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« Au commencement, l’exigence républicaine » Ch. Piquet

lundi 23 juin 2008, par Amitié entre les peuples

un entretien avec Christian Picquet

Christian Picquet, journaliste, est (était) membre du bureau politique de la LCR. Dans un essai surprenant (1), il entreprend de réhabiliter la République pour ses principes et valeurs. Une contribution vivifiante à l’élaboration d’un projet politique alternatif.

Qu’est-ce qui vous fait dire que la République est dans la tourmente ?

Christian Picquet : Un double constat. Le premier, c’est que la contre-révolution libérale ­ qui n’est que le projet de société correspondant au nouvel âge du capitalisme ­ entreprend de détruire tout ce qui subsiste d’espace public. Or, en France, cet espace public se confond avec un modèle républicain officiellement fondé sur le principe de l’égalité citoyenne, elle-même garantie par des droits, lesquels reposent notamment sur l’existence d’un service public censé répondre au bien commun. Le second constat est que tous les mouvements sociaux, depuis le milieu des années 1990, s’adossent à cette référence. Qu’il s’agisse des mobilisations pour les services publics ou l’école, des combats contre la mondialisation financière ou l’Europe des marchés, ou encore des sursauts antifascistes comme celui de l’entre-deux tours de l’élection présidentielle. Le fil rouge reliant toutes ces résistances, c’est une aspiration à ne pas voir saccager des acquis vieux de décennies, mais aussi à une République sociale, fraternelle et fondée sur l’égalité des droits. La gauche qui n’a pas renoncé à transformer la société se doit de partir de ce constat pour redéfinir un projet de rupture avec l’ordre existant.

Mais les acteurs de ces résistances n’ont pas conscience de ce « fil rouge »...

Ils s’y rattachent pourtant lorsqu’ils défendent le service public ou la retraite au nom des exigences d’égalité et de répartition, lorsqu’ils s’opposent à la généralisation de la concurrence et de la déréglementation induite par la décentralisation, lorsqu’ils revendiquent l’augmentation des revenus du travail ou le retour au volontarisme en politique. Ils s’appuient sur des valeurs et des principes qui définissent la spécificité du modèle républicain français, et qui résonnent toujours comme un défi aux privilégiés. C’est à cela que je me réfère en évoquant la République, non aux formes institutionnelles que celle-ci aura successivement revêtues.

Quels sont ces principes et valeurs ?

Pour aller vite, c’est la primauté donnée à la souveraineté populaire ; c’est la puissance publique appelée à être dépositaire de l’intérêt général et donc, si les mots ont un sens, à répondre prioritairement aux besoins du plus grand nombre ; c’est la démocratie indissociablement liée à la souveraineté du peuple ; c’est la vie collective enracinée dans un contrat social censé répondre à l’existence d’une dette de la société envers les plus déshérités ­ Robespierre parlait de faire primer le droit à l’existence sur le droit de propriété ­ ; c’est la laïcité qui garantit la liberté de conscience et dessine une manière de vivre ensemble dans une nation très politiquement définie comme « communauté des citoyens ». Un des traits constants de notre histoire est que les classes possédantes se sont ralliées aux fondements officiels de la République plus qu’elles n’y ont vraiment adhéré. Alors que les classes populaires ont toujours intuitivement vécu la République comme le produit d’une révolution inachevée, non comme la simple enveloppe politique de la domination capitaliste.

Votre propos tranche avec une tradition forte de l’extrême gauche...

On ne peut faire l’économie d’un retour critique sur les schémas parfois simplificateurs de l’extrême gauche après Mai 68, d’autant qu’ils n’étaient pas ceux de la tradition marxiste. Je ne pense pas là seulement à Jaurès, mais à Engels qui, se référant positivement à l’expérience jacobine, en déduisait que la « république démocratique » était la « forme spécifique de la dictature du prolétariat ». Ou aux trotskistes français des années 1930, qui en appelaient à l’exemple de la Convention de 1793, dans le but d’opposer une proposition de démocratie radicale à la montée du fascisme. C’est avec ce patrimoine qu’il convient de renouer, à l’heure où le siècle écoulé ne nous lègue que décombres et où la reconstruction d’une espérance suppose de dresser le bilan lucide des errements et ignorances du passé.

Le paradoxe est que ceux qui portent les plus grands coups à la République sont aussi ceux qui s’en réclament le plus, alors que ceux qui seraient censés la défendre portent sur elle un jugement assez négatif. Dès lors, la référence à la République peut-elle être opératoire dans un combat politique émancipateur ?

Il en va de la République comme de tout concept. Pensons au terme de citoyenneté : plus on l’invoque, moins on le sollicite vraiment. Telle que je l’ai définie, la République n’est nullement un point d’arrivée. Ni un élément qui, à lui seul, suffirait à dessiner un camp politique. Encore moins une référence qui transcenderait les clivages politiques et sociaux. L’échec de la campagne politique de Jean-Pierre Chevènement le montre bien.

Selon moi, l’exigence républicaine constitue plutôt un point de départ, en ce qu’elle peut aider à la redéfinition d’une cohérence globalement alternative aux dévastations du nouveau capitalisme et favoriser la refondation d’un projet de rupture avec ce dernier. On ne peut ignorer qu’elle se trouve au carrefour des deux grandes questions auxquelles devra impérativement répondre une perspective transformatrice : la question démocratique et la question sociale.

S’agissant de cette dernière, si on fait du droit à l’existence une priorité, il en découle des objectifs entrant en résonance avec toutes les mobilisations sociales : l’augmentation des revenus du travail et des minima sociaux, la création d’emplois par une vraie réduction du temps de travail, l’interdiction des licenciements boursiers, la restauration d’une protection de haut niveau pour tous face aux logiques de capitalisation, le démantèlement des ghettos sociaux, la redistribution radicale des richesses pour financer ce genre de besoins, etc. De la même manière, si on veut bien considérer que la République, c’est le bien commun, le problème des services publics se pose en des termes profondément renouvelés : il ne s’agit pas simplement de défendre ce qu’il en reste après les multiples privatisations des gouvernements de droite et de gauche depuis vingt ans, mais de les étendre à tous les domaines d’activité qui correspondent à des besoins vitaux des populations (école, santé, énergie, eau, transports, équipements collectifs, moyens de communication...). C’est ici que les principes et valeurs que j’ai évoqués sont de nature à sortir des consensus résignés pour déboucher sur une nouvelle offre politique à gauche. Il en va de même à propos de la démocratie.

Précisément, il est de bon ton depuis quelques années d’opposer républicains et démocrates. Est-ce un clivage pertinent ?

Non. Régis Debray et les souverainistes ont avancé cette idée en réduisant la République à un modèle d’autorité recroquevillé sur le cadre national. Selon moi, République et démocratie ont partie liée. Parler de démocratie aujourd’hui, c’est réhabiliter la notion de souveraineté populaire contre les règles opaques de la gouvernance au service des marchés. C’est remettre à l’ordre du jour une VIe République pour en finir avec la monarchie présidentielle que représente la Ve. C’est donner aux assemblées et aux citoyens les moyens de décider en permanence. C’est réaliser des incursions dans le droit de propriété, en vertu du fait que le pouvoir des citoyens ne peut s’arrêter aux portes de l’entreprise et qu’il n’existe pas d’égalité réelle tant que le travailleur est exploité et le travail aliéné. Ce qui nous amène aux vieux problèmes de l’appropriation sociale et de l’autogestion, superbement oubliés par l’essentiel de la gauche, à l’exception de la gauche radicale.

À cet égard, la question de la République recoupe étroitement le clivage qui oppose ceux qui se sont résignés au nouveau modèle capitaliste -­ jusqu’à porter, sous Jospin, les coups les plus sévères à des principes républicains aussi élémentaires que celui de service public ­, et ceux qui considèrent qu’une alternative émancipatrice se trouve au débouché de la question sociale et de la question démocratique.

La référence républicaine serait le creuset d’une recomposition de la gauche réussie ?

À l’évidence, il faut sortir de l’antilibéralisme ou de l’anticapitalisme abstrait. On a vu qu’il n’en découlait pas nécessairement une offre politique et des propositions crédibles.

L’anticapitalisme abstrait existe aussi à l’extrême gauche...

La LCR s’emploie pour sa part à ne pas y céder, mais effectivement on la trouve à l’extrême gauche...

Vous songez à Lutte ouvrière ?

Entre autres. Cela dit, si Ramulaud a éclaté à propos de la Convention européenne, c’est dans la mesure où une gauche de gauche ne peut s’affirmer que dans une opposition intransigeante à toutes les dimensions de la contre-révolution libérale, y compris au plan européen. Une perspective de République sociale et fraternelle ­ qui substituerait l’égalité sociale et les droits politiques à la subordination du bien commun aux règles de la concurrence ­ est aussi la seule à même de pouvoir réconcilier les peuples avec l’idée européenne. On ne peut appréhender les défis du moment historique présent, dont celui que représente la République, et ouvrir une issue à la crise de la gauche en s’inclinant devant des constructions antidémocratiques comme celle que le libéralisme impose à l’Europe.

L’urgence est donc bien de rassembler, dans une nouvelle force politique, tous ceux qui refusent de considérer le capitalisme comme un horizon indépassable. L’objectif d’une telle force n’étant pas de témoigner pour l’histoire, mais de gagner l’hégémonie à gauche et d’y battre le social-libéralisme, pour dessiner les contours d’un rassemblement qui puisse devenir majoritaire en se faisant réellement l’écho des aspirations populaires.

(1) La République dans la tourmente. Essai pour une gauche à gauche, Christian Picquet, Syllepse, 224 p., 16,50 euros.


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