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Norodom Sihanouk (1922-2012) R M Jennar

lundi 29 octobre 2012, par Amitié entre les peuples

Norodom Sihanouk (1922-2012)
15 octobre 2012 Par RAOUL MARC JENNAR

Ce matin, en m’éveillant à Phnom Penh, où je me trouve pour quelques semaines, j’apprends que celui que son peuple appelait dans les années soixante « Samdech euv » (monseigneur papa) est mort quelques heures plus tôt à Pékin, ce 15 octobre. Il aurait eu 90 ans le 31 octobre. Depuis 1993, il souffrait d’un cancer. Il effectuait de longs séjours dans la capitale chinoise pour y être soigné.

La monarchie cambodgienne, depuis la nuit des temps, n’est pas une monarchie héréditaire. C’est une monarchie élective. A la mort du roi, un conseil choisit le successeur parmi les membres de la famille royale. Cette pratique est confirmée dans la Constitution adoptée en 1993. Elle explique en partie le déclin, à partir du XIIIe siècle, du grand empire angkorien, ravagé, à chaque succession, par des conflits entre prétendants au trône.

Le Cambodge fut un protectorat français depuis 1863. Ce fut une colonie de fait intégrée dans l’Indochine à partir de 1887. Ce sont les autorités coloniales qui, alors, proposent leur candidat au conseil chargé de désigner le successeur au trône. Le choix se porte dans l’une ou l’autre des deux branches de la famille royale, les Norodom ou les Sisowath. Lorsque le roi Sisowath Monivong décède en 1941, l’autorité coloniale, c’est le régime de Vichy, représenté par l’amiral Decoux. Celui-ci propose le jeune Norodom Sihanouk qui étudie au lycée Chasseloup-Laubat, à Saïgon. Ce beau jeune homme s’intéresse davantage aux jeunes filles et ne manifeste guère d’attention pour les affaires publiques. C’est tout le calcul de l’administration coloniale lorsque le nouveau monarque monte sur le trône le 24 avril. Elle se trompe lourdement. Non pas sur le comportement du nouveau souverain. Il me confirmera lui-même lors d’un de mes nombreux entretiens avec lui : « à l’époque, j’étais un play-boy ». Mais cet homme, qui aura plusieurs épouses, ne va pas tarder à être confronté à des évènements d’une telle gravité qu’il n’échappera pas aux questions de pouvoir.

Premier événement, l’empire japonais, avec lequel Vichy collabore, a installé des bases militaires en Indochine, mais a laissé l’administration coloniale aux Français. Le 9 mars 1945, l’armée japonaise prend le contrôle de l’Indochine et emprisonne les forces coloniales et les administrateurs français. Trois jours plus tard, le roi Norodom Sihanouk, sous la pression des Japonais, dénonce les traités franco-khmers, forme un gouvernement, proclame la souveraineté du Cambodge et annonce que celui-ci s’inscrit dans la « sphère de coprospérité de la grande Asie orientale », ce projet politique de l’empire nippon qui, sous le slogan « l’Asie aux Asiatiques », entendait regrouper sous sa direction tous les pays libérés du colonialisme occidental. Trois mois plus tard, le général Philippe Leclerc de Hauteclocque, qui commande le Corps expéditionnaire français en Extrême-Orient (CEFEO), reprend le contrôle du Cambodge.

Norodom n’oubliera pas l’humiliation subie alors. Il accepte l’intégration de son pays dans l’Union française qui lui laisse une plus grande autonomie interne. Une autonomie qui se traduit par l’adoption, en 1947, d’une première Constitution dans laquelle est écrit « tous les pouvoirs émanent du Roi et sont exercés en son nom ». Même si ce n’est pas totalement vrai, vu l’omniprésence des Français, il me dira plus tard « vous vous rendez compte que j’ai été un monarque absolu au XXe siècle ! »

Cette autorité royale va être fortement contestée par le Parti démocrate qui emporte la majorité absolue à l’issue des premières élections démocratiques jamais organisées dans le pays. Ce parti, proche de la SFIO française, rassemble l’essentiel de l’intelligentsia cambodgienne, en particulier la première génération de Cambodgiens ayant fait des études en France. Ceux-ci, inspirés par les idées libérales de 1789, sont désireux de sortir le Cambodge de la féodalité et de la tutelle étrangère. Les Démocrates deviennent la bête noire de Norodom Sihanouk. De 1946 à 1955, une lutte incessante va opposer les deux camps. Le 14 janvier 1950, Ieu Koeus, secrétaire général du Parti démocrate, est assassiné. Il présidait l’Assemblée nationale que Norodom Sihanouk venait de dissoudre alors que des élections législatives avaient confirmé la majorité absolue du Parti démocrate en 1947. En 1951, pour la troisième fois, le Parti démocrate obtient la majorité absolue. L’hostilité de Norodom Sihanouk et des administrateurs français au gouvernement démocrate provoque des manifestations antifrançaises dans tout le pays. Considérant que le pays plonge dans le chaos, le roi obtient, en juin 1952, une présence militaire française renforcée. Il démet le gouvernement démocrate et prend les pleins pouvoirs. Le 13 janvier 1953, il convoque l’Assemblée nationale élue en 1951 et lui demande des pouvoirs spéciaux. Ils lui sont refusés. Il proclame alors la loi martiale et dissout l’Assemblée. À la surprise des autorités françaises, il entame, en février 1953, ce qu’il nomme « La croisade royale pour l’indépendance » et appelle à la mobilisation des forces populaires contre la présence française. C’est le moment où la France, enlisée dans la guerre d’Indochine, ne peut se permettre l’ouverture d’un front cambodgien. Le gouvernement français présidé par Joseph Laniel négocie. Entre le 25 août et le 7 novembre, le transfert des différentes compétences fait l’objet d’accords successifs et l’indépendance du Cambodge est proclamée le 9 novembre 1953.

Norodom Sihanouk a obtenu l’indépendance sans qu’un coup de feu soit tiré, sans que les communistes soient associés à sa « croisade royale » et sans que son pays, à la différence du Vietnam et du Laos, soit divisé. C’est un coup de maître. Il organise un référendum sur le bilan de la mission qu’il s’est donné en prenant les pleins pouvoirs et obtient 99,8 % de réponses positives. Comme le Parti démocrate refuse son plan de réformes qui tend à augmenter les pouvoirs exécutifs du roi, Norodom Sihanouk abdique en mars 1955. Il crée un mouvement politique, le Sangkum Reastr Niyum (SRN), auquel tous les partis sont priés de se joindre, ce que refusent le Parti démocrate et le Pracheachun, la façade officielle du Parti communiste clandestin. Après une campagne électorale où intimidations et violences paralysent les candidats de ces deux partis, le SRN obtient les 91 sièges à pourvoir. Le Parti démocrate disparaît. La démocratie aussi.

Le véritable règne de Norodom Sihanouk commence. Il va durer 15 ans. Il tire la force de son pouvoir en tout premier lieu des croyances qui dominent la société cambodgienne. Le Chef de l’Etat – on l’appelle désormais Prince Sihanouk – intercesseur entre les divinités et le peuple, est le centre d’une cosmogonie. C’est autour de lui que toute la société s’organise. Même s’il n’en porte pas le titre, Norodom Sihanouk est un des derniers dieux-rois de l’histoire de l’humanité. Mais l’opposition passée du Parti démocrate et l’existence d’un Parti communiste (PCK) soutenu par les communistes vietnamiens l’incitent à consolider son pouvoir en mettant en place un clientélisme qui amène l’écrasante majorité des acteurs politiques à rejoindre son Sangkum. C’est ainsi qu’on verra même Khieu Samphan, Hu Nim et Hou Yuon, dont il ignore l’appartenance au PCK, siéger dans certains de ses gouvernements. Tout au long de ces années, Sihanouk, pratiquant un paternalisme despotique, va se livrer à un jeu d’équilibriste entre les différentes sensibilités du rassemblement politique qu’il préside. Une grande instabilité gouvernementale en résulte.

Ces années sont perçues aujourd’hui, par ceux qui survécurent à la tragédie des années soixante-dix, comme une sorte de paradis perdu. C’était alors le pays de la douceur de vivre, un « oasis de paix » dans une Asie du Sud-est marquée par la guerre du Vietnam et par la terrible répression (au moins 500.000 morts) qui suit le coup d’Etat de Suharto en Indonésie. Le Cambodge connaît alors un développement considérable de ses infrastructures : écoles, dispensaires, hôpitaux, routes, ponts, voies ferrées, aéroports. C’est le grenier à riz de l’Asie du Sud-est. L’analphabétisme est presque éradiqué. Un rapport de la Banque Mondiale de 1969, tout en soulignant une disparité forte entre les villes et les campagnes, reconnaît les progrès accomplis dans le développement du pays.

Sur la scène internationale, Sinahouk choisit le camp de la neutralité dans le conflit est-ouest, ce qui lui vaut l’hostilité des USA, surtout lorsqu’il refuse l’adhésion du Cambodge à l’OTASE, cet OTAN de l’Asie du Sud-est. Il échappe alors à plusieurs tentatives d’assassinat orchestrées par la CIA. Le personnage historique qui vient de mourir était le dernier participant encore en vie à la célèbre conférence de Bandoeng en 1956, à l’origine du Mouvement des Non Alignés. On se souvient aussi de l’accueil impressionnant qui fut réservé à Charles de Gaulle venu prononcer à Phnom Penh, en 1966, un discours appelant les USA à se retirer du Vietnam. Sur la scène internationale, Norodom Sihanouk, qu’on qualifiait parfois de « prince changeant », fut, dans un environnement régional en guerre, un défenseur constant de l’intégrité territoriale de son pays et de la reconnaissance de ses frontières issues de la décolonisation.

C’est d’ailleurs son impuissance à protéger le territoire national du conflit vietnamien qui sera à l’origine de sa chute. La fameuse piste Ho Chi Minh, par laquelle le Nord-Vietnam communiste achemine vers le Sud-Vietnam soutenu par l’Occident hommes, armes, munitions, médicaments, passe par Ratanakiri et Mondolkiri, les deux provinces orientales du Cambodge pour aboutir dans le sud-est cambodgien limitrophe du Sud-Vietnam. Des campements vietnamiens se sont installés dans ces régions. Les USA justifient des bombardements massifs par les B52 par cette présence de leur ennemi dans ce qu’ils considèrent comme des sanctuaires. Suite à un accord secret avec Pékin, en 1966, une « piste Sihanouk » part du port de Sihanoukville vers l’est pour y acheminer les fournitures en armes et munitions transportées par bateaux depuis la Chine.

La droite cambodgienne, qui domine le Sangkum, qui a bloqué de nombreuses réformes sociales, qui contrôle l’armée, qui est en liaison avec la CIA à Saïgon, qui est hostile à cette neutralité qui profite aux communistes, décide de renverser Sihanouk.

Profitant de son déplacement à Moscou, le 18 mars 1970, elle fait voter la destitution du Prince par un vote à main levée, avec des soldats présents autour et dans l’hémicycle. C’est un coup d’Etat. Il a deux têtes : le Premier ministre et ministre de la défense, le général Lon Nol, réputé pour la férocité avec laquelle il a réprimé les jacqueries paysannes et le Prince Sisowath Sirik Matak que les Français n’ont pas choisi pour monter sur le trône en 1941 et qui est un partisan résolu de l’alliance avec les USA. Le nouveau pouvoir demande l’aide des USA et des leurs alliés dans la région (Australie, Thaïlande, Sud-Vietnam) pour combattre les communistes vietnamiens. Des pogroms, organisés par l’armée et la CIA, se traduisent par le massacre de centaines, voire de milliers de civils vietnamiens. Quelques mois plus tard, la république est proclamée.

De son côté, depuis Pékin, Sihanouk lance un appel à la résistance. Il demande l’aide de la Chine, du Nord-Vietnam, des communistes du Sud-Vietnam (le Vietcong). Il crée le Front d’Union Nationale du Kampuchea (FUNK) et préside un Gouvernement royal d’union nationale du Cambodge (GRUNC). Dans ces deux structures, il fait entrer des cadres supérieurs du PCK. La répression sanglante infligée aux populations qui protestent contre le renversement de Sihanouk incite, très rapidement, un grand nombre de gens à rejoindre le FUNK où on retrouve des Sihanoukistes, des patriotes hostiles à l’ingérence américaine et le PCK. Le pays plonge dans la guerre.

La guerre 1970-1975 qui verra la défaite de la République khmère et de ses alliés américains fut une guerre idéologique, mais aussi une guerre civile. Elle fut d’une violence inouïe. Bombardements massifs de l’aviation américaine, populations civiles ciblées, horreurs en tous genres attisées par des superstitions diverses, trahisons, corruption, déportations de populations, exécutions sommaires. Dans les zones dites libérées par les communistes vietnamiens, les communistes cambodgiens, ridiculement faibles au départ, vont se renforcer au point de prendre peu à peu le contrôle du FUNK sur le terrain. Au nom de Norodom Sihanouk. Ils vont pratiquer la terreur qui sera celle de leur régime à partir de 1975. Dans le reste du pays, les populations civiles sont livrées à une soldatesque sans merci. Lorsque le Vietnam du Nord retire l’essentiel de son corps expéditionnaire du Cambodge, suite à la signature des accords de 1973, le PCK est en capacité de contrôler plus de 80% du territoire national et de lancer les offensives qui le conduisent à Phnom Penh le 17 avril 1975. Pol Pot et ses Khmers rouges prennent le pouvoir.

La guerre a fait 800.000 morts sur une population de 8 millions d’habitants. Les infrastructures du pays sont totalement détruites.

Norodom Sihanouk a effectué, en 1973, une visite dans les zones dites libérées. Il a compris l’emprise des communistes sur le FUNK. Il est informé des actes de barbarie déjà perpétrés dans ces zones, surtout à partir de mai 1973. Il accepte néanmoins par patriotisme de devenir le Chef de l’Etat du nouveau régime baptisé Kampuchea démocratique. Fin mars 1976, ayant constaté la nocivité de ce régime et son impuissance personnelle à modifier le cours des choses, il démissionne. En avril, il est placé en résidence surveillée. Pendant ces années de terreur, plusieurs membres de la famille royale ne seront pas épargnés, y compris des enfants de Sihanouk.

Ceux qui sont entrés dans l’Histoire sous le nom de Khmers rouges appartiennent à un courant du PCK qui se caractérise par un nationalisme irrédentiste, un racisme à l’égard de tout ce qui menace « la pureté de la race khmère », un collectivisme agraire absolu. La plupart ont appartenu à la deuxième génération d’étudiants cambodgiens envoyés en France à l’époque des grands procès staliniens de Varsovie, de Prague et de Bucarest que le PCF soutenait sans réserve. Leur ennemi principal, c’est le Vietnam « avaleur de terres », pratiquant un communisme tiède, et leurs alliés au sein du PCK. Ils ont le soutien de la Chine.

En 1978, lassés de subir depuis plus de trois ans les attaques de plus en plus meurtrières des Khmers rouges, le Vietnam puise parmi les dizaines de milliers de Cambodgiens qui ont fui le régime de Pol Pot et se sont réfugiés sur son sol pour constituer une opposition politique et militaire à ce régime. En décembre 1978, 200.000 soldats vietnamiens et 40.000 soldats cambodgiens entrent au Cambodge. Ils mettent fin, le 7 janvier 1979, au régime des Khmers rouges et libèrent la totalité du pays en quelques mois.

Norodom Sihanouk, que les Chinois ont exfiltré de Phnom Penh juste avant l’arrivée des libérateurs, accepte, « par patriotisme », d’aller à l’ONU défendre la cause du régime de Pol Pot. Et ensuite, après que la France de Giscard d’Estaing lui ait refusé l’asile politique, il retourne à Pékin où on va le presser de se réconcilier avec Pol Pot.

Le Vietnam a rejoint le camp soviétique après le refus, en 1978, des USA de Jimmy Carter de normaliser les relations entre les deux pays. Ce n’est donc pas, en 1979, un « bon » libérateur. Il est condamné pour ce renversement violent d’un régime par un pays voisin, au nom de principes sur lesquels on a fermé les yeux dans de nombreux autres cas. Une coalition sino-occidentale décide de frapper le Cambodge d’embargo. Le seul représentant légitime du peuple cambodgien à l’ONU est l’ambassadeur Khmer rouge. Aucune proposition n’est faite pour empêcher le retour des Khmers rouges au pouvoir alors que le monde découvre l’ampleur des crimes d’un régime responsable de la mort de 2.200.000 personnes au moins.

Dans le plus grand secret, au nom de la lutte contre l’expansionnisme soviétique, Chinois et Occidentaux reconstituent l’armée de Pol Pot dans des bases militaires en Thaïlande. Ils pressent Sihanouk et un mouvement politique héritier de la République khmère de s’allier avec les Khmers rouges pour combattre le régime mis en place à Phnom Penh. Ce qui se traduit, en 1982, par la création du Gouvernement de Coalition du Kampuchea Démocratique (GCKD) qui détient le siège à l’ONU avec le même ambassadeur Khmer rouge. Ce GCKD est présidé par Norodom Sihanouk.

Nombreux seront les Cambodgiens et les amis du peuple cambodgien à ne pas comprendre cette seconde alliance de Norodom Sihanouk avec les Khmers rouges, malgré le génocide et les crimes contre l’humanité. C’est à partir de ce moment-là que nombreux seront ceux qui diront qu’il est « prêt à s’allier avec le diable pour reprendre le pouvoir ».

De 1979 à 1991, la situation du Cambodge sera bloquée, aucune solution ne pouvant résulter du sort des armes. Il faudra le rapprochement progressif, hésitant, fait d’avancées et de reculs, entre Norodom Sihanouk et le chef du gouvernement de Phnom Penh, Hun Sen, pour aboutir, après un échec en août 1989 et après le retrait des troupes vietnamiennes en septembre de la même année, à la signature des accords de paix de 1991 et à l’opération des Nations unies de 1992-1993. Si elle n’apporte pas la paix, cette opération permet au moins l’introduction du pluralisme, l’élection d’une assemblée constituante et la mise en place d’institutions nouvelles.

Le choix d’une monarchie constitutionnelle étant celui des principaux protagonistes, Norodom Sihanouk remonte sur le trône, mais cette fois avec une loi fondamentale qui affirme que « le roi règne et ne gouverne pas » et que « tous les pouvoirs émanent du peuple ». C’est une surprise. A de multiples reprises, Sihanouk avait déclaré vouloir un régime semi-présidentiel sur le modèle de la Ve République française.

Pendant la période d’instabilité qui suit la mise en place des nouvelles institutions, après avoir vainement tenté de réintégrer les Khmers rouges dans le jeu politique, Norodom Sihanouk va jouer un rôle décisif de conciliateur, principalement après les élections de 1998. Mais une fois la stabilité politique établie, une fois la pacification du pays réalisée, son rôle va se limiter à celui d’une autorité morale active essentiellement sur le plan humanitaire.

Soucieux de préserver la monarchie, en 2004, il décide d’abdiquer une fois qu’il est assuré du choix du conseil du trône en faveur de l’avant-dernier de ses enfants, le Prince Sihamoni.

Je l’ai régulièrement rencontré entre 1988, où je fus invité à un congrès de son parti, le FUNCINPEC, à Paris et 1993, à la veille de son départ pour Pékin où il devait subir sa première intervention chirurgicale. Nous nous sommes revus ensuite à deux reprises, puis, ne partageant pas mes analyses de la situation cambodgienne, il a refusé de me recevoir.

J’ai vécu quelques uns des moments historiques où il était un des acteurs principaux. Le 23 octobre 1991, lors de la signature des accords de paix, le 14 novembre qui a suivi, lors de son retour à Phnom Penh aux côtés du Premier ministre Hun Sen, le discours qu’il a prononcé le lendemain au peuple rassemblé pour parler de toutes les années depuis le coup d’Etat de 1970, lors de réunions du Conseil National Suprême qu’il présidait, lors de conférences de presse, lors d’audiences privées au palais Kemarin.

C’était un personnage hors du commun. Charmeur, bon vivant, déroutant, très attaché au protocole et aux titres, vindicatif, mais capable de revirements à 180°. Drôle parfois, il se plaisait, à un stade avancé de la soirée à jouer du saxophone pour ses invités. Je l’ai entendu interpréter « Stranger in the night ». Il avait une admiration sans borne pour le général de Gaulle. Il aimait la France, la culture française, les bons vins, le foie gras. Il était extrêmement sensible au charme féminin. Il aimait le cinéma. Surtout ses propres films. Il aimait son pays, sans nul doute. Il aimait surtout que « son » peuple l’aime.

Mais plus rien ne comptait une fois que sa personne et son pouvoir étaient en cause. Pas même les trois millions de morts des années 1970-1979. Il avait un égo surdimensionné.

Il aurait pu, dans les années cinquante, consolider la démocratie naissante. Il l’a détruite. Et, telle qu’elle fonctionnait alors, avec le Parti démocrate, elle n’a pas encore été rétablie. Il ne fut fondateur que dans son souci de perpétuer la monarchie.

Ses responsabilités sont très grandes dans la tragédie de son pays. Cela ne fait aucun doute. Mais, malgré ses fautes, je me suis souvent interrogé sur ce qu’il devait ressentir en voyant son pays ramené à l’âge de pierre. Mais s’en est-il seulement rendu compte ?

Raoul Marc JENNAR

Docteur en études khmères

15 octobre 2012