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Quand le peuple « demos » supplante difficilement le peuple « ethnos ». C Delarue

lundi 9 novembre 2009, par Amitié entre les peuples

Quand le peuple « demos » supplante difficilement le peuple « ethnos ».

Contre la « montée des identités », défendons le social (la rue) et la démocratie (les urnes)

Christian Delarue
(texte du 9 nov modifié le 14 nov 09)

Bourseul

La Bretagne des églises chrétiennes - Bourseul.

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Avec la crise globale monte les « nouveaux monstres et les vieux démons »(1). L’urgence est de les repousser, ici et là-bas. La crise démocratique - issue de la montée de la gouvernance elle-même effet de la crise de la représentation (le tout se manifestant notamment par de forts taux d’abstention aux élections) - et la crise sociale - faite de précarité, de chômage et de déclassement social - se combinent pour faire émerger un peuple ethnos, celui qui se focalise sur des racines lointaines et mythiques, celles exhumées par Nicolas Sarkozy pendant sa campagne de 2007, notamment « la France des croisades et des cathédrales » (2).

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I - Retour sur une distinction majeure : Peuple « ethnos » et peuple « demos »

A ) Le peuple ETHNOS est celui qui partage une culture commune issue de l’histoire. Il connait des variantes selon les formations sociales : une ethnique, l’autre religieuse avec des interpénétrations, des mélanges. La culture n’est pas que les grands auteurs ou les grands prêtres religieux ; elle est plus concrètement les façons de boire, de manger, de prendre soin de son corps, d’entrer en relation avec l’autre sexe (ou le même sexe).

* Le mythe de l’ethnos homogène et stable.

La mondialisation capitaliste a beaucoup modifié les sociétés ouvertes sur le monde. Mais les sociétés les plus reculées et fermées ont été touchées. Une certaine standardisation marchande du monde est à l’oeuvre. Mais il n’y a pas que la marchandisation du monde et des cultures a prendre en compte. L’histoire avec ses évènements, ses bouleversements - guerres, migrations, révolutions - a aussi introduit des ruptures et de la conflictualité dans la culture commune. Du moins en France. Autrement dit aujourd’hui ce qui est partagé sur le mode culturel ne l’est pas nécessairement en toute harmonie. La culture n’est ni un fatum, ni de l’homogène se reproduisant à l’identique de siècles en siècles, pas même la langue.

En France, il est assez aisé de repérer, même pour un étranger, quelques conflits « identitaires » majeurs . Ainsi pourra-t-on voir un conflit entre la volonté républicaine d’unité et d’indivisibilité de la Nation et la survivance de quelques cultures « régionales » encore fortes. En France Nation constituée et formation de la République sont des notions enchevêtrées. « Liberté, égalité, fraternité » en est la devise post-révolutionnaire de 1789 et la laïcité post 1905 la dernière conquête avec la montée du droit des femmes (3).

L’autre exemple à noter est celui de la survivance d’une subculture chrétienne face à une forte culture laïque. La France est un pays marqué tout à la fois - et contradictoirement - 1) par l’esprit de la Révolution de 1789 qui a donné lieu à la perspective d’une révolution non terminée et à tous les courants de transformation de la société (anarchistes, socialistes, communistes,etc.) et 2) par le maintien d’un fil historique pré-révolutionnaire traditionaliste et autoritariste que l’on retrouve dans l’appel à la terre de Méline ou dans le « Travail, Famille, Patrie » de Pétain ou dans le gout récurrent pour l’aventure coloniale et postcoloniale - dont le discours de Dakar du Président Sarkozy (4) ou guerrière (Afghanistan) .

* Quid de l’ethnos d’émancipation ?

Le peuple « ethnos » n’est pas uniquement celui ancré sur les structures autoritaires faisant tout à la fois appel à un conducator et à la religion sous ses formes les plus réactionnaires. Mais avec la crise, la « montée de l’identité » peut prendre la forme réactionnaire déjà présente tant dans les espaces régionaux (extrême-droite en Bretagne) que dans les replis communautaires religieux ou pour la communauté nationale dans les tentatives de la droite sarkozienne d’instrumentaliser par en-haut l’identité nationale comme d’autres instrumentalisent les pratiques religieuses archaïques aux fins de critique de l’intégration républicaine.

L’ethnos peut se marier à une logique émancipatrice, sociale et citoyenne comme le « demos », en revendiquant une France pluriculturelle voire plurinationale pour les cultures ou les peuples dominés - Bretons, Corses, Kanaks, Martiniquais, .... Une perspective sociale et même socialiste peut se couler dans une République faisant sienne le « carré républicain » Liberté, Egalité, Fraternité, Laïcité mais en aménageant le volet « une et indivisible » et en réalisant la formule démocratique quasiment utopique du « gouvernement du peuple par le peuple pour le peuple ». Hypothèse d’école pour l’heure...

* Ethnos des dominés : victimes ethniques ou sociales et de genre ?

Il faudrait ici distinguer un ethnos dominant d’un ethnos dominé. Mais c’est là une problématique qui ne se règle pas en quelques lignes. Pour faire court, disons qu’un ethnos dominé mais actif subjectivement et sur un mode démocratique et social (« de gauche ») tiendrait une légitimité à l’autodétermination de la dite communauté. Renvoyons ici au débat sur les minorités nationales.

A propos de la burqa et du voile intégral , il semble avéré que la constitution de la commission conduite par le communiste André Gérin suffisait amplement pour s’interroger sur ce phénomène religieux mineur en France mais montant dans le monde - soumission passive à l’islamisme radical ou affirmation identitaire religieuse ? - et que le lancement d’un « grand débat » sur l’identité nationale avec la burqa pour toile de fond est démesuré et dangereux ; dangereux pour deux raisons : il vient d’en-haut (instrumentalisation forte) et il porte une forte logique d’exclusion. Si des mesures particulières sont à prendre, nul besoin de mobiliser la Marseillaise, la cocarde et encore moins « la terre » façon Méline.

B) Le peuple DEMOS est celui qui a relativement lâché ses pesanteurs archaïques du passé au profit d’une double orientations : le démos social et le démos démocratique. Risquons une version sujective et militante en distinguant le demos des urnes (citoyen) et le démos de la rue (social) !

* Le démos social ne se réduit pas à « la rue », c’est à dire la mobilisation sociale et à la lutte de ceux-d’en-bas hors des procédures formelles de la démocratie représentative ou participative . Le demos social, c’est aussi l’état des droits et des garanties protégeant les prolétaires, ceux qui épuisent leur salaire dans le mois ou qui n’épargnent que des sommes modestes en fin de mois (moins de 3000 euros par mois en Europe de l’Ouest). Le demos social existe enfin au titre de représentation du monde servant à l’action . A ce titre il pose une division verticale du peuple toute différente de la division horizontale et territoriale des ethnos et des communautarismes pour qui l’autre est « à côté » ou « dehors ». Il se pense soit en terme de couches sociales (vision stratificationniste) soit en terme de lutte de classes sociales antagonistes. Ainsi, la subdivision du peuple entre un peuple-classe et une bourgeoisie nationale relève d’une appréhension du peuple comme démos versus social.

En France la dynamique populaire s’est manifesté sur les deux derniers siècles en terme de conquêtes sociales et démocratiques, en terme de libération, d’égalité, de fraternité et de laïcité, le tout constitutif du « carré républicain ». Il a donné lieu peu à peu et dans le conflit à une compréhension particulière de la République comme chose commune (« res communis »), comme comme gestion publique du bien public . Un compréhension qui a gagné du terrain face à la propriété privée du Code civil de 1804 mais qui bute aujourd’hui à la reprivatisation du monde par le néolibéralisme.

* Le démos démocratique est celui qui met l’accent sur la volonté de participer au débat et de décider.

Le démos démocratique se comprend dans un cadre national mais aussi dans un cadre post-national (perspective européenne) bien que les réflexions sur ce cadre soient plus complexes. Lire ici « Des appartenances aux identités : vers une citoyenneté politique européenne » de Margarita Sanchez-Mazas et Raphaêl Gély. Voir aussi la table ronde « Citoyenneté et institution européennes » de Mouvements 2007 (sur internet payant)

Le demos démocratique donne lieu à deux autres variantes, l’une citoyenne avec élection de représentants du peuple, l’autre autogestionnaire ou le peuple s’approprie les outils et la gestion des affaires soit dans l’entreprise, soit dans la société. Le demos democratique est en France le fait historique des forces sociales des différentes composantes de la gauches. C’est contre la vision restrictive des libéraux que la démocratisation s’est effectuée. Ce processus est aujourd’hui bloqué par le néolibéralisme.

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II - Crise et appel à l’ethnos : C’est le « démos » citoyen et social qui régresse.

Nul progrès n’est à attendre de cette régression, bien au contraire. Pour Yves CUSSET (1) que nous allons ici citer longuement , « l’idéal démocratique serait de rendre effective et d’élargir la sphère de l’égalité selon les deux axes, axe vertical de l’exclusion sociale et axe horizontal de l’altérité de l’étranger ».

Il poursuit ainsi son propos :

Mais la réalité moderne est tout autre ; comme n’a cessé d’y insister Etienne Balibar, l’histoire des démocraties modernes est plutôt celle d’une collusion entre citoyenneté et nationalité, plus encore d’une fondation de la citoyenneté sur la nationalité, du peuple-démos sur le peuple ethnos, de l’égalité des citoyens sur l’identité collective. C’est ce qui n’a cessé de rendre en partie inefficient les droits de l’homme (leçon de H. Arendt réitérée aujourd’hui par G. Agamben8), dans la mesure où celui qui n’est qu’homme, l’homme nu qui n’est d’aucune nation (réfugié, déplacé, apatride), celui qui devrait être par excellence le bénéficiaire des droits de l’homme, ne peut en aucun cas jouir de droits égaux à celui du national. Le plus humain dans les faits, celui qui n’apparaît à l’autre que dans l’éclat de son humanité nue, se retrouve considéré comme le moins humain du point de vue du droit : incivilité du droit jusque dans son expression la plus démocratique, celle des droits dits de l’homme. Et lorsque l’égalité du peuple-démos est en crise, du double fait de l’accroissement du peuple des exclus et de la désaffection de l’espace public, on assiste à un renforcement du peuple ethnos, du sentiment d’appartenance, qui traverse en particulier le discours politique sous la forme discrète d’un certain paternalisme républicain (« que les fils et filles de la République retrouvent les bras de leur mère ») ou moins discrète des divers populismes (que certains appelleront poliment souverainistes) de droite et de gauche. Derrière ces discours où se déploie une idéologie de l’égalité, la réalité des mesures de plus en plus inégalitaires : durcissement du code de la nationalité et des conditions de naturalisation, multiplication des expulsions et des dits renvois aux frontières, conditions d’exception du traitement des clandestins, durcissement des frontières et du contrôle de l’immigration ; il s’agit d’immuniser toujours plus la communauté face à son dehors plus ou moins menaçant, dehors des barbares et des étrangers, mais aussi dehors intérieur des exclus, des désaffiliés, des sauvageons, de la racaille. Politiques de la sécurité et de la répression comme camouflet du vide démocratique. Cohésion nationale et ordre républicain valent-ils une heure de peine si c’est pour justifier l’incivilité d’un déni de démocratie ?

Ce déni c’est celui d’un autre scandale de la démocratie qui n’est que le prolongement du scandale de l’égalité - mais qui est peut-être plus scandaleux encore - dans le rapport horizontal aux étrangers : scandale cosmopolitique de l’accueil qui stipule que personne n’a plus qu’un autre un titre à occuper telle ou telle parcelle de la terre, que la citoyenneté n’est pas une immunité mais un co-partage, le partage, la responsabilité et la dette du cum, de l’être-avec9. On objectera bien sûr, parce qu’il faut quand même être raisonnable, et nous avons tous intériorisé qu’il est difficile d’être à la fois démocrate et raisonnable : « Soyons sérieux, tout ceci est très beau mais à toute communauté il faut des frontières et des principes, un gouvernement a la charge d’une politique de l’immigration et l’on ne peut raisonnablement accueillir tout le monde ». Mais la démocratie n’est pas réductible à un régime de gouvernement, c’est l’une des formes de son aporie inaugurale, elle n’est pas affaire de police, mais bien de politique, pour reprendre l’évocatrice dichotomie de Rancière10, et la politique n’est pas le monopole du gouvernement. La police, c’est le gouvernement et l’administration de la société selon des lois et des principes qui permettent d’en stabiliser et d’en reproduire l’ordre, la politique est visée de l’émancipation au nom de l’égalité, tentative de reconfigurer un ordre social producteur d’injustice que la police et le gouvernement ont pour but de légitimer et de stabiliser, ou plutôt tentative de montrer, d’exhiber une configuration que la reproduction de l’ordre existant doit nécessairement occulter, de s’auto-instituer en acteurs d’une parole dont l’ordre de la police a pourtant démontré l’inacceptabilité. On pourrait dire qu’il y a démocratie quand il y a place pour la politique en ce sens, ou comme dirait Rancière, place pour la rencontre des hétérogènes, de la police et de la politique, du gouvernement et de la question de l’égalité, heurt entre la demande d’élargissement de la sphère de l’égalité par en bas et le renforcement de l’ordre social par en haut, quand il y a place pour la subjectivation de ceux que l’ordre des lois et du gouvernement maintient dans un état d’irréductible inégalité au nom du juste partage des parts de la communauté : tiers-état au XVIIIe, prolétaires au XIXe, femmes au XXe, etc. Pour reprendre la jolie formule de Rancière : la démocratie est le régime de la mésentente (entre police et politique, entre ordre et égalité). La question démocratique de l’accueil n’est donc pas l’affaire du gouvernement qui se charge des lois sur l’immigration (et il est d’ailleurs assez incivil de dire qu’on ne peut pas accueillir toute la misère du monde) mais beaucoup plus celle de ceux que de telles lois laissent hors de la possibilité de tout accueil et qui le font voir dans l’espace public : le mouvement des sans-papiers est démocratique, pas les lois sur l’immigration et le séjour des étrangers. Il donne même une leçon de civilité démocratique, dans sa capacité à saisir l’espace public par la question de l’égalité à travers celle du droit de séjour, contre ceux qui voudraient un espace public policé et immunisé contre toutes les interférences démocratiques, contre la mésentente. On peut s’accorder avec Balibar pour dire que tous ceux qui croient encore à la démocratie doivent retenir la leçon des sans-papiers : « Nous leur devons d’avoir forcé les barrières de la communication, de s’être fait voir et entendre pour ce qu’ils sont : non des fantasmes de délinquance et d’invasion, mais des travailleurs, des familles à la fois d’ici et d’ailleurs, avec leurs particularismes et l’universalité de leur condition de prolétaires modernes [...]. Ainsi nous comprenons mieux ce qu’est une démocratie : une institution du débat collectif, mais dont les conditions ne sont jamais données d’en haut. Toujours il faut que les intéressés conquièrent le droit à la parole, la visibilité, la crédibilité, courant le risque de la répression »11. Ces mots qui ont aujourd’hui quelques années demeurent roboratifs face à l’incivilité des néo-tocquevilliens et autres melons pas très mûrs ; ils nous rappellent qu’il existe une civilité du refus et de la résistance, une civilité du combat contre l’incivilité politique, contre la terrible absence de vergogne, pour reprendre la belle expression de Bernard Stiegler12, des dits responsables politiques.

in Faut-il haïr la démocratie ?

Libres réflexions autour de Jacques Rancière sur l’incivilité politique contemporaine Yves Cusset | 30 janvier 2007 | COSMOPOLITIQUE |
notes sur :
http://www.sens-public.org/spip.php?article335

Notes du I

1) Nouveaux monstre, vieux démons : déconstruire l’extrême-droite est le numéro 8 de Contretemps. Sur une problématique proche, Philippe Corcuff , indique : « la montée du clivage national-racial (me) semble d’abord liée aux difficultés du clivage de la justice sociale qui avait largement structuré symboliquement et politiquement la gauche depuis la fin du XIX ème siècle (dans ses variantes marxisantes, socialistes et chrétiennes sociales). Le recul de ce clivage commence à la fin des années 1970 ».

2) Le propos exact tenu à Besançon en mars 2007 est :« Il nous faut retrouver cette foi dans l’avenir, cette foi dans les capacités humaines et dans le génie français » en se référant à « la France des croisades et des cathédrales, la France des droits de l’homme et de la Révolution ».

3) Le carré républicain : Liberté, Egalité, Adelphité, Laïcité

4) Le 29 juillet 2007 il a dit devant une assistance médusée : « Le paysan africain, qui depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l’idéal de vie est d’être en harmonie avec la nature, ne connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles » avant de souligner que « dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès... »