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Quel « projet européen » ? S Amin

lundi 11 août 2008, par Amitié entre les peuples

Quel « projet européen » ?

Par Samir Amin le 21 juin 2005

1. Le « projet européen » tel qu’il a été conçu à l’origine, tel qu’il est dans son déploiement, tel qu’il se présente aujourd’hui et tel qu’il restera nécessairement dans l’avenir visible, repose sur deux principes « inébranlables » : la gestion libérale d’une économie capitaliste ouverte sur une « mondialisation » elle-même libérale, la solidarité « atlantiste » que symbolisent entre autre l’OTAN, le G7 et la large convergence de principe des partenaires concernés dans la direction des instruments de gestion de l’économie mondiale (Banque Mondiale, FMI et OMC).

2. Ce projet n’est pas destiné à permettre à une Europe, forte et fière de sa richesse (la « première puissance » économique du monde ...) de s’affirmer « face aux Etats-Unis ». Dans son déploiement réel jusqu’ici ce projet est parfaitement contrôlé par les segments dominants du grand capital du noyau de l’Europe occidentale capitaliste développée, dont les débiteurs de la classe politique dans sa majorité des droites et des gauches « électorales » se considèrent comme les défenseurs inconditionnels. Or aujourd’hui le grand capital des partenaires dominants (Etats-Unis, Europe occidentale, Japon) partage les mêmes intérêts fondamentaux dans la gestion du système mondial (c’est évidemment ce qui explique les convergences de principe signalées). Ce modèle de « mondialisation » géré dans l’intérêt de « l’impérialisme collectif de la triade » (Etats-Unis, Europe occidentale, Japon) fait contraste avec les modèles antérieurs caractérisés par le conflit des impérialismes (au pluriel). Le discours présentant « l’Europe » comme le moyen pour ses peuples de s’affirmer « face aux Etats-Unis » est un discours flatteur de pure propagande (mensongère). Il n’entre pas dans les intentions des forces du capitalisme qui dominent l’Europe de mettre en question leur solidarité avec les Etats-Unis dans l’exercice de leur contrôle collectif du Sud , ou pour « faire face aux nouveaux dangers à venir », comme celui que la Chine représenterait dans un discours où l’on s’ingénie à la présenter comme telle ! Cette solidarité est légitimée par le caractère prétendu démocratique des sociétés de l’Atlantique (l’OTAN-Alliance des pays démocratiques répète-t-on dans les média, en passant sous silence que Salazar ait figuré parmi ses fondateurs, les colonels grecs et les généraux turcs parmi ses meilleurs soutiens !). Il n’y a pas de « projet européen », mais seulement un projet « Euraméricain », le « volet européen du projet atlantiste ».

3. Ce « projet européen est fondamentalement réactionnaire et, de ce fait, ne peut rien apporter de positif aux classes travailleuses du continent, ni à ceux de l’Ouest, ni à ceux de l’Est. Les travailleurs de l’Europe de l’Ouest communautaire savent par expérience que Europe égale précarité, inégalités croissantes, démantèlement des services sociaux et des services publics. Ils savent qu’on leur a promis que « l’Europe économique d’abord « , créerait les conditions d’une « Europe politique » et aujourd’hui que celle-ci - si on l’avait accepté (en supposant que l’approbation de la constitution aurait crée cette Europe politique, ce qui n’est pas vrai) - permettrait demain « l’Europe sociale » (promise sur le mode incantatoire dans un article vague et sans valeur exécutoire puis simplement rendue impossible par les articles exécutoires précis qui suivent ! ). Malheureusement le matraquage médiatico-politique a façonné des fractions importantes de l’opinion, particulièrement dans les « classes moyennes » et leur a fait avaler la diabolisation de toute référence à la défense des acquis des luttes populaires (« corporatisme » ringard !), à celle des services publics (en dépit du coût élevé et de la faillite fréquente de leurs substituts privatisés). Faire référence à la nation c’est du « colbertisme », du gaullo-communisme (auquel on préfère sans doute le pétaino-socialisme !). Par contre vive la défense des « régions » et des « communautés » ! Que tout cela corresponde exactement à ce qu’exige la soumission intégrale aux intérêts exclusifs du capital ne peut être dit. La modernité exige semble-t-il qu’on applaudisse aux inégalités, à la précarité, aux soupes populaires, à l’égalisation par le bas, à la concurrence entre les travailleurs (face aux oligopoles dont on feint d’ignorer la réalité, qui n’est pas celle de la « concurrence » dans la transparence !). On ne pourra avancer que si l’on ose remettre en question tout ce langage de ce qu’il faut bien appeler l’adversaire. Les sacrifices demandés aux peuples de l’Europe de l’Ouest sont-ils la condition qui permettra le progrès de ceux de l’Europe de l’Est ? Pas du tout. La « communauté » fonctionne en réalité comme l’ALENA en Amérique au bénéfice du grand capital (des Etats-Unis ici, des pays de l’Europe occidentale là) au détriment des peuples (d’Amérique latine, de l’Europe de l’Est).

4. Persister dans la voie de cette « Europe », c’est condamner les peuples européens à affronter des situations de plus en plus dramatiques. Le risque est alors que, désarmés par la trahison des gauches ralliées au projet, ils ne se laissent tenter par des démagogues néo-fascistes, des fervents de l’ethnocratie (déjà en place en ex Yougoslavie, dans les Etats baltes...). C’est le libéralisme immanent au projet tel qu’il est et non son rejet qui fait le lit de ces réactions prévisibles. C’est pourquoi la « tactique » qui a la faveur de certains qui pensent qu’une « mauvaise Europe » serait meilleure que « pas d’Europe du tout » est, à mon avis, dangereuse à l’extrême. On ne pourra jamais faire évoluer « de l’intérieur » l’Europe engagée dans la voie du libéralisme atlantiste, en direction d’une « Europe sociale » et indépendante (des Etats-Unis). C’est en faisant front ouvertement au projet européen tel qu’il est qu’on maximisera les chances d’une construction alternative authentique. Le « non » français (et de beaucoup d’autres en fait) aide à ouvrir la voie à cette confrontation ouverte même s’il ne garantit pas à lui seul le succès d’un combat qui sera nécessairement de longue haleine évidemment. L’Europe sera de gauche ou ne sera pas. De gauche c’est-à-dire non libérale et non atlantiste. J’insiste sur cette seconde dimension du défi, jusqu’ici peu mis en évidence par la majorité de ceux qui désormais dénoncent avec force le libéralisme. Faute de quoi l’Europe restera, comme les Etats-Unis et le Japon, aux yeux du reste du monde, émergent ou pas, partenaire du système de l’impérialisme collectif.

Samir AMIN, Paris, 21 juin 2005
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