste l’homme, ses désirs, ses besoins. La sécession, me direz-vous, et, à la longue, l’émiettement des nations sont la conséquence d’un système qui met ces vieux organismes à la merci de volontés souvent peu éclairées. Il est clair qu’en pareille matière aucun principe ne doit être poussé à l’excès. Les vérités de cet ordre ne sont applicables que dans leur ensemble et d’une façon très générale. Les volontés humaines changent ; mais qu’est-ce qui ne change pas ici-bas ? Les nations ne sont pas quelque chose d’éternel. Elles ont commencé, elles finiront. La confédération européenne, probablement, les remplacera. Mais telle n’est pas la loi du siècle où nous vivons. À l’heure présente, l’existence des nations est bonne, nécessaire même. Leur existence est la garantie de la liberté, qui serait perdue si le monde n’avait qu’une loi et qu’un maître.

Par leurs facultés diverses, souvent opposées, les nations servent à l’oeuvre commune de la civilisation ; toutes apportent une note à ce grand concert de l’humanité, qui, en somme, est la plus haute réalité idéale que nous atteignions. Isolées, elles ont leurs parties faibles. Je me dis souvent qu’un individu qui aurait les défauts tenus chez les nations pour des qualités, qui se nourrirait de vaine gloire ; qui serait à ce point jaloux, égoïste, querelleur ; qui ne pourrait rien supporter sans dégainer, serait le plus insupportable des hommes. Mais toutes ces dissonances de détail disparaissent dans l’ensemble. Pauvre humanité, que tu as souffert ! que d’épreuves t’attendent encore ! Puisse l’esprit de sagesse te guider pour te préserver des innombrables dangers dont ta route est semée !

Je me résume, Messieurs. L’homme n’est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes. Une grande agrégation d’hommes, saine d’esprit et chaude de coeur, crée une conscience morale qui s’appelle une nation. Tant que cette conscience morale prouve sa force par les sacrifices qu’exige l’abdication de l’individu au profit d’une communauté, elle est légitime, elle a le droit d’exister. Si des doutes s’élèvent sur ses frontières, consultez les populations disputées. Elles ont bien le droit d’avoir un avis dans la question. Voilà qui fera sourire les transcendants de la politique, ces infaillibles qui passent leur vie à se tromper et qui, du haut de leurs principes supérieurs, prennent en pitié notre terre à terre. « Consulter les populations, fi donc ! quelle naïveté ! Voilà bien ces chétives idées françaises qui prétendent remplacer la diplomatie et la guerre par des moyens d’une simplicité enfantine ». - Attendons, Messieurs ; laissons passer le règne des transcendants ; sachons subir le dédain des forts. Peut-être, après bien des tâtonnements infructueux, reviendra-t-on à nos modestes solutions empiriques. Le moyen d’avoir raison dans l’avenir est, à certaines heures, de savoir se résigner à être démodé.