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Revenu d’existence : un danger pour l’autonomie des femmes. Pour une vraie RTT. S Treillet

vendredi 5 juin 2015, par Amitié entre les peuples

Revenu d’existence : un danger pour l’autonomie des femmes

Pour une vraie réduction du temps de travail.[1]

Stéphanie Treillet[2]

Le « revenu d’existence » (RE) (appelé aussi parfois « allocation universelle ») est de plus en plus présenté, dans une partie du mouvement social, comme une réponse qui serait évidente à l’enracinement du chômage de masse et de la précarité, à la stigmatisation des chômeurs par les politiques de l’emploi néolibérales, et également à la pression croissante que subissent les salariés au travail. Le RE serait l’alternative à l’échec des politiques à rétablir le plein-emploi, mais aussi la préfiguration de nouveaux modes de vie, plus autonomes, débarrassés du productivisme et de l’aliénation du travail salarié.
Nous défendons ici l’idée qu’il s’agit d’une fausse évidence et d’une mauvaise réponse à de vraies questions, et que la bataille pour un revenu d’existence déconnecté de l’emploi représente une impasse, théorique et politique, dangereuse. Mais surtout, le point aveugle de cette discussion reste la question de l’autonomie des femmes, et de ce que représente le travail salarié, avec ses dimensions contradictoire, par rapport à cet objectif non négociable.
En réponse à cette impasse dangereuse, nous défendons une vraie réduction du temps de travail, pour toutes et tous, à même de parvenir à un véritable plein-emploi, débarrassé des régressions que les politiques néolibérales sont parvenues à imposer.

1) Présentation des théories du revenu d’existence

Rien de nouveau sous le soleil : on trouve là une formulation contemporaine d’une aspiration ancienne, en lien avec les vieilles utopies du mouvement ouvrier, comme par exemple Le droit à la paresse, de Paul Lafargue. Tout un courant qui s’oppose à la valorisation du travail très présente dans la plus grande partie du mouvement ouvrier.
Plus près de nous, l’ouvrage écrit par le « collectif Adret » dans les années 1970 Travailler deux heures par jour, n’est pas tant un ouvrage pour une réduction du temps de travail salarié qu’un plaidoyer pour une société qu’on appellerait aujourd’hui de décroissance, où chacun délaisserait le travail subordonné pour se consacrer à des activités épanouissantes. A noter qu’alors, pas plus qu’à la fin du 19° siècle, l’utopie de la fin du travail ou d’un revenu garanti n’est avancée comme une réponse au chômage, mais comme une aspiration en soi.
L’idée d’un « revenu d’existence » a été réactivée depuis les années 1980 (notamment dans les mouvements de chômeurs précaires, une partie des mouvements écologistes….), comme une réponse à l’enracinement du chômage de masse, à l’augmentation de la précarité et de la pauvreté, aux politiques de stigmatisation des chômeurs, à l’intensification du travail et à la pression croissante du management néolibéral. Un revenu d’existence pourrait permettre aux chômeurs comme aux salariés de résister à ces pressions. Pour beaucoup, le plein-emploi est désormais hors d’atteinte et c’est la « fin du travail » qui est à l’ordre du jour. Des activités librement choisies et autonomes, épanouissantes pour l’individu et utiles à la société, pourraient alors se développer.
Cependant, il existe différentes versions du RE, plus ou moins compatible avec les conceptions néolibérales et marchandes de l’économie, en fonction notamment du degré de conditionnalité attaché au versement du revenu et du montant de celui-ci. La place manque ici pour développer une typologie. Dans les versions les plus libérales (l’impôt négatif avancé par le monétariste M. Friedman), l’allocation, faible, n’est qu’un filet de sécurité et permet au patronat de ne pas avoir à payer des salaires complets aux actifs considérés comme les moins qualifiés et insuffisamment productifs, voire « inemployables ».
Cependant, un point commun à presque toutes les élaborations est l’occultation presque totale de la situation des femmes, de leur place dans le travail, dans la famille, et du statut des tâches domestiques et parentales. Pour certains, comme A. Gorz, ces tâches sont implicitement assimilées à des activités autonomes au même titre que les activités artistiques, culturelles, le bénévolat, le jardinage….Mais dans l’ensemble on a un gigantesque non dit. Le problème n’existe pas.
Il faut répondre aux questions posées, notamment parce que l’enjeu de l’unité entre syndicats de salariés et mouvements de chômeurs-précaires est un enjeu central. Il est en effet essentiel de porter une alternative radicale aux politiques de l’emploi néolibérales. Le plein-emploi que nous défendons est à l’opposé du « plein-emploi » de la Commission européenne (cf. article dans Les Possibles sur la Stratégie européenne de l’emploi[3]). Mais en défendant une vraie réduction du temps de travail, nous revendiquons de porter la question de l’emploi des femmes au cœur de cette politique alternative.

2) Le RE, une impasse théorique et politique

Contester le revenu d’existence comme perspective stratégique ne dispense pas de répondre à l’urgence de la situation des chômeurs et précaires : pour l’instant le système entretient une armée de réserve en refusant de fournir à chacun(e) un emploi lui permettant de vivre correctement, et il faut d’urgence augmenter de façon significative les minima sociaux, donner à chacun(e) un revenu lui permettant de vivre, garantir l’accès aux cantines scolaires et aux crèches pour les enfants de chômeur(se)s, garantir le droit à la santé, étendre l’accès au logement social, abolir les politiques de contrôle et de sanctions, etc. Ce sont deux questions différentes car le RE ne traite pas de ces questions immédiates mais d’une perspective stratégique et d’un projet de société.

a) Il n’y a pas de « fin du travail ».

L’idée selon laquelle des progrès technologiques d’une ampleur inégalée dans l’histoire rendraient le travail humain quasiment inutile pour la production (les théories de la « fin du travail ») est une des justifications avancée pour le RE. Ces idées resurgissent régulièrement depuis la Révolution industrielle à chaque nouvelle vague d’innovations technologiques. Elles ont toujours été démenties par les faits.
En réalité, les gains de la productivité du travail ont considérablement ralenti dans les pays industrialisés depuis les années 1970, y compris dans l’industrie. Les nouvelles technologies de l’information et de la communication n’ont guère contribué à les relancer. C’est ce qu’on appelle le paradoxe de Solow : « Les ordinateurs sont partout, sauf dans les statistiques de la productivité », paradoxe auquel on peut trouver de multiples explications, mais les faits sont là : les gains de productivité sont moins rapides aujourd’hui avec les ordinateurs et les robots, que dans les années 1950 et 1960 sans eux.
De plus, les gains de productivités ne sont pas une cause directe du chômage. Entrent en ligne de compte deux variables intermédiaires : d’une part le rythme de la croissance du PIB, et d’autre part la durée moyenne du travail (donc la façon dont ces gains de productivité se répartissent dans la population). « Il suffit pour s’en convaincre de comparer deux périodes : celle qu’on appelle les « Trente Glorieuses » (1945-1975), avec un faible taux de chômage (de l’ordre de 2 %), et la phase néolibérale ouverte au milieu des années 1980, caractérisée par une taux de chômage élevé (de l’ordre de 10 %). Or la première a connu des taux de croissance très élevés de la productivité du travail (de l’ordre de 5 %), qui ont ensuite très nettement ralenti pour se situer autour de 1 ou 2 %. Autrement dit c’est quand les gains de productivité ralentissent que le chômage explose. Ce paradoxe disparaît si on se rappelle que l’emploi ne dépend pas seulement du niveau de la productivité et de la productivité du travail, mais aussi de la durée du travail. A moyen terme, et c’est vrai sur ces deux grandes périodes, la productivité du travail augmente à peu près au même rythme que la production, si bien que les créations nettes d’emplois dépendent essentiellement de la réduction du temps de travail. ».[4]
Sur une plus longue période, il faut noter que nous travaillons aujourd’hui en moyenne à mi-temps par rapport au milieu du 19° siècle. Si la durée du travail était restée la même, il y aurait environ 14 millions de chômeurs en France ! Cette réduction a accompagné les gains de productivité au cours des deux siècles, non comme un processus « naturel », mais comme le résultat de luttes sociales : il suffit de voir aujourd’hui l’offensive déterminée du patronat non seulement pour augmenter la durée du travail (par exemple à l’hôpital) mais aussi pout abolir toute référence à une durée collective et légale du travail. Il s’agit bien une lutte historique du salariat.
De plus, la répartition mondiale du travail salarié, industriel et tertiaire, sous des formes tayloriennes traditionnelles en lien avec la décomposition internationale du travail organisée par les firmes multinationales. On observe une salarisation croissante de la population active dans le monde et notamment des femmes dans les filiales des FMN partout dans le monde.
Enfin, dans les économies industrialisées, l’idée que le travail deviendrait exclusivement immatériel et de moins en moins contraint est un leurre. (On renverra ici à l’argumentaire de M. Husson à propos des théories du « capitalisme cognitif »[5], entre autres http://www.alencontre.org/archives/print/HussonCapCogn03_07.htmNotes critiques sur le capitalisme cognitif, 2004). Par ailleurs, à l’encontre de toutes les illusions sur un « post-taylorisme » qui instaurerait une recomposition des tâches avec une intégration plus grande des qualifications et une autonomie croissante des salariés, on assiste plutôt à un « néo taylorisme » (qui s’étend d’ailleurs de l’industrie au tertiaire) qui combine intensification du travail et pressions de la demande (juste-à-temps) avec les nouvelles méthodes de management.

b) Impasse théorique du RE : plusieurs niveaux d’argumentation.

On reprendra ici une grande partie des analyses de J-M. Harribey (cf. entre autres références http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/travail/revenu-d-inexistence.pdf Un revenu d’existence monétaire et d’inexistence sociale ?2002) :

 Seul le travail est créateur de richesse nouvelle dans l’économie. Ni la nature, ni le capital (physique ou financier) ne créent en eux-mêmes de richesse, contrairement aux présentations de l’économie dominante (« facteurs de production »). On ne peut répartir dans la société entre la population que le revenu courant produit par le travail à un moment donné, au fur et à mesure. On ne peut donc pas compter sur un stock de richesses accumulées par la production passée, comme l’argumentent certains partisans du RE, pour fournir année après année un stock de revenu, déconnecté du travail. (C’est le même débat que pour le financement des retraites, contre les partisans de la capitalisation : les revenus produits pas le travail des actifs une année financent les pensions des retraités la même année, quelle que soit la clef de répartition). La question du financement du RE reste donc la plupart du temps sans réponse, sauf à proposer de supprimer toutes les prestations sociales existantes comme dans certaines versions du RE, proposition très dangereuse qui risque de tout ramener à un filet de sécurité, et surtout propose une répartition des revenus entre salariés et chômeurs, sans toucher au partage salaires-profits !

 Il y a une confusion chez beaucoup entre marchandisation et monétarisation des activités. La monétarisation représente la validation par la société du travail fourni. Ce qui pose deux questions dans le cas du RE :
o Si chacun(e) se livre de son côté aux activités qu’il souhaite en étant seul(e) à décider, par quel mécanisme passera la validation par la société de ces activités (utiles ou non), si elle ne passe plus ni par le marché ni par l’impôt ?
o On peut prolonger cette analyse en notant que la distinction entre non marchand monétarisé et non marchand non monétarisé est centrale par rapport à la situation des femmes : ainsi la garde des jeunes enfants peut être assurée par le marchand monétarisé (crèches privées ou assistantes maternelles), le non marchand monétarisé (service public), ou le non marchand non monétarisé (mère au foyer, grand-mère…). On voit bien que les trois n’ont pas le même sens en termes de projet de société, que ce soit du point de vue de l’autonomie des femmes, de l’égalité dans la famille ou de la socialisation précoce des jeunes enfants (dont toutes les études montrent les effets positifs par rapport à la scolarisation future, la réduction des inégalités, etc.).
D’une façon générale il y a dans les théories du RE une grande confusion sur la définition du travail, de l’activité, et des rapports sociaux dans lesquels ils s’inscrivent.
o Plus globalement la monétarisation des relations sociales peut représenter un acquis pour les femmes dans certaines conditions (urbanisation, recul de la communauté traditionnelle, individuation, anonymat…). Cf. l’ouvrage d’Attac, Le capitalisme contre les individus, repères altermondialistes, Textuel 2010, notamment ch. 5, « Genre et individualisme ». Plus généralement il serait bon de considérer avec prudence des approches prônant, au nom de la « convivialité », de « l’autonomie , etc. une régression par rapport à la division sociale du travail : tout le monde fait un peu de tout… mais la division sexuée demeure !.

c) Impasse politique : là encore, plusieurs aspects.

 Le projet de RE fait l’impasse sur la nature contradictoire du travail, et notamment du travail salarié dans le cadre capitaliste.
o Le travail, au sens anthropologique du terme, constitue l’être humain comme être social d’emblée : la transformation de la nature pour vivre (production) ne se fait pas autrement que socialement. Il n’y a pas de Robinson Crusoé ! Pour l’être humain le travail est donc à la fois obligation et souffrance (étymologie), et facteur d’épanouissement et de construction de lui/elle-même (contestation des théories selon lesquelles il n’y aurait pas de travail dans les sociétés les plus anciennes, ex chasseurs-cueilleurs).
o Le travail salarié est la fois subordination, aliénation et facteur d’émancipation.
§ Pour le salariat en général parce qu’il le constitue collectivement comme classe face au capital, même si les facteurs de différenciation contemporains (multiplication des statuts, externalisation) rendent concrètement difficile cette construction, alors même que le salariat est ultra-majoritaire dans la société (93% de la population active en France).
§ Pour les femmes plus spécifiquement car il constitue la condition de leur autonomie par rapport à la sphère familiale et/ou communautaire. On le voit à propos des nombreuses études sur les conséquences contradictoires pour les femmes de l’extension des FMN au Sud[6]. Il faut aussi prendre en considération le démenti factuel des théories des « trappes à inactivité » selon lesquelles les minima sociaux dissuaderaient d’occuper un emploi nombre de chômeurs ne pouvant pas espérer un salaire supérieur au SMIC : nombre de femmes au SMIC à temps partiel continuent à travailler alors que le calcul économique rationnel devrait les conduire à ne pas le faire. (sur les théories des « trappes à inactivité » cf entre autreshttp://hussonet.free.fr/mhhs.pdf M. Husson et H. Sterdyniak, « Faux chômeurs ou vrai dérapage statistique ? », Le Monde 16 janvier 2001). Dès le début, tous les débats sur la « fin du travail », au sens normatif du terme, oublient le sens différent de cette proposition pour les femmes et pour les hommes, dans l’organisation sociale actuelle.
o La « fin du travail » au sens normatif du terme est également une erreur, dans la mesure où elle renvoie à l’idée que le travail serait une « valeur en voie de disparition » pour la majorité de la population aujourd’hui. C’est le contraire : toutes les enquêtes montrent que le travail garde une place centrale comme modalité d’existence sociale dans la vie de la majorité de la population (ayant ou non un emploi). La gestion néolibérale utilise cela (désir de reconnaissance, goût du travail bien fait, volonté d’implication, etc.) pour renforcer l’auto-exploitation des travailleurs (cf. toutes les études sur les causes de la souffrance au travail). L’enjeu est donc de construire (reconstruire) les moyens de renforcer le salariat comme classe et de lui permettre de résister à cette offensive diffuse aussi bien qu’à la menace permanente du chômage. Or le RE ne constitue pas une réponse.

 Il dessine en effet une société duale, divisée entre ceux/celles qui arriveront à faire reconnaître socialement leur activité et à en vivre, et ceux/celles qui n’y arriveront pas ou s’y refuseront, et toucheront un revenu en contrepartie : on ne voit pas comment ils/elles pourraient échapper à la stigmatisation actuelle, et d’autre part on voit mal par qui et comment serait prise, collectivement, la décision de qui travaille ou pas (si ce n’est plus l’exclusion par le marché). A tour de rôle ? Mais qui l’organiserait ? Cela renvoie également au problème du financement évoqué plus haut, ainsi qu’à celui de la validation sociale des activités.

 Le projet de RE constitue une renonciation à la lutte contre le capital, et revient de fait à lui laisser le champ libre : au capital l’entreprise, la sphère du travail et de la production, à l’extérieur les activités véritablement autonome qui lui échapperaient ! C’est oublier que le capitalisme est un système qui n’exerce pas sa domination seulement à l’intérieur des entreprises, mais dans l’ensemble de la société, l’idéologie, l’éducation, la culture, etc. La sphère de l’ « autonomie » est subordonnée à la sphère de l’ « hétéronomie ». Cela ne veut pas dire qu’il n’est pas possible de dégager aujourd’hui et maintenant des espaces d’émancipation et de démarchandisation (services publics, protection sociale, activités associatives, certains secteurs de l’économie solidaire…) mais le RE ne paraît pas la bonne façon d’y contribuer car il ne permet pas de construire un rapport de force, ni dans l’entreprise, ni dehors.

3) Le RE, un danger pour l’autonomie des femmes.

Pour approfondir ce point, se référer au texte de R. Silvera et A. Eydoux, « De l’allocation universelle au salaire maternel, il n’y a qu’un pas….à ne pas franchir », dans Le bel avenir du contrat de travail, Appel des économistes pour sortir de la pensée unique, Syros, 2000,
http://gesd.free.fr/silvere.pdf[7]
On l’a dit, la situation des femmes constitue le grand point aveugle des analyses et des argumentaires de tenants du RE, même si quelques-uns laissent entendre qu’il est souhaitable que les femmes puissent « choisir » de rester au foyer (ce choix étant présenté alors comme « libérateur », cf M. Anspach 1996[8], Van Parijs entre autres).
Que signifierait pour l’autonomie des femmes, pour leur place dans la famille et dans la société, pour la répartition des rôles familiaux et sociaux, un revenu généralisé déconnecté de l’emploi ? N’y a-t-il pas là, compte tenu de la faiblesse des salaires féminins, (les femmes constituent la grande majorité des salariés au SMIC), de la persistance des représentations sociales attribuant aux femmes la responsabilité principale dans les tâches domestiques et l’éducation des enfants, ainsi que de l’idéologie du salaire d’appoint, le risque de voir remettre en cause l’autonomie conquise, même difficilement par l’accès au travail salarié ? Et le risque de voir se mettre en place une forme non dite de salaire maternel ?

a) Rappel : Rapports sociaux et cadre idéologique.

 Il faut rappeler que l’oppression des femmes n’est pas seulement une discrimination (destinée à disparaître) mais un rapport social de domination, qui s’articule (sans se confondre avec elle) avec l’exploitation capitaliste. Elle instaure une division sexuelle et sociale du travail, dans les différentes sphères de l’économie et de la société, et une idéologie des rôles sociaux destinée à la légitimer.

 Les modalités de cette articulation se transforment et se renouvellent avec les différentes étapes du capitalisme. On a toujours une persistance de l’idéologie du salaire d’appoint et de la « conciliation » entre activité professionnelle et contraintes familiales, qui ne concernerait que les femmes, ainsi que l’idée que les femmes auraient toujours le choix (de passer à temps partiel, de rester au foyer). Cette idéologie du choix est d’ailleurs confortée dans le contexte du néolibéralisme (cf. Le capitalisme contre les individus)

b) Les conclusions imparables de l’expérience  :

 D’une étude réalisée par J. Fagnani[9] sur les conséquences de l’extension en France de l’Allocation parentale d’éducation (APE) du troisième au deuxième enfant, il ressort deux enseignements : ce sont majoritairement les femmes les moins qualifiées, en situation d’emploi précaire ou déjà au chômage, qui ont recours à l’APE. Le fait d’habiter une petite ville sans modes de garde collectifs des jeunes enfants accentue cette probabilité. Le recours à l’APE aboutit à leur exclusion durable de l’emploi.
D’autres études montrent aussi les conséquences négatives pour l’autonomie des femmes de tous les dispositifs de congé parental en Europe, même les plus « égalitaires » (cf. H. Périvier, 2004)[10]

 Le « temps libre » hors travail contraint n’est pas utilisé de la même façon par les hommes et par les femmes. Les enquêtes Emploi du temps montrent une répartition différenciée entre hommes et femmes entre tâches domestiques et parentales, loisirs, activités culturelles et sportives, temps personnel (repos), etc.

c) Le RE : une « libération » pour les femmes ?

La possibilité (pour les femmes) de retrait du marché du travail grâce au RE semble constituer, dans les versions considérées comme « progressistes », la réponse en miroir aux incitations à accepter n’importe quel travail, dans les versions les plus libérales (proches des politiques actuelles de workfare) présentant une allocation universelle comme un outil de flexibilisation du marché du travail. Cette idée est présente pour tous, mais pour les femmes elle prend une dimension particulière et sexuée puisque la sphère du foyer est vue par tous ces auteurs comme leur étant réservée (d’une manière plus ou moins implicite c’est à dire comme un fait allant de soi)
Il y a donc une « pente », non pas naturelle mais socialement construite, pour qu’un revenu inconditionnel déconnecté de l’emploi se transforme en salaire maternel, dans le contexte des rapports sociaux et des représentations idéologiques actuels.
Une partie de ces théories[11] (ex Caillé) argumente explicitement en faveur d’une extension du temps partiel (en occultant sa dimension sexuée), comme forme de partage du travail (« partage » entre salariés, ne touchant pas au partage salaire-profit).

4) La RTT : une alternative

Cet aspect a été développé dans l’ouvrage d’Attac-Copernic, Le féminisme pour changer la société, Syllepse 2011.
Cf. aussi M. Husson et S. Treillet, « La réduction du temps de travail, un combat central et toujours d’actualité »,Contretemps, n° 20, 2014.

a. Argumentaire général.

Les limites des lois Aubry sur les 35h, qui sont autant de concessions au patronat (« modération salariale », annualisation et flexibilité horaire, exonération des entreprises de moins de 20 salariés, absence d’obligation d’embauches proportionnelles à la réduction horaire), nous montrent en creux les conditions nécessaires pour qu’un vraie RTT puisse créer des millions d’emplois.

 Malgré toutes leurs limites, les 35h ont créé plusieurs centaines de milliers d’emplois entre 1997 et 2002 (cf. M. Husson[12]). On a donc une idée du potentiel d’une vraie RTT.

 En s’effectuant sans perte de salaire, donc avec une augmentation du salaire horaire, une vraie RTT modifie la répartition des gains de productivité et le partage salaire-profit (alors que la part des salaires dans la valeur ajoutée n’a cessé de diminuer depuis trente ans, pour le plus grand bonheur des actionnaires). Cela passe donc inévitablement par un affrontement avec le patronat.

 C’est également une bataille pour reconstruire les bases d’un rapport de force (résistance à l’intensification de l’exploitation) en faisant reculer la menace du chômage et en créant les conditions d’un début de contrôle par les salariés de l’organisation du travail (embauche, refus de la flexibilité et de l’intensification du travail).

b. Par rapport à la situation des femmes

 Une vraie RTT constitue l’alternative au partage libéral et inégalitaire du temps de travail qu’est le temps partiel. En France le temps partiel n’a jamais répondu à une demande des femmes, qui dans les années 1960 sont massivement entrées dans le salariat à temps plein. Il s’est étendu à partir des années 1980, sous l’impulsion des politiques publiques (exonérations de cotisations sociales) répondant aux exigences patronales. Aujourd’hui, il représente 30 % des emplois occupés par des femmes, et est féminin à 80 %. Qui dit temps partiel dit salaire partiel, retraite partielle, et bien souvent pauvreté au travail (les emplois à temps partiel sont souvent au SMIC). Il se traduit aussi par un renforcement des rôles sociaux sexués. Dans certains secteurs (grande distribution, nettoyage), cela constitue la quasi-totalité des emplois créé : il s’agit donc clairement de temps partiel imposé. Mais même « choisi », comme dans la fonction publique, le temps partiel est avant tout une réponse aux contraintes qui pèsent sur les femmes (absence de partage des tâches domestiques, absence de modes de garde des jeunes enfants, culpabilisation).Il peut aussi répondre à des aspirations (souffler, avoir plus de temps libre ou en famille) auxquelles la RTT pourrait répondre de façon égalitaire.

 Une vraie RTT doit donc s’assortir de l’interdiction du temps partiel imposé, du droit inconditionnel au retour au temps plein et de la reconstitution de la norme de l’emploi à temps plein. C’est une condition (même si elle n’est pas suffisante car il s’agit à long terme d’inverser les normes sexistes de toute la société), pour un début de modifications de la répartition des tâches familiales.
Un plein-emploi véritable pour toutes et tous doit être un plein-emploi sans précarité, sans flexibilité d’aucune sorte.

Conclusion :
L’occultation de la situation des femmes et de leur rapport au travail constitue un point aveugle significatif de la plupart des théories du revenu d’existence. En même temps, ce point aveugle est révélateur du fait que cette perspective stratégique ne peut constituer un horizon d’émancipation humaine. Il est urgent de parvenir à reprendre la bataille politique, interrompue il y a plusieurs années, pour une vraie réduction du temps de travail, seule à même de permettre au salariat de reprendre l’offensive et de résister à l’augmentation du taux d’exploitation.
 

[1] Ce texte a été discuté dans le cadre de la commission Genre d’Attac et fait l’objet d’un très large accord. Suite au lancement d’une discussion sur le revenu d’existence à la dernière assemblée générale, les militantes de la commission Genre ont souhaité apporter leur contribution au débat.

[2] Membre du Conseil scientifique et de la commission Genre d’Attac.

[3][3] S. Treillet, « La Stratégie européenne de l’emploi : une certaine conception de l’emploi des femmes », Les Possibles, n° 2, Hiver 2013-2014. https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-2-hiver-2013-2014/

[4] M. Husson et S. Treillet, « La réduction du temps de travail : un combat central et d’actualité, Contretemps, n°20, 2014http://hussonet.free.fr/rttct20.pdf

[5]

[6] Cf. H. Hirata et H. Le Doaré, « Les paradoxes de la mondialisation », Cahiers du GEDISST, n° 21, 1998,http://cahiers_du_genre.pouchet.cnrs.fr/pdf/IntroCdG21_1998.pdf

[7] Les références citées dans ce passage sont également tirées de ce texte.

[8] M. Anspach (1996), « L’archipel du welfare américain : âge d’abondance, âge de pierre » in « Vers un revenu minium inconditionnel ? », Revue du MAUSS, n°7, 1er semestre pp. 37-82.

[9] J. Fagnani, « L’allocation parentale d’éducation : contraintes et limites du choix d’une prestation », Lien social et Politiques, n° 36, automne 1996, pp. 111-121. http://www.rechercheisidore.fr/search/resource/?uri=10670/1.g0d6rv

[10] H. Périvier, « Débat sur le congé parental : emploi des femmes et charges familiales. Repenser le congé parental en France à la lumière des expériences étrangères. », Revue de l’OFCE, n° 90, juillet 2004.

[11] Cf. par ex. A. Caillé, « Vers d nouveaux fondements symboliques », in « Garantir le revenu. Une des solutions à l’exclusion »,Transversales document n° 3, mai, pp . 24-34, et « Pour sortir dignement du XX° siècle : temps choisi et revenu de citoyenneté »,Revue du MAUSS, n° 7, pp. 135-150.

[12] Entre autres références, « 35 heures bashing », Alterécoplus, 15 janvier 2015. http://hussonet.free.fr/35bashing.pdf