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Y-A-T-IL ENCORE UN PEUPLE ? - J-J Sarfati

mardi 2 septembre 2008, par Amitié entre les peuples

Y-A-T-IL ENCORE UN PEUPLE ?

Pour une re-constraction du concept de peuple

Jean-Jacques Sarfati, professeur de philosophie

Le terme de « peuple » fait partie intégrante du droit positif, national et international. Pourtant, malgré cette reconnaissance, des auteurs rattachés à une longue tradition philosophique le considèrent comme un leurre et proposent de lui substituer le terme de « multitude1 ». Nous ne sommes pas de leur avis. Ce terme appelle au contraire ce que nous nommons une « re-constraction » autour de ses trois composantes oubliées. Il convient de les rappeler – sans les fusionner – et ce faisant d’éclairer toute la subtilité d’un concept qu’il serait dangereux de mépriser car il peut tout autant œuvrer à l’ouverture de notre esprit qu’à nos amitiés ou à notre bien-être.


Les trois composantes du peuple et les dangers de leur fusion

Depuis les Lumières au moins, le concept de peuple désigne tout autant, et en « un bloc » uni, une masse, un groupe vivant autour d’un territoire et une idée plus incertaine du groupe marquée par l’histoire, un idéal commun ou une spécificité d’ordre juridique. Il n’en fut pas toujours ainsi. Les Romains distinguaient plus subtilement le populus (aspect territorial du concept), la « plèbe » (la masse) et la « gens » (aspect ethnique du terme)2. Ils s’inspiraient sans doute des Grecs qui distinguaient le demos et le genos. Mais un troisième terme, « oublié » des Romains, jouait une place centrale dans l’idée grecque de peuple, celui de xenos. L’étranger mais aussi la personne ignorante d’une certaine chose3. Pourquoi les Lumières fusionnèrent-elles cette délicate diversité ?

Le pourquoi d’une fusion

Aristote est celui qu’il faut relire pour comprendre cette évolution. Nous savons qu’il rejetait l’idée d’une cité trop unie (Politiques, II, 1261 b). Elle était réunion de familles propre à favoriser le bonheur d’individus, éduqués par une même loi au service de l’amitié4 (Politiques, II 5, 1263 b et 9, 1270 b). L’idée d’origine ethnique n’était pas essentielle pour lui, l’excellence primait. Toutefois, il n’était pas un « moderne » car il croyait aux dispositions naturelles des peuples (Idem III 17, 1288 a) et avait une conception « curieuse » du rôle joué par le xenos dans la cité (Idem V, 1303 a 11). De ce fait, malgré les précautions qu’il prit, il devint illisible après l’inquisition. Dès lors, les Modernes voulurent réadapter le concept de peuple autour de valeurs plus acceptables pour leurs contemporains. Locke fut le révélateur de cette ambition. Il pensait, après Hobbes, que les hommes se mettent en société « pour la conservation de leurs vies, de leurs libertés et de leurs biens » qu’il appelait leur « propriété » (Second traité, ch. IX, § 123). Il fut ainsi celui qui, le premier, fusionna l’idée de peuple, mettant le demos utilitaire en avant et passant sous silence les autres aspects du concept.

Cette fusion eut un effet : la question du xenos devint « ambiguë ». Celui-ci perdit la spécificité (parfois protectrice) qu’il avait chez les Anciens (Second traité, ch. VIII 119 et sq). De plus, il se vit contraint de faire plus que le « natif » (s’engager positivement) (ch. VII, § 122) pour être « accepté ». De même lui fallait-il se soumettre à la « majorité » et donc à l’autochtone qui lui-même n’était plus, comme chez les Anciens, tenu à l’hospitalité à son égard mais à la « tolérance » plus juridique (ch. VIII, § 98). Enfin, cette « ambiguïté » fut alourdie par la conception lockéenne d’un moi fondé sur l’identité (Human Understanding, livre II, ch. XXVII). Toutefois, comme ses prédécesseurs, malgré sa richesse et ses nuances, la pensée de l’auteur de la Lettre sur la tolérance devint illisible pour ceux qui eurent à subir les déportations massives des XIXe et XXe siècles. Elle fit même parfois l’objet de simplifications outrancières5 qui hâtèrent les critiques dont certaines eurent pour effet de mettre, notamment, en évidence les périls de ce concept fusionné.

Critique et dangers de la fusion

Le premier lecteur admiratif, mais aussi critique de Locke, fut sans doute Rousseau. Aux chapitres 8, 9, 10, du livre II du Contrat social, il nuance la position lockéenne en réintroduisant l’histoire et la géographie pour déterminer le peuple. Il fait aussi de son législateur un « étranger », pensant peut-être renouer avec une ancienne tradition, mais également pour limiter les effets néfastes que l’utilitarisme de l’auteur anglais pouvait avoir pour les minoritaires. Il initia surtout les débuts de la critique sur ce concept. En effet, après lui, le concept « lockéen » et fusionné de peuple fit l’objet de trois séries d’attaques : d’aucuns fustigèrent ce terme accusé d’être un leurre ; au nom de la justice, d’autres notèrent sa dangerosité pour les minoritaires et, suivant une logique plus individualiste, certains critiquèrent la part trop grande accordée à l’identité au détriment de la différence.
La critique actuelle des auteurs qui se proposent de mettre en avant le concept hobbesien de multitude (De cive, XII, 8) – donc de revenir au stade prélockéen – afin de remplacer celui de peuple est, à notre sens, une synthèse de ces trois traditions6. Elle ne doit pas être reprise, selon nous, car elle est « historiquement » calquée sur une vision « fusionnée » de l’idée de peuple qui ignore la richesse de ce concept, lequel, nous l’avons vu, n’est pas la seule conception possible de ce terme. Il ne faut donc pas rejeter ce terme ou le remplacer par un autre. Il importe de revenir sur la fusion dont il fut l’objet, de l’analyser pour « faire revivre » ses trois composantes oubliées en les « modernisant ». Ainsi :
Les dangers d’une division et d’une réduction des trois composantes
Retrouver le message des Anciens ne signifie pas oublier les Modernes. Ces derniers ont « fusionné » les trois termes pour introduire les idées de liberté et d’égalité. En les séparant, nous risquerions de perdre cette ambition. Mais nous devons revenir sur les réductions qu’ils ont opérées en fondant ce tout dans une unité harmonieuse qui laisserait place à toutes les composantes en les reliant sans les fusionner.

La réduction du demos

L’utilitarisme a oublié la leçon aristotélicienne. La « cité n’est pas (seulement) un ensemble de citoyens qui se réunissent pour faire des échanges » (Politiques, livre III, 9-13, 1280 b). Les hommes ne se réunissent pas pour leur (seule) sécurité. Ils peuvent désirer une « excellence » pour eux et leurs proches, voire ceux qu’ils côtoient au jour le jour et pour qui ils peuvent éprouver de la « sympathie ». Cette excellence est difficile à obtenir sans la coopération, l’échange et l’amitié avec d’autres au sein d’un demos qui ne peut (lui-même) se concevoir délié, sans l’idée du genos qui l’enrichit « extérieurement ».

La réduction du genos

Les Modernes nous ont trompés sur ce sujet. Ils n’ont jamais oublié la part « génétique » du peuple. Ils ont cependant – subrepticement – remplacé la génétique par la loi de la majorité et ce faisant l’ont réintroduite par le biais du droit. Sortons de l’hypocrisie, revivifions le genos mais rappelons que le genre auquel appartient l’ethnie est aussi le genre humain, lui-même constitué par autant d’étrangetés qui se superposent et se lient les unes aux autres. Le genos peut parfois clarifier le demos et éviter que celui-ci ne se construise dans l’oubli des réalités de l’histoire mais il s’appauvrit lui-même s’il se pense sans lien avec le xenos.

L’oubli du xenos

Cet oubli fut le véritable « leurre » des Modernes selon nous car, nous l’avons vu avec Locke, l’étranger fut une de leurs préoccupations réelles même si elle fut masquée. La tolérance juridique à son égard a (avec eux) remplacé l’hospitalité coutumière des Anciens. Et la discrimination de ces derniers a fait place à une fausse égalité puisqu’il fut exigé plus de « sa part » afin de lui permettre d’appartenir à la communauté nationale. En tant que postmodernes (ou hypermodernes) acceptons enfin la réalité de ce « statut » d’étranger. Mais couplons-le à une revisitation de l’idée d’hospitalité en cessant de moraliser celle-ci. Rappelons ainsi que l’hospitalité est une nécessité quasi ontologique de l’humain. Car l’étrangeté est constitutive de notre être – voire de l’être même – sans doute parce que « tout ce qui est se maintient parce qu’aucun n’est l’illimité ; si un seul l’était, il détruirait tout…8 ». En d’autres termes, l’étranger est le rappel de ce qui est étranger en nous. Cette part obscure doit être mise en évidence et respectée car elle symbolise perpétuellement une idée que notre prétention a tendance (inconsciemment cependant) à nous faire oublier : celle d’une part « inaccessible » en nous qui s’adresse tout autant à autrui qu’à nous-mêmes. Une part qui, vis-à-vis de l’autre, sert de refuge ou de « for intérieur » lorsque le besoin d’un repli se fait sentir et qui, vis-à-vis de soi, rappelle la nécessité de la modestie à l’égard de toute prétention historique sur les origines d’un « peuple » ou d’un individu dans ce peuple. Modestie qui préserve de bien des outrances, l’histoire et le temps présent nous le révèlent chaque jour. Ainsi, aussi paradoxal que cela puisse paraître, le xenos est bien une composante de toute constitution de l’idée de peuple. Elle assure aux deux autres leur part de vérité en les limitant tout en se liant à elles. Cependant, le lien ne pourra s’opérer sans une « re-constraction » dans une harmonie qu’il importe de tenter brièvement de dessiner.

La « re-constraction » par l’harmonie des Anciens et des Modernes

Pourquoi ce terme étrange de « re-constraction » ? Parce que la reconstruction ne suffit pas. Celle-ci doit s’accompagner d’une action perpétuelle en faveur de l’existence des trois composantes enrichies. Reconstruire et agir supposent en premier lieu un vecteur, un interlocuteur et un transmetteur.
Le transmetteur de la reconstruction, c’est le politique au sens large du terme (celui qui pense autant que celui qui agit). Il aura la charge de rappeler aux autres cette complexité d’un terme qui est la source et la fin de son autorité. Mais cette fin est seconde, la fin première, celui pour lequel agit le politique c’est l’individu, qui sera son premier interlocuteur. Même lorsqu’il agit au niveau local, national ou régional, c’est toujours l’individu en tant que tel que le politique cherchera à atteindre.
Mais comment transmettre et par quel(s) vecteur(s) ? La guerre n’est qu’un pis-aller, et le pire qui soit. Elle va à l’encontre du but recherché car elle détruit quand il s’agit de reconstruire. De même, n’est-elle pas, comme Negri le soutient, une exception devenue règle ? Elle est la règle en puissance du fait de nos singularités et elle devient règle en acte, uniquement lorsque la singularité de chacun est ignorée. Le droit est, après la guerre, le moyen second, celui utilisé pour éviter la guerre. Le vecteur premier est l’éducation qui reste lui-même « pis-aller » par rapport à ces « moyens suprêmes » que sont (la vraie) discussion et (la véritable) amitié que la pédagogie remplace du fait de la rareté de ces « mieux »-là.

Les formes de la reconstruction, agir et reconstruire, impliquent une démarche positive et négative.

Positivement, il faut rappeler la tripartition du concept et la complexité des trois composantes de celui-ci :
le demos a pour fin l’excellence. Celle-ci est irréalisable sans recherche du meilleur aux niveaux matériel (sécurité et prospérité économique) ; intellectuel (développer nos connaissances sur les choses, les êtres et les concepts) et affectif (penser des structures sociales qui préservent ou favorisent le lien, l’amitié entre les citoyens) ;
le genos est le passé. Le politique doit tout mettre en œuvre pour préserver sa mémoire et son histoire. Il doit lui faire une place privée (famille d’abord, cercle des proches) et publique (souvenir des Anciens, de l’histoire et des blessures d’un peuple, singularité voulue de sa population, etc.) sans confondre l’une et l’autre ni croire en l’absolue véracité des interprétations transmises mais en recherchant toujours la vérité sur le sujet ;
le xenos doit accompagner les deux termes. Il est notre futur et ce qui nous rappelle à la nécessaire modestie qui doit accompagner tout souci d’excellence. Celui-ci implique une définition des frontières par la singularité, non par l’identité et un intérêt pour tout ce qui est singulier. Sa mise en œuvre doit s’accompagner d’une pensée sur l’hospitalité qui ne serait plus (seulement) morale mais constitutive de notre « étant ».

Négativement, l’action et la (re)construction impliquent que les récepteurs et les acteurs veillent constamment à ce qu’aucune des composantes ou des éléments qui les composent ne prennent le pas sur les autres. Veiller à un tel équilibre implique œuvre de justice au sens des Anciens, c’est-à-dire qu’il soit donné à chacune des composantes la (juste) place qui lui revient.

1 Ces auteurs sont notamment Jacques Rancière : La Haine de la démocratie, La Fabrique Éditions ; Paolo Virno : Grammatica della moltitudine, éd. Derive Approdi ; Michael Hardt et Antonio Negri : Multitude. Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire, trad. N. Guilhot, La Découverte, 2004.
2 Jacqueline Picoche, Dictionnaire étymologique du français, Le Robert, 1994. Dictionnaire français-latin, Émile Chatelain.
3 Dictionnaire grec-français de Magnien Victor et Ivan Gobry : Le Vocabulaire grec de la philosophie, Ellipses, 2000.
4 Francis Wolff, Aristote et la politique, PUF, 1991, p. 31.
5 Adolphe Thiers, De la propriété, Éd Paulin, Lheureux et Cie, 1848.
6 Voir note 1. La revue Multitudes publie des articles en ligne. Toni Negri, Pour une définition ontologique de la multitude juin 2002 (http://multitudes.samizdat.net/), ou Peuple ou multitudes ? (http://multitudes.samizdat.net/), entretien avec Éric Alliez par Jacques Rancière.
7 En effet, la notion d’identité est ambiguë. Elle recèle en elle-même une idée d‘égalité à soi et à l’autre, voire d’identique, elle-même plus que périlleuse pour celui qui défend la singulière singularité de chaque être. Chez les Modernes, en effet, le peuple n’est ordonné qu’autour d’un « territoire » (non plus une cité visant l’excellence) et le citoyen n’est plus « substance » mais un être disposant d’une carte « d’identité ». Rappelons Aristote, Catégories V, traduction J. Tricot, Vrin, 1994 : « Parmi les substances secondes, l’espèce est plus substance que le genre car elle est plus proche de la substance première. »
8 Phrase attribuée à Anaximandre, selon Jean-François Balaudé, dans Les Théories de la justice dans l’Antiquité, Armand Colin, 1996, p. 33.