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Un « populisme de gauche » ? - Fabrice FLIPO

mercredi 29 mars 2017, par Amitié entre les peuples

Un « populisme de gauche » ? par Fabrice FLIPO | Le Club de Mediapart

https://blogs.mediapart.fr/fabriceflipo/blog/280317/un-populisme-de-gauche

L’article s’interroge sur la possibilité et le sens d’un populisme de gauche, enjeu qui anime et divise la gauche du PS. Il revient sur les textes et tente de clarifier certains points en débat, notamment ceux récemment mis en avant par Pierre Dardot et Christian Laval sur Mediapart.

Un voire deux ou trois candidats mobilisent les écrits des philosophes Ernesto Laclau et Chantal Mouffe avec un certain succès : Jean-Luc Mélenchon, mais également peut-être Emmanuel Macron et Marine Le Pen, si l’on en juge de l’extérieur par les stratégies adoptées. Laclau et Mouffe rénovent la conception gramscienne de l’hégémonie qui restait ancrée dans la lutte des classes. En un certain sens ils renouent avec un Marx politique que les lectures « classistes » ont largement délaissées au profit du Marx économiste. Ils proposent une pensée du politique cherchant à prendre en compte le pluralisme des mouvements sociaux. L’ensemble s’inscrit dans un mouvement de déconstruction du marxisme dont Althusser peut être symboliquement le repère. Une opération hégémonique dans le fond est une opération populiste dans le sens précis et non vulgaire qu’ils donnent à ce concept. Le sens vulgaire renvoie principalement à deux dimensions : la démagogie (un populiste est quelqu’un qui dit à ses électeurs ce qu’ils ont envie d’entendre) et la propension des populistes à passer en-dehors des cadres établis de la politique (les partis, à petite échelle, ou l’état de droit, à plus grande échelle, comme pendant les révolutions).

La gauche du PS débat beaucoup de Laclau et de Mouffe, souvent de manière peu informée. Le débat se résume trop souvent à la question du chef. Laclau, influencé par le péronisme, défendrait une sorte de « poutinisme de gauche » (expression entendue dans la bouche d’une détractrice). Le syndicaliste Pierre Khalfa, membre d’Ensemble, a tenu des propos similaires dans un débat avec Chantal Mouffe. L’affirmation vise également Jean-Luc Mélenchon, dont le passage en force à gauche et la forte personnalité semblent attester d’une continuité avec ce Laclau autoritaire. Le débat en finit à se résumer ainsi : être pour ou contre un leader charismatique. C’est un petit peu court. Partant de ce constat le texte ci-dessous s’efforce de mettre à disposition les idées principales que l’on peut trouver chez Laclau et Mouffe, dont nous verrons qu’elles dépassent de loin cette question du leadership, qui n’en est pas moins réelle. Nous partirons de trois ouvrages : Hégémonie et Stratégie Socialiste(noté « HSS », 1985), Émancipation(s) (E, 1996) et La raison populiste (RP, 2008), auxquels nous ajouterons un recueil de textes des fondateurs de Podemos (2015)1disponible en français, dans la mesure où nous montrerons ce que ce parti a pu retenir de la pensée de Laclau et Mouffe (LM). En filigrane LM répondent assez largement aux interrogations que posent Pierre Dardot et Christian Laval au sujet d’un « populisme de gauche ».

- L’absence de « dernière instance »

Dans HSS, LM expliquent avoir pris acte de l’idée qu’il n’y a pas de « dernière instance » c’est-à-dire de forme de domination qui contiendrait toutes les autres. C’est l’héritage « postmoderne » issu notamment de Jean-François Lyotard (E84). La modernité se définissait par trois idées : que sur la base du social (la lutte des classes) une transformation radicale du social était possible ; qu’une totalité du social était accessible (donnée par le marxisme) à partir de laquelle penser la transformation (dictature du prolétariat puis communisme) ; et enfin que la représentation pouvait être identifiée et transférée à un agent historique (le prolétariat comme « classe universelle ») (E84-86). Ils en concluent à la non fixité des identités sociales (HSS 172) et donc au caractère définitivement contingent des sujets de l’émancipation. Les nouveaux mouvements sociaux au sens de Touraine ne sont ni un substitut ni un phénomène marginal (HSS 174). A partir de là, l’obstacle fondamental à lever en matière de changement social est l’apriorisme essentialiste (HSS 304). Ce parti-pris se réclame de Rosa Luxemburg qui observait déjà que les luttes sont fractionnées et que leur unité devait être symbolique (HSS 51), à rebours d’analyses comme celle de Kautsky pour qui l’économique déterminait tout (« théorie du reflet »).

Face à l’échec de Kautsky LM estiment que trois grandes réponses ont été élaborées, jusqu’ici : la défense de l’orthodoxie marxiste (la thèse suivant laquelle que tout est dans l’infrastructure et l’histoire, le parti totalise et les intellectuels agissent dans la sphère des idées c’est-à-dire de la conscience de classe, « pour soi », laquelle continue d’exister « en soi ») ; le révisionnisme d’Édouard Bernstein pour qui les partis révolutionnaires s’avèrent en réalité réformistes, ce qui suggère que les révolutions sont impossibles, puisqu’il n’y aurait plus que des contradictions mutuellement neutralisantes ; et enfin le syndicalisme révolutionnaire sorélien qui estime que c’est le mythe qui unifie les luttes : peu importe que la lutte des classes et le communisme soient vrais, l’essentiel est que les masses y croient pour qu’elles se mobilisent. LM se situent dans la troisième tentative qui ne se satisfait donc ni de la première ni de la seconde (E80-84 également) mais qu’ils souhaitent également la dépasser. C’est ce qui les amène à revisiter le concept « d’hégémonie », relisant Plekhanov, Trotsky et quelques autres, nous ne pouvons tout résumer ici. Ils observent que la logique de front populaire (comme dans les années 1930 en France) fait émerger la catégorie de peuple (« populaire ») et non de classe ou de prolétariat. Ils interrogent : est-ce là une piste ? Quel serait désormais le terrain de la confrontation (HSS 194), si ce n’est plus seulement la lutte des classes, en pratique comme en théorie ?

Dans les totalités discursives chaque élément est articulé aux autres ; plus généralement toute pratique sociale est articulatoire (HSS 211). Le sujet est alors position au sein d’une structure discursive c’est-à-dire d’une totalité (HSS 213). Les articulations ne sont pas simplement des antagonismes comme le suggéraient les marxistes ; il peut y avoir des contradictions qui débouchent sur des débats, par exemple entre les mouvements sociaux. La « position de sujet populaire » (HSS239) est une unification qui dépasse ce morcellement et divise l’espace en deux camps antagonistes : la communauté et les dominants ; d’autres positions de sujet peuvent être plus limitées, telles que la revendication de l’égalité de genre, qui reste plus sectoriel. L’hégémonie est un concept « transitionnel » (HSS175). L’un des obstacles est de savoir comment passer du multiple à l’unité d’un « bloc historique » : l’autonomie excessive de chacun des mouvements mène à la clôture sur soi. HSS se conclut sur le problème d’un imaginaire radical à instituer.

Dans Émancipation(s) LM approfondissent les rapports entre émancipation, universalisme, particularisme et la question de l’identité (qui est donc sans essence, répétons-le). L’émancipation prend appui sur l’universel (par exemple, les droits) contre la domination. Le problème réside en ceci que chaque lutte défend l’universel, sans que la somme des luttes n’aboutisse à un universel (E26). La linguistique est à nouveau mobilisée : la solution réside peut-être dans le fait de concevoir les identités (qui émergent dans les luttes) comme différentielles et relationnelles (E27). L’universel devient le symbole de la plénitude (c’est-à-dire de l’émancipation) manquante : c’est le « signifiant vide ». Le particulier existe comme revendication de l’universel mais également en même temps dans une forme particulière de revendication de cet universel. La condition postmoderne c’est un conflit des interprétations (« war of interpretations ») (E103). Dans ce contexte les universaux prennent un sens « flottant » : ils sont ambigus ou équivoques (E36), ils peuvent avoir un sens différent d’un mouvement à un autre. Une relation hégémonique se définit alors comme la relation au cours de laquelle un contenu particulier devient / signifie la plénitude communautaire absente (E43).

Il s’avère alors que si les identités sont vides, sur le principe, l’action repose sur un essentialisme stratégique des identités (E50), sans lequel l’action n’aurait pas de base. Une intervention contingente sur un terrain indécidable est ce que LM appellent une « intervention hégémonique » (E89). L’identité au sens de Saussure est différentielle et se situe dans un système fermé (E52). Les demandes démocratiques sont celles qui sont issues d’exclus (RP149) qui peuvent inclure les générations futures ou les petites îles menacées par la montée des eaux : le populisme ne s’arrête nullement aux frontières, encore moins que la politique institutionnelle. La chaîne de totalité peut cependant trahir certaines demandes (RP165), étant prise dans la pratique concrète et demeurant donc conditionnée par les possibles ouverts (ou fermés) par la situation. Et cela va plus loin encore : si chacune des demandes ne voit qu’elle-même, ses exigences excluent les autres, du fait des incompatibilités relatives. Autrement dit si une demande conditionne son adhésion à la réalisation totale de l’une des demandes, il n’y aura jamais de synthèse. Ajoutons que pour LM le commun des demandes démocratiques ne peut être que négatif : c’est l’universel absent (E57).

- Le « populisme » : une opération politique

Ceci étant posé, LM reviennent sur la question du populisme. Le populisme est généralement analysé comme une déviance, une anormalité (RP27) et il n’est perçu que comme une rhétorique (RP32). On retrouve le sens vulgaire exposé plus haut : le populisme réside dans la démagogie, le chef et la sortie de l’état de droit. Le danger résiderait dans la naïveté des foules, et les travaux de Gustave Le Bon sont souvent mis en avant pour le démontrer. LM estiment que l’analyse proposée par Le Bon est caricaturale (RP40). Le Bon compare des situations de décision collective (foules) à une situation de délibération rationnelle (RP41) ; il lui est facile de montrer que les premières n’ont pas les qualités des secondes. Le Bon écrivait contre les leaders syndicalistes et défendait le calme de l’ordre établi contre la tempête que ses critiques tentaient de provoquer afin de le changer. Il n’accordait pas de crédit à la démocratie. Les préjugés antipopulaires de Tarde ont également nuit à l’analyse de la décision collective à grande échelle (RP55). LM estiment que la critique du populisme s’appuie le plus souvent de manière implicite sur un mépris du peuple et des classes populaires, dont les demandes ne sont pas prises au sérieux ; dans le fond le peuple est considéré comme un enfant ne sachant pas ce qui est bon pour lui et ayant besoin d’un tuteur. Toute demande excédant ce que l’ordre établi peut accepter est donc qualifiée de « populiste », dans le but de la discréditer.

LM estiment au contraire qu’une contestation de l’ordre établi est possible qui ne soit pas irrationnelle. Leur point de départ est une nouvelle fois le discours. Celui-ciest le terrain premier de l’objectivité comme telle (RP86), il n’est pas simplement une représentation de demandes existantes et immuables. La nomination est un acte nouveau que personne ne contrôle totalement (RP133). Il n’y a peuple que parce que des objets partiels (buts figures mythes) sont investis de manière à devenir le nom de l’absence d’universel (RP140). Le populisme est une logique politique et non un mouvement ; elle a à voir avec l’institution du social (RP141). Les signifiants flottants sont disputés ; les signifiants vides sont présents sur le mode de l’absence (RP157). LM soulignent que c’est une erreur de penser que la représentation doit représenter le plus fidèlement possible les représentants : en réalité elle ajoute toujours quelque chose (RP187) : c’est au travers de la représentation que les identités se structurent (RP190). La représentation est le lieu où se constitue l’objectivité sociale (RP192). Il n’y a pas l’objectivité d’un côté et la représentation de l’objectivité de l’autre : la représentation est construction de l’objectivité. La position de sujet a une fonction ontique (ordre symbolique et identitaire nouveau) et ontologique (organisation et structuration nouvelle) (RP266).

Passer des demandes démocratiques particulières, isolées et plurielles aux demandes populaires (agrégées) exige une expression symbolique positive (RP102). De nombreuses demandes ciblent un ennemi global vague (RP107), citons par exemple le capitalisme, le productivisme, le colonialisme ou le patriarcat. L’agrégation est difficile car les demandes démocratiques sont comme les porcs-épics de Schopenhauer : trop loin, elles sont froides (elles ne se reconnaissent pas dans ce qui est proposé et se désintéressent de la synthèse) mais trop près elles piquent (elles attaquent – les « vrais » écologistes attaquent « les faux », par exemple) (RP110). C’est le lien d’équivalence qui condense une identité (RP116) ; mais plus la chaîne est longue et plus il se produit un appauvrissement – par exemple une intersyndicale va se regrouper sur ce qui est étroitement commun : le salaire et les conditions de travail, à l’exclusion de tout le reste. Toutefois ce qui satisfait ces demandes c’est le concret c’est-à-dire le changement effectif dans le monde (RP118), il convient donc de ne pas trop se formaliser ni sur les grandes étiquettes « vides » (telles que « le capitalisme ») ni sur le fait que les demandes soient associées à d’autres, puisque chacune d’entre elle n’a tendance qu’à regarder son propre but. Le problème se pose alors d’un cadre pour les exprimer.

- Le rôle des partis et des leaders

Le parti a ce rôle-là, étant généraliste. Sans points nodaux il n’y a pas de structuration possible des demandes (RP128). En France pendant longtemps c’était le PCF qui captait le vote protestataire ; désormais c’est le Front National (RP109). Cette remarque de LM rapprochant le Front National et le PCF reprise par Pablo Iglesias conduit Philippe Corcuff à se demander si la proposition ne revient pas finalement à singer le FN et donc à devenir le FN. C’est avoir mal compris le propos. LM réinterprètent structuralement cette célèbre proposition de Claude Lefort qui affirmait qu’en démocratie le pouvoir est un lieu vide : personne ne peut se dire détenteur des positions institutionnelles de pouvoir telles que la fonction de Président de la république, à la différence des monarchies dans lesquelles le roi peut dire comme Louis XIV que « la loi, c’est moi » et que le pouvoir est une propriété se transmettant par la filiation. « Le pouvoir » chez LM est à saisir de manière saussurienne et structurale : c’est la fonction de gouvernement, dans le rapport qu’elle articule des individus entre eux. Chez Lefort c’est le lieu du pouvoir qui est vide : l’enjeu est le régime. Chez LM c’est l’identité qui est vide : l’enjeu est le sujet (RP 196). Et il ne peut y avoir de politique sans sujet de la politique. L’identité étant essentiellement stratégique, ce n’est qu’en contexte que l’on peut évaluer les marges de manœuvre.

Le pouvoir, bien qu’essentiellement vide, peut être occupé de différentes manières, par exemple par le totalitarisme ou par la démocratie (E65). Ce qui garantit le soutien au pouvoir est sa capacité à agréger les demandes, à réaliser une opération hégémonique. L’hégémonie peut être conservatrice ou émancipatrice, elle n’a pas de valeur positive en soi chez LM – elle n’en avait pas non plus chez Gramsci, la bourgeoisie possède l’hégémonie quand elle parvient à imposer ses idées. Le « populisme » n’a pas non plus de valeur émancipatrice chez LM ; LM constate simplement que la gauche française tient un discours non-populaire, n’agrégeant pas les demandes, et n’ayant même peut-être pas conscience de devoir le faire, choisissant plutôt des combats minoritaires ; le Front National y parvient mieux, sur le plan symbolique, et se situe donc à un niveau élevé en termes d’intentions de vote comme de votes effectifs (les élections régionales l’ont confirmé). Le peuple que le FN construit peu à peu est un peuple « ethnique » (RP226), fondé sur le narcissisme (au sens de Freud) et le culte du chef ; il pourrait en être autrement dit Iglesias en montrant Syriza et Podemos. Mais dans tous les cas l’enjeu est l’agrégation dans ce que Rosanvallon appelle la « souveraineté-incarnation » : quelque chose qui est de l’ordre du choix d’un mode d’être collectif, d’un pouvoir constituant, d’une décision.

C’est là qu’intervient le rôle des leaders. LM ont une approche « structurale » à ce sujet (RP121) qui ne se réduit nullement à se positionner « pour » ou « contre » « des chefs ». L’universel est un signifiant mais il doit s’incarner pour exister : dans des textes, des images, des métaphores, des représentations artistiques, mais aussi dans quelqu’un ou un groupe de personnes. Georges Marchais ou François Mitterrand ont été des leaders de gauche, dans le cadre de partis. Le leader n’est pas un chef, ni un « homme providentiel » : LM reprochent à Freud d’être resté marqué par cette perspective conservatrice et « narcissique » qui est également celle de Le Bon, quand d’autres possibilités existaient (RP75). Mandela par exemple n’a pas été un chef. Le leader démocratique est un « primus inter pares » : il ou elle préside sans décider (RP190). Son rôle tient à la nécessité structurale d’établissement et d’incarnation de l’unité, c’est-à-dire de l’universel particulier (RP122). Elle va s’incarner dans des idées, des symboles et des mythes, qui n’existent pas sans des individus pour les porter. Le mythe de la classe ouvrière par exemple, c’est le socialisme des conseils. Le mythe des écologistes, c’est une société sans industrie, ou avec une industrie devenue bénigne pour la toile de la vie.

L’unité ne peut exister à l’état dispersé : c’est contradictoire. Ainsi émerge structuralement la nécessité d’un leader ou d’un petit groupe qui prétend aux fonctions de gouvernement (Mitterrand en 1974 ou José Bové en 2007) et prend donc de fait une fonction de « leader ». Qui veut s’en passer renonce tout simplement à prétendre à cette fonction. Celle-ci n’en disparaît pas pour autant : le lieu demeure vide et donc « prenable » par quelqu’un d’autre. Si le pouvoir est vide, le vide de pouvoir ne dure jamais longtemps. Le leader émancipateur est l’opposé d’un chef au sens d’un despote narcissique : il exhibe le commun (RP78). Il est l’un des mediums au travers desquels le peuple peut se construire lui-même. Il y a auto-construction, mais au travers d’une représentation, dans laquelle des personnes jouent le rôle de passeurs et de médiateurs : l’unité ne vient pas de l’extérieur ni d’une avant-garde qui trierait « le bon grain » de l’ivraie. Cela suppose également que les identités sont fluides : qui vote FN un jour peut changer le lendemain, par exemple s’il voit d’autres manières de construire l’action collective. Les personnes qui fondent un parti politique ou jouent un rôle similaire sur le plan structural ont cette responsabilité d’être des leaders. Dès lors qu’ils jouent un rôle dans la prise de pouvoir alors ils ont cette responsabilité.

- Le « populisme » : une expression qui induit en erreur ?

Le terme « populiste » induit donc partiellement en erreur, chez LM. Le mot désigne à la fois une opération politique particulière et ce qui est proprement politique en général, les auteurs le reconnaissent(RP 182). Pourrait-on s’en passer ? L’explication semble être que LM ont voulu inverser le stigmate : reprendre à leur compte un mot que l’ordre établi oppose contre toute tentative jugée déraisonnable, pour la décrédibiliser. C’est une stratégie assez classique dans les luttes de l’identité, ainsi par exemple la Gay Pride ou comment être fier de cette identité qui est négativement assignée aux « homosexuels ». On peut juger que l’opération d’inversion ne peut être gagnéeet que les projets de démocratie radicale doivent continuer de se distinguer de toute forme de « populisme ». Cependant ça ne changera rien au fait que les partisans de l’ordre établi continueront de stigmatiser les aspirations du peuple et de ses représentants en les qualifiant de « populistes » ; et ça ne change rien non plus à l’intérêt des analyses de LM, qui ne s’en trouvent guère affaiblies. Les auteurs ne tiennent pas particulièrement au mot, surtout s’il provoque des débats périphériques sans fin.

Leur apport majeur est de recentrer le débat sur la prise de pouvoir et la nécessité d’agir avec le peuple, en masse, de manière structurale. Ils rompent donc avec d’autres stratégies, en particulier celles que nous avons énumérées plus haut : la défense de l’orthodoxie marxiste (les identités sont fixes et objectivables par la position dans la production ; le parti totalise et les intellectuels agissent dans la sphère des idées) et le réformisme qui refuse les ruptures. LM reprennent Sorel et l’idée que c’est le mythe qui unifie les luttes mais en procédant avec des changements fondamentaux : ils sortent d’une lecture trop étroitement « classiste » (le mythe n’est plus seulement ni uniquement la grève générale) ; ils ne font pas l’apologie de la violence ni du mythe entendu comme une opération délibérée de manipulation des foules par les leaders, ce vers quoi Sorel tend malgré tout. LM rompent également de manière implicite avec d’autres pratiques : la confiance exclusive dans les mouvements sociaux institués (altermondialisme, syndicats, associations, partis politiques ne dialoguant qu’avec leurs militants) ; le spontanéisme naïf qui attendrait tout de la rue, moyennant l’action directe de quelques minorités isolées (LM ne sont donc pas « blanquistes ») ; les accords d’appareil (négociations « par le haut », entre Benoît Hamon et Jean-Luc Mélenchon par exemple) ; le fait de ne se concentrer que sur des minorités au titre de leur propension à subir les exclusions les plus radicales (les chômeurs – Gorz -, les descendants des migrations - « postcolonial » - etc.) ; et enfin le déni du pouvoir, ou la méconnaissance de sa nature.

Le texte de Pierre Dardot et Christian Laval nous semble relever un peu de cette dernière catégorie. Ils en appellent à un « front commun » et critiquent les « problèmes non résolus » dans la démarche de Jean-Luc Mélenchon (qui en effet ne résout pas tout… en particulier il ne donne pas l’impression d’être un leader au sens de LM et ses équipes ne paraissent pas très neuves) mais ils ne proposent rien de très concret pour réaliser les trois conditions qu’ils énoncent en tant que repères vers « la seule alternative à l’oligarchie néolibérale » qui est « la démocratie comprise comme coparticipation au processus de délibération et de décision » : construction d’un pôle politique « puissant », le recentrement sur le social et réussir à arracher le PS au social-libéralisme. Peut-on vraiment construire un tel pôle sans leadership ? Sans symboles pour l’incarner ? Sans les masses ? Le recentrage sur la question sociale qu’ils appellent de leurs vœux est-elle opérante, concrètement ? Pourtant Lutte Ouvrière qui porte ces questions reste très bas dans les votes, il faudrait expliquer pourquoi. « Déverticaliser » l’action politique ? Comment ? Comment faire pour généraliser Nuit Debout à la France entière ? Il a été montré combien ce mouvement était peu populaire, en termes sociologiques, aussi sympathique qu’il soit : n’est-ce pas un obstacle ? Chantal Mouffe s’est interrogée à ce sujet. La leçon semble non seulement un peu théorique, mais également un peu injuste puisque la dynamique de la France Insoumise est tout de même la seule à avoir un peu d’audience, parmi les initiatives venant de la gauche du PS pour constituer un « pôle politique puissant ». Oui, tout n’est pas résolu, on le reconnaîtra sans peine. Mais le problème ne vient pas que de Mélenchon, les auteurs en conviennent. Et qu’est-ce qui est le moins démocratique : un parti certes vertical mais en phase avec une partie de la population (certes insuffisante) ou des organisations diverses qui sont peut-être très démocratiques en interne (Nuit Debout) mais dont les électeurs n’ont jamais entendu parler ou auxquelles ils n’accordent pas leur vote ? Qui serait le plus « horizontal », en cas de prise du pouvoir ? Le moins qu’on puisse dire est que la réponse n’est pas donnée d’avance. Pierre Dardot et Christian Laval ne pensent pas la prise de pouvoir, dans le fond, c’était d’ailleurs une critique que nous avions déjà faite de manière indirecte à leur ouvrage sur le commun.

- De Laclau et Mouffe à Podemos

C’est ici que l’expérience Podemos devient intéressante puisqu’elle cherche à rompre avec les pratiques établies. Les fondateurs disent avoir pleinement tiré les leçons des analyses de LM – lesquels ne proposent rien de précis sur le plan stratégique d’ailleurs. « Nous ne voulons pas fonder une force politique nouvelle, mais un outil qui serve à la construction d’une nouvelle majorité »2. Notons bien le vocabulaire : il s’agit de construction d’un peuple c’est-à-dire d’un sujet politique de transformation du monde, qui émerge de manière extra-institutionnel (au moins partiellement). Le peuple n’est ni pure auto-construction (« spontanéiste ») ni construit par quelqu’un (« blanquiste ») : depuis 1985 LM ont récusé cette alternative comme fausse. Le peuple est autoconstruit au travers de quelque chose qui doit bien être porté par un ensemble de représentations qui sont à leur tour portées par des personnes (qui peuvent être plusieurs du moment que l’unité se fasse) : voilà la formulation adéquate. Podemos est une formation qui se situe dans la continuité des Indignés avec le souci de « transformer son indignation sociale en capacité politique » c’est-à-dire notamment action au niveau du gouvernement. L’attitude des Indignés est caractéristique : des assemblées très larges, très horizontales, avec un respect scrupuleux de la parole et le souci de ne pas avoir de porte-parole. Le rôle des leaders a donc été parfaitement assimilé : le but n’est pas qu’il n’y ait pas de leaders mais que ces leaders ne trahissent pas.Nul ne s’approprie l’autorité. Podemos mise sur les foules plutôt que sur « les mouvements sociaux » à la manière des partis constitués, raison pour laquelle les individus ne sont pas principalement issus des franges militantes ou politisées. Ils ne maîtrisent pas le vocabulaire technique des militants mais ils font preuve d’une compréhension très claire des enjeux : c’est une manifestation éclatante de cette intelligence des foules qui ne manque jamais d’étonner les conservateurs – étonnement qui est en soi est un bon révélateur du conservatisme.

Si les Indignés n’ont pas de revendication claire, dans un premier temps, c’est parce qu’ils ne se sont pas encore accordés sur leur universel vide, y compris en termes formels de structuration collective de l’action. Si les Indignés existent, c’est parce qu’il n’y a pas de débouché positif parmi ceux qui sont disponibles, y compris parmi les partis de gauche. L’un des fondateurs de Podemos le dit : nous devions non seulement apporter nos propres réponses, mais aussi devenir « les maîtres des questions » c’est-à-dire repartir des manières populaires de poser les problèmes. La critique postmoderne est pleinement intégrée par les leaders de Podemos qui décident de rompre avec les idéologies héritées, estimant qu’elles ont fait la preuve de leurs limites, soit qu’elles sont sans réponse pertinente, soit même qu’elles utilisent un vocabulaire devenu incompréhensible. « Nous avons commencé à en discuter librement, parce que nous n’appartenions à aucune formation politique et que nous pouvions le faire en toute ouverture d’esprit, parce que nous n’avions pas peur d’aller à l’aventure, d’échanger, de prendre des risques », par exemple devenir soi-même le média, mettre fin au mépris de la communication politique qui caractérise la gauche, construire un nouveau récit, ou encore « arracher à la droite le monopole des interprétations et des sentiments sur la nations et ses symboles ». Le mépris de la communication politique va avec le mépris du peuple.

Les leaders de Podemos ont le souci de partir du concret : « comme lors du 15-M, nous disons : « Ne venez pas me raconter des histoires d’étiquette idéologique ! Parlons plutôt de questions concrètes, de programme ». Parlons d’une réforme fiscale pour que les riches paient, parlons de la protection des droits sociaux, parlons d’un audit de la dette ». « Nous avons appris à discuter avec et dans le sentiment de notre époque ». Un sujet constituant, par définition, n’existe nulle part avant d’émerger et de se poser soi-même en sujet. « Un vieil ordre ne se transforme jamais avec vieux mots et de vieilles étiquettes ». Gauche et droite sont remplacés par une opposition ancrée dans l’émancipation et la critique de la rente : « le terme caste sert à comprendre qui commande. Ce n’est pas une catégorie sociologique fermée ». « A Podemos, nous affirmons que la démocratie, la décence, la souveraineté et les droits de l’homme dépassent la différenciation classique gauche-droite et que le vrai dilemme, aujourd’hui, est entre dictatureet démocratie ». « Pourquoi le succès de ce concept de caste » se demande Iglesias ; sa réponse ne manque pas d’intérêt : « outre que ses membres sont égoïstes et qu’ils ne prennent soin que d’eux-mêmes, cette caste paralyse le jeu de la différence qui oxygène le pluralisme du régime. C’est vrai, ils sont différents entre eux, mais fondamentalement ils partagent un intérêt fermé qui diffère du reste des gens. Dès que tu utilises le terme caste, apparaît une frontière alternative qui fait s’effondrer le jeu des différences au sein du régime et c’est pourquoi, au lieu de la frontière verticale gauche-droite, se dessine une frontière horizontale entre l’ensemble des élites et l’ensemble des gens insatisfaits ». L’enjeu est de viser non les militants, mais les indécis, les silencieux, celles et ceux qui ne votent plus ; il est aussi de valider publiquement tel ou tel argument, vérifier qu’il permet aux individus d’agir, de s’émanciper, et non pas asséner des vérités figées qu’il faudrait apprendre par cœur. « Les manuels de campagne électorale disent que les meetings servent seulement à motiver les convaincus, à activer les militants, et, tout au plus, qu’ils sont destinés à ce que le candidat apparaisse quelques secondes à la télévision. Ce n’est pas vrai ». La passion politique au sens de la lutte pour des idées est capable de mobiliser très largement, dès lors qu’elle élève l’individu au statut de sujet. « Caste » ou « élite » n’ont pas d’intérêt en eux-mêmes mais par ce qu’ils permettent de dire et de remettre en cause de l’ordre établi.

Podemos n’est évidemment pas sans défauts, on peut critiquer la centralité excessive des quatre professeurs de science politique ou la foi parfois immodérée dans les technologies de l’information ou encore ce que va devenir ce parti qui va inévitablement s’institutionnaliser et donc perdre de son « populisme ». Nul ne peut dire avec précision ce que la formation va devenir et si elle ne va pas se bureaucratiser à son tour3. Ces difficultés sont à mettre en regard avec le danger opposé qui serait de prendre la participation pour une fin en soi, comme cela s’est en partie produit avec Nuit Debout : des débats sans fin entre individus qui sont plutôt issus sinon des élites, du moins de la fraction dominée de la classe dominante. Podemos a d’ores et déjà accompli quelque chose d’important qui ne se mesure pas seulement au nombre de députés ou à l’influence sur les lois, le fait d’avoir mobilisé et redonné de l’espoir est déjà un grand accomplissement, surtout quand on voit qu’en France les individus partent au FN. L’espoir est donc possible.

 Quelques conclusions

A notre sens l’apport majeur de LM est de remettre la politique au centre, tout simplement. La gauche de la gauche a trop tendance à se tourner d’abord vers les intellectuels ou vers les militants, le fin du fin étant de réussir à mêler les deux, même si l’on s’aperçoit à la fin que les groupes restent de petite taille et trop souvent dans un affrontement de tous contre tous, ce qui ne manque pas de poser une question de principe sur la capacité de ces groupes à réaliser la pratique politique qu’ils appellent de leurs vœux : sortir de la compétition, favoriser la coopération etc. LM disent que la politique doit être de masse, car elle ne peut être que cela – du moins si l’on parle de fonctions de gouvernement. Une minorité même parfaitement démocratique en interne aurait la majorité contre elle en arrivant au pouvoir. Du point de vue de Mouffe et Laclau l’intérêt des théories doit être jugé à l’aune de leurs effets sur l’émancipation populaire – à l’échelle d’une nation et non simplement dans de petits groupes ; c’est également le cas des militants : non pas (seulement) constituer des pratiques (locales) émancipées mais (également) jouer le rôle de minorités actives favorisant la prise de pouvoir des individus sur eux-mêmes. Ce faisant les leaders théoriciens et les leaders militants deviendront ces leaders démocratiques dont parlent LM, ce qui est une réponse concrète aux aspirations énoncées par Pierre Dardot et Christian Laval : « remettre au centre de l’activité politique l’égalité sociale et faire que cette politique égalitaire commence dans les dispositifs organisationnels eux-mêmes est la seule voie concevable pour que la gauche survive et se reconstitue. La transformation sociale désirée à gauche commence donc par soi-même ».

Les limites de LM peuvent également être pointées du doigt. LM ne thématisent pas suffisamment l’état d’exception que suppose l’idée de sortie de l’état de droit, qu’elle soit modeste et limitée comme dans le cas de la création d’un nouveau parti politique ou plus profonde en situation révolutionnaire. Le degré de radicalité de leur proposition n’est pas facile à apprécier, sous cet angle-là. Mais la question n’est pas beaucoup mieux pensée ailleurs dans la gauche radicale. Pierre Dardot et Christian Laval eux-mêmes semblent prendre la défense du libéralisme après l’avoir violemment attaqué dans leur ouvrage sur les communs, semblant reculer devant les implications concrètes d’une rupture qui serait réellement révolutionnaire. A nouveau le pouvoir reste en grande partie impensé. La perspective ouverte par LM implique au contraire d’affronter une radicalité révolutionnaire sans se payer simplement de mots, la chose semble bien entendue. Dans cette perspective on peut regretter que LM restent également un peu dans le flou concernant la distinction entre révolution émancipatrice et révolution conservatrice. Les apports conceptuels issus de la psychanalyse sont réels mais ils sont insuffisants pour dissiper le malaise. Le recours à Carl Schmitt est justifié par ce qu’il théorise de l’état d’exception et de la décision souveraine mais le populisme que LM appellent « ethnique » n’est pas caractérisé avec assez de précision dans sa différence avec la « position de sujet populaire » pour que l’on puisse éviter les confusions chez les lecteurs, même si l’insistance sur l’universalité et l’absence d’essence des identités récuse toute droitisation. A l’inverse peut-on ramener l’expérience chaviste à une démocratie plébiscitaire comme le font Pierre Dardot et Christian Laval ? C’est également un peu rapide ; cette qualification expéditive ne participent-elle pas un petit peu des affrontements (justement) décriés ?

Il reste que ce qui se passe entre les Insoumis et les autres forces de la gauche du PS est assez attristant car les pratiques politiques sont loin d’être exemplaires. Les diverses composantes dont au premier chef le PCF et les Insoumis risquent tous deux rien moins que la disparition complète aux législatives en présentant des candidats partout. Là où Podemos aura profondément renouvelé la vie politique espagnole, la gauche de la gauche française aura réussi à s’auto-détruire… Christian Morel expliquait dans sa Sociologie des décisions absurdes4 que de telles décisions sont toujours collectives, nous en avons ici une parfaite illustration. On ne sait comment arrêter la spirale des affrontements entre leaders, car leader il y a, il vaudrait mieux ne pas le nier. LM ont donc à nouveau pour vertu de mettre la question du pouvoir au centre des analyses, peut-être maladroitement, mais pas forcément plus que leurs contradicteurs. Et repenser sérieusement le pouvoir, au-delà de schèmes trop simples comme ceux issus de Bourdieu ou de Foucault, permettrait peut-être d’éviter les querelles pichrocholines, ou au moins de les juguler.

1 Ana Domínguez et Luis Giménez, Podemos : sûr que nous pouvons !, Montpellier, Indigène éditions, 2015.

2Ibid., p. 75.

3Que souligne Héloïse Nez, Podemos – de l’indignation aux élections, Paris, les Petits Matins, 2015.

4Qui est définie comme conduisant « les auteurs à agir avec constance et de façon intensive contre le but qu’ils se sont fixés » (Morel, 2002).