Accueil > Laïcité - Universalisme - Diversité > Universalisme, différentialisme. > Universalisme et différentialisme > Assimilation, intégration, insertion > Universalisme et particularisme

Universalisme et particularisme

lundi 1er septembre 2008, par Amitié entre les peuples

Universalisme et particularisme

http://www.cleirppa.asso.fr/SPIP-v1-8/article.php3?id_article=60

(Ce texte a été publié en juillet 2002, les informations contenues sont donc susceptibles d’avoir évoluées).

Cet article a été rédigé par Henri-jacques Stiker, universitaire et chercheur. Il est notamment l’auteur d’un ouvrage de référence : Corps infirmes et sociétés (Dunod, 1997).

Je ne disserterai sur le problème général de l’universel et du particulier, mais en regardant deux grands modèles du “rapport à l’autre”, pour reprendre l’expression de Dominique Schnapper, on se rendra compte que nous sommes toujours pris entre deux pôles : tendre vers le plus commun, le plus général et l’universel au prix parfois de sacrifier l’individuel et ce qu’il a d’irréductible ou vouloir tenir compte de la spécificité jusqu’à, parfois, ne plus intégrer dans un ensemble et dans le droit commun.

Le modèle de l’assimilation

On part de l’indéniable universalité de l’humanité. Il y a unité du genre humain. L’autre ne peut être qu’un autre moi-même. Il n’existe pas en principe de limite aux droits des hommes en tant qu’homme. C’est la grande conquête des révolutions démocratiques, tant française qu’américaine. Mais on passe très rapidement de la reconnaissance de l’égalité à une volonté de l’identique. L’autre est destiné à devenir comme moi, car je représente cet universel de l’humanité. Concrètement, ce glissement de l’universel à un pseudo universalisme est fréquent, alors que l’universel doit rester une idée régulatrice. Ce fut la tentation de bien des empires : une forme de vie ou une idéologie s’élève à l’état d’universel et veut s’imposer, contre la diversité insurmontable. Dans un cas comme l’ex-URSS, ceci est patent : le moule stalinien voulait imposer une uniformité, et après son échec, les particularités nationales ont repris leur vie. Cette tentation est constante, on le voit aussi bien dans la prétention des nations occidentales à être les gardiennes d’un ordre qui est avant le leur que dans celle de certaines nations du Moyen-Orient à imposer leur conception du théologico-politique.

De façon plus empirique, le modèle de l’assimilation tient à peu près ce discours : il y a des valeurs communes, des objectifs communs, des canons de comportement, des moyennes dont il faut se rapprocher. Le travail consiste à tout faire pour rejoindre cet ensemble, consensuel et uniformisant. Un certain républicanisme à la française se trouve dans ce cas : la République définit ses références et ses critères, souvent enviables et même grandioses (laïcité, ensemble de droits sociaux, type d’enseignement, morale publique, égalité de droit, etc.). En revanche, il faut accepter de vivre selon ces normes, et ce type d’espace républicain peut devenir “aveugle aux différences”.

Nous sommes, dans ce modèle, sur la voie d’une forte intégration : chaque élément doit être assez conforme pour entrer dans le bon ordre de l’ensemble. En revanche, une dénégation forte de “l’autre” nous guette. L’autre peut être annulé. A son comble, le modèle conduit au régime de “l’in-différence”.

En ce qui concerne les personnes handicapées, il nous semble que ce modèle rend compte d’une des orientations de ce que nous nommons la discrimination positive. Cette affirmation peut paraître paradoxale puisque ce dispositif met à part et stigmatise. Il faut être labellisé “handicapé” pour bénéficier des mesures particulières réservées à cette population. Le législateur a prévu une série d’aides (financières) et de moyens particuliers de formation ou de travail (institutions protégées de toutes sortes) en considérant que les personnes en difficulté à cause d’une déficience représentaient une population fragile pour laquelle il fallait des dispositifs spéciaux pour “recoller au peloton” et pour ne pas être laissées à l’abandon. On voit clairement comment cette perspective amène les milieux de vie à de désintéresser et à se croire dispensés de l’intégration au quotidien des personnes handicapées.

Cette compensation du handicap entraîne nécessairement une mise à part pour des traitements, des rééducations, des enseignements, du travail, que l’on déclare adaptés. Mais ce qu’il convient de souligner est que cet effet ségrégatif est d’abord la conséquence d’une volonté assimilatrice. La discrimination, que nous allons appeler pour faire image le “détour”, se donne pour objectif un retour dans la vie ordinaire, du moins, si ce n’est vraiment pas possible, un comportement et un mode de vie proches de la moyenne des citoyens. S’il n’y avait pas l’attraction de ces normes et de ces habitus communs, bien des efforts ne seraient pas poursuivis.

Qu’on ne se méprenne pas ici sur notre analyse. Il ne s’agit pas de jeter le discrédit sur cette tension vers la conformité et sur l’assimilation des personnes handicapées aux autres. Le modèle de l’assimilation est un puissant adjuvant pour l’égalité et l’intégration. Nous voulons seulement relever qu’il est une des références qui joue fortement dans les attitudes envers les personnes handicapées. Le point critique est celui-ci : si l’on va trop loin dans l’assimilation et si l’on tombe dans ce que l’on peut nommer “l’assimilationnisme”, on finit par nier l’autre dans son irréductible différence, dans son droit à être lui-même comme il est. On finit par nier la richesse de ces multiples façons d’être humain. On finit par se laisser entraîner dans ce que la psychanalyse connaît parfaitement : le déni. Or la dénégation est toujours dangereuse, car ce qui est nié resurgit et peut parfois revendiquer avec violence. L’exemple patent nous est fourni par l’interdiction qui a Universalisme et particularisme pesé sur la langue des signes pour les sourds. Elle est revenue en force, mais a obligé la communauté sourde à “taper sur la table”, comme l’on dit familièrement.

Les contradictions de ce modèle seraient à développer, mais nous pouvons les deviner : le processus de normalisation se heurte à la complexité croissante de nos sociétés, il se heurte aussi à tous les problèmes liés à la prolongation de la vie, il peut être contraire à l’établissement d’un véritable lien social.

Le modèle de la différentiation

En contraste avec le modèle de l’assimilation s’est formulé celui de la différentiation .

La première forme du modèle de la différentiation est le modèle hiérarchique. Ce sous-modèle nous paraît plus prégnant dans l’histoire européenne que dans celle de l’Amérique du Nord, mais par contre proche de maintes sociétés holistes et religieuses. La spécificité, la différence, est reconnue et peut même être acceptée. Mais selon la logique du genre et de l’espèce, on définit le genre commun humanité dans lequel se situe une série de points de vue correspondant à au moins un trait distinctif : au point de vue du sexe, homme/femme ; au point de vue de la conformité biologique, la distinction sera valide/infirme ; au point de vue de l’apparence, la distinction sera blancs/gens de couleurs.

Mais ces espèces établies ne sont pas considérées pour autant comme égales. Elles sont situées sur une échelle de positions et de valeurs. C’est une manière d’intégrer les différences, car on les fait tenir ensemble dans une cohérence, mais dans un système de soumission. Par exemple, l’homme et la femme représentent deux manières d’être humain, mais l’homme devra dominer la femme car les rôles sociaux attachés à ces deux manières d’être font que les uns ont une préséance, une dignité, une importance plus grande (rôle politique vs rôle domestique, rôle productif vs rôle éducatif, rôle d’autorité vs rôle affectif etc.). Dans le Souci de soi, Michel Foucault (1984) montre que les rapports entre les sexes, en Grèce ancienne, comme du reste les rapports entre hommes et jeunes gens, sont commandés par la position sociale, laquelle détermine les droits et les privautés. C’est un type de cohésion par hiérarchisation.

Le modèle hiérarchique permet de juguler les différences par une première acceptation de similarité, mais strictement contrôlée. C’est bien sûr une manière de consolider les différences déjà existantes. On rejoint là l’analyse d’un sociologue français, Robert Castel (1995), quand il montre que tout au long de l’histoire européenne la catégorie de l’“handicapologie” est une constante : il y a toujours des groupes qui, ne pouvant subvenir à leurs besoins par leur travail, sont de droit dispensés du travail et assistés. Les infirmes en font toujours partie. Même lorsqu’ils ne sont pas exclus, ils ont une place inférieure bien établie. Même s’il n’est pas inconcevable de sortir de la catégorie d’assisté permanent, la structuration, tant des mentalités que du social, s’y oppose pratiquement.

On rencontre, toujours dans l’univers différentialiste, un deuxième modèle, celui de la juxtaposition, sans doute plus fréquent dans les pays anglo-saxons. C’est celui d’une certaine tolérance, au sens d’accommodement : ils sont ce qu’ils sont, nous sommes ce que nous sommes, telle est leur culture et telle est la nôtre ; nous ne prétendrons ni à les asservir, ni à les inférioriser, mais nous n’avons rien à faire ensemble. La reconnaissance d’une différence est poussée assez loin pour que chacun demeure chez lui, étranger parmi un ensemble d’étrangers.

Une certaine forme de nationalisme relève de ce modèle : les étrangers ont le droit d’exister du moment qu’ils restent hors de notre espace à nous. Il n’y pas d’intégration. C’est un puzzle, une mosaïque, tant au point de vue international, ce qui conduit à refuser toute organisation transnationale, qu’au point de vue interne à un Etat, ce qui a conduit à des unions fragiles (Yougoslavie).

Ce modèle peut s’allier avec une forme de démocratie, comme on l’a vu dans la pensée multiculturaliste aux USA, mais, laissé à sa logique propre, il détruirait tout espace commun, et à l’intérieur d’une nation, il en détruirait les fondements. Le fédéralisme tente de surmonter les inconvénients de ce modèle, dont d’une certaine façon, il est issu. Quand les groupes, les classes ou les cultures sont dans une simple juxtaposition, alors se produit obligatoirement une opposition de valeurs, qui vient entraver l’ordre social et surtout solidifier la structuration sociale existante.

Ce modèle représente davantage une tendance possible du traitement des handicapés qu’un modèle appliqué dans l’histoire, mais il irait vers ce que nous pourrions appeler une « indiénisation » des personnes handicapées, par comparaison avec les « réserves d’Indiens » de l’Amérique du Nord. On a heureusement arrêté d’exterminer les “Indiens”, ce qui était les mettre dans la différence radicale, les exclure, mais on les situe dans un lieu à part, au nom même de leur différence. Nombre de gens ne seraient pas mécontents d’utiliser cette forme de ségrégation pouvant concourir à une purification, à une “propreté” de leur espace !

Dans ce modèle, quand il tend à son extrême que nous appelons différentialisme, il est dit : tu es autre, mais tu n’as rien à faire avec moi, sinon en te soumettant à une échelle de valeur sur laquelle je suis plus parfait que toi. Ne nous y trompons pas, la juxtaposition, comme la hiérarchie, est une façon de placer certains au sommet et de laisser penser que seuls ceux-ci représentent l’universel. Le malheur vient toujours de ce qu’un groupe social (ou une nation, ou un Etat) se croit la réalisation de l’universel, alors que l’universel n’est qu’un horizon dont toutes les manifestations sont singulières. Il ne saurait exister que des parts de l’universel. Dès qu’un homme ou une ethnie se prend pour l’universel, la perversion est à l’œuvre et peut aller aux pires conséquences.

Si nous considérons la question des sourds, un excès possible d’identité pourrait aller à conforter un différentialisme exacerbé. Le raisonnement des Sourds, quand il se porte aux extrêmes, relève du modèle de la juxtaposition, sous la forme radicale en mêlant deux approches qui ne sont pas comparables. La culture sourde existe, mais elle s’est forgée, comme toutes les cultures, dans l’histoire. Ce n’est pas un fait “naturel”. En revanche, le fait d’être sourd, comme d’être noir ou homme ou femme, est, lui, un fait naturel. Mais peut-on tirer d’un trait naturel une conséquence culturelle ?

Ceci est d’autant aléatoire que c’est ce genre de confusion, ou du moins de transfert, qui a servi de base à bien des exploitations et des racismes : ils ont des traits naturels tels qu’ils ne peuvent pas avoir part à notre culture de blancs évolués ! Enfermer un groupe dans ses traits naturels revient à le constituer dans une spécificité close, pouvant faire le lit de tous les “ultra” culturalistes, voire d’un fanatisme de groupe. A force de vouloir affirmer une identité, pourtant indéniable en ce cas, on prend le risque de se laisser enfermer dans son propre ghetto et de se trouver exclu, à l’intérieur même de la société à laquelle on appartient par sa propre logique.
Inclusion / exclusion

Pour conclure sur notre développement, résumons les différents sens des mots inclusion et exclusion que nous avons rencontrés.

La notion d’inclusion, sans doute la plus dynamique, laisse la place à un travail d’ajustement, d’acceptabilité, de participation sociale, alors que la notion d’intégration suppose une conformité, un alignement, qui sont toujours ressentis comme la domination, voire l’oppression, du groupe qui définit les normes ou du majoritaire sur le minoritaire. Inclure peut signifier une situation où l’on fait partie, de façon organique, sans être forcément contraint de se comporter selon une norme rigide. Mais par ailleurs inclusion, comme insertion en français, peut se révéler faible, synonyme de simple présence, de simple admission, de simple tolérance. On peut être supporté sans être reconnu. On peut être reçu sans être incorporé. Nous avons vu que la sémantique est différente selon les contextes sociologiques et linguistiques. Etre pleinement reconnu comme un égal, un partenaire, un participant de même dignité et de même qualité que tout autre s’appelle intégration plutôt qu’inclusion. Ceci n’est peut-être pas vrai dans toutes les langues ; il faut se résigner à l’impossibilité de traduire complètement les notions d’une langue dans une autre.

A l’inverse, exclusion, dans les sociétés contemporaines, désigne plusieurs phénomènes : exclusion radicale la société ; ségrégation dans la société ; discrimination, à l’intérieur également, en ce qui concerne l’accès aux biens et espaces sociaux ; désaffiliation et sortie de l’échange social.

Selon les pratiques et les moments historiques, inclusion et exclusion peuvent donc prendre des significations différentes et ne sont pas des termes univoques, ne sont pas historiquement fixes. Il y a diversité d’exclusions et diversité d’inclusions. A telle forme d’exclusion correspond telle forme d’inclusion, ou du moins telle tendance à l’inclusion.

Toutes les institutions spécialisées, comme chacun des intervenants dans le champ du handicap ou du vieillissement, pourraient utilement méditer sur les tensions que j’ai essayées de mettre en relief, afin d’ajuster toujours mieux leur action, pour ne pas “manger” les personnes auxquelles on s’adresse mais pas davantage les enclore dans leur spécificité.

Henri-Jacques STIKER