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Lordon lecteur de Spinoza, doute de la liberté. A. COLL

mardi 9 février 2016, par Amitié entre les peuples

LORDON LECTEUR DE SPINOZA, DOUTE DE LA LIBERTE

Annie COLL - Philosophe (*)

Frédéric Lordon est à la recherche d’un entre-deux. Il refuse de faire passer l’homme à la trappe comme le voulut le courant structuraliste, mais il refuse aussi la réaction humaniste qui fait de l’homme, en tant que sujet, le maître de son histoire. Indiquant un juste milieu entre les partisans du structuralisme et ceux de l’humanisme du sujet, il se prononce pour un structuralisme des passions. Son livre, intitulé : La société des affects dit avoir pour objectif de réactiver notre désir d’échapper à l’emprise néolibérale. C’est dans cette perspective qu’il annonce la bonne nouvelle : nous ne sommes pas que les effets de structures qui nous déterminent.

Les structures ne disparaissent pas pour autant, prend-il soin de rappeler d’emblée. Seul leur caractère abstrait se dissipe quelque peu puisqu’elles sont dorénavant incarnées sous la forme d’individus« conçus comme des pôles de puissances désirantes. » Les personnes sont donc de retour, elles éprouvent toute la gamme des émotions. Cette découverte entraîne l’optimisme de l’auteur, ce sont les affects qui sont garants des changements futurs. Il y a des forces motrices, dit-il dans l’introduction de son livre, « capables de faire mouvement dans des directions inédites. » Mais à peine esquissons- nous, avec lui, un léger espoir qu’il s’empresse de le réduire. Lordon prévient : cela ne revient pas à compter sur « la magnifique irruption de la liberté. » Les choses changent et changeront, mais nous n’y sommes et n’y serons pour presque rien.

En réalité, le projet de l’auteur est sans doute ailleurs ; il dit vouloir déconstruire le socle métaphysique du libéralisme, en quoi il a parfaitement raison. Mais qu’on ne croie pas que Lordon joue le prophète. Il prend acte, dans les dernières pages du livre, du fait que ce socle a mis quelques siècles à se mettre en place et admet que, s’il en faut autant pour le remettre en cause« On n’est pas rendus. » ! Grand pessimisme, grand réalisme, grande modestie de l’auteur ? Il est vrai qu’on est quelque peu lassés de tous ces ouvrages qui nous annoncent la fin des fins de notre système économique, alors que le dit système semble s’accommoder à merveille de ses optimistes détracteurs. Lordon fait son travail d’intellectuel, en rappelant la critique spinoziste de la liberté et en la reliant aux analyses de Marx. Il y a dans le livre, une belle étude des affects induits par les diverses formes du capitalisme depuis ses débuts. Toutefois, Lordon se trompe quand il doute de notre pouvoir révolutionnaire, il le fonde sur une critique justifiée du libre arbitre métaphysique, mais il méconnaît une autre forme essentielle de liberté, dont le statut est très différent, c’est la liberté politique. Il faut analyser la liberté autrement qu’il ne l’a fait, et ajouter d’autres critiques à la métaphysique qui soutient de part en part l’édifice libéral.

Ainsi cet article comprendra une reprise de sa critique du libre arbitre mais aussi une proposition pour la dépasser. Il se terminera par l’ajout de ce qui manque au livre de Lordon : une réhabilitation de la valeur morale reposant sur une conception de l’homme qu’il encourage mais esquisse trop vite dans son dernier chapitre et dont il ne mesure pas les enjeux.

CRITIQUE DE LA LIBERTE

Les hommes sont bien déterminés par des passions en première instance, mais ces passions sont elles-mêmes déterminées par des structures sociales en deuxième instance, dit-il. Ainsi échappe-t-il à la toute puissance du sujet, mais aussi au caractère anhistorique des structures. Il s’agit de prendre en compte le caractère décisif des émotions humaines, de leur accorder une influence concrète dans le devenir de la société. C’est l’importance des affects qui va introduire de la mobilité dans le désir « lorsque par exemple, le fonctionnement des structures passe aux yeux des individus un point d’insupportable ». Mais ce point d’insupportable découlerait, selon Lordon, d’autres déterminismes encore : il n’est pas l’expression de la raison. Ainsi, en dépit de la position d’entre-deux qu’il tente d’occuper, Lordon penche tout de même plus du côté du déterminisme qu’il ne veut bien l’admettre. Pour réhabiliter l’impact des décisions humaines il lui manque le concept de liberté politique tel qu’il a été pensé par Hannah Arendt, notamment.

Le libre arbitre, c’est soi-disant la possibilité de choisir avant d’agir, comme si nous échappions à toute influence ; c’est le leurre métaphysique du sujet qui s’imagine autonome. La liberté politique est bien différente, elle ne se place plus dans la délibération, avant l’action, mais au sein même de l’acte. Rien n’est plus artificiel et faux que de distinguer ce moment de la réflexion et celui de l’acte. On dit même aujourd’hui que la décision ne serait que seconde, comme une image un peu tardive de ce qui a eu lieu, qui s’est fait spontanément, et dont le reflet mental sous forme de choix illusoire ne serait qu’une retombée, après coup. Pour le dire autrement, l’action se produit avant la décision, cette dernière servant seulement à donner l’illusion que nous avons voulu que les choses aient lieu. Paul Jorion reprend cette analyse en s’appuyant sur les recherches d’un psychologue américain, mort en 2017:Benjamin Libet[1]

La métaphysique veut faire croire que le sujet choisit en dehors de toute détermination. Comment une telle absurdité peut-elle avoir autant de succès, voilà qui relève du plus grand des mystères. On voit bien la part de flatterie que contient l’énoncé… Quelle joie de se sentir démiurge ! Quelle force et quelle responsabilité !

La liberté politique prend son sens dans le pluralisme de la collectivité, par le biais de l’échange, elle s’appuie sur le groupe social qui seul donne des forces et un sentiment de légitimité. Ce n’est jamais un sujet seul qui décide, c’est une action impulsée qui se transforme soudain en nouvelle donne. Sans le mouvement pour les droits civiques, sans le verbe de Martin Luther King, sans le boycott de la compagnie des autobus, le geste de Rosa Parks serait resté anodin, c’est la collectivité qui en a assuré l’extraordinaire liberté. En ignorant cette forme, Lordon transforme malgré lui les hommes en automates passifs, encore et toujours ballottés par leurs désirs, il ne mentionne pas suffisamment l’efficacité de la raison, pourtant si présente dans l’Ethique de Spinoza dont il s’inspire tout au long du livre.

Chez Arendt, le niveau le plus haut de la liberté, c’est le trésor perdu des révolutions, le moment de l’effervescence et de l’émulation créatrice. Nous ne sommes ni des sujets, ni des automates mais des agents de l’histoire écrit-elle.

Le sujet tout puissant a donc disparu de l’univers arendtien comme de l’univers de Spinoza. Dans Condition de l’homme moderne, elle décrit la forme de cristallisation de la liberté politique. De nombreuses paroles sont lancées dans l’espace public, dit-elle, pour revendiquer d’autres droits. Il se peut qu’elles s’envolent à jamais, mais il se peut aussi qu’elles fassent mouche, tout de suite, ou beaucoup plus tard. L’erreur tragique consisterait à ne pas user de cette possibilité et de se taire. Les hommes ne croient pas en cette forme de liberté parce qu’ils s’imaginent n’avoir aucun pouvoir. On pense trop que la liberté se double d’une immédiate efficacité. Arendt insiste sur le fait que la liberté ne doit pas se confondre avec la souveraineté, c’est-à-dire avec l’idée que nous réussirons par libre décret à imposer nos vues. Il y a de l’impondérable, des conséquences imprévisibles, mais tout cela n’obère en rien le privilège humain qui consiste à innover, à produire des formes de vivre ensemble inédites. [2]Arendt a assisté dans son enfance aux Conseils à l’époque de la révolution spartakiste en Allemagne, et elle reste à jamais marquée par la force politique de ces mouvements spontanés. Son second mari, grand interlocuteur et inspirateur de son œuvre fut lui-même un spartakiste. En somme pour admettre cette autre forme de liberté il ne faut vraiment pas la confondre avec le libre arbitre.

[1]Paul Jorion Misère de la pensée économique Champs actuel 2015 pages 28 et 29

[2]Hannah Arendt Condition de l’homme moderne Presses Pocket page 313

Ce n’est pas le pouvoir de faire ce que l’on veut ni le pouvoir de décider, ni la satisfaction de se sentir puissant. On use de cette liberté chaque fois que l’on parle ou que l’on agit dans l’espace public, chaque fois que l’on s’exprime de manière nouvelle et inattendue pour protester contre l’inacceptable. Parfois, l’acte sera souverain, comme le fut celui de Rosa Parks, emblème de la liberté politique pour Arendt. Mais combien d’immolations sans effet, ou d’actes de rébellion réprimés pour si peu qui changent le cours des choses ? Continuons tout de même, il en va de notre humanité, la véritable liberté est la liberté politique. Nous sommes nés pour innover, aime-t-elle à répéter. Selon elle si les allemands n’avaient pas renoncé à cette liberté politique, le nazisme n’aurait peut-être pas connu l’essor que l’on sait. Arendt soutient que la liberté politique a été vécue en premier, dans la cité grecque, et qu’ensuite le christianisme l’a supprimée pour accorder aux hommes, à travers le supposé libre arbitre, le seul soin de veiller, non plus sur la cité mais sur leur âme.

Même si nous restons modelés par mille circonstances, même si c’est toujours la recherche de la satisfaction d’un désir qui nous meut, comment expliquer le basculement vers le changement ? Evoquant Mai 68, Lordon peut ironiser en reprenant la formule « les structures ne descendent pas dans la rue », adressée à Althusser, mais il ne nous explique pas ce qui s’est passé. Pourquoi, à ce moment là, ce besoin soudain d’échapper au carcan des mœurs et de l’autorité ? Les jeunes gens qui voulaient un libre accès aux chambres des étudiantes en Mars 68 étaient certes mus par leur désir, mais ceci n’avait rien de neuf. Qui leur a donné le sentiment d’être soudain dans leur droit ? Comment comprendre et n’attribuer qu’aux affects ces nouveaux désirs ? Pourquoi, au nom du refus de la métaphysique et de la pensée libérale, refuser d’accorder à l’homme un plein bon sens, une entière raison, qui certes ne se manifeste pas en toutes occasions ?

Le moment décisif, qui permet le retournement d’une situation reste imprévisible. Sous Pompidou, l’idée de devoir dépasser 500 000 chômeurs paraissait constituer un seuil de basculement. C’est justement parce qu’elle est inexplicable que la liberté existe, et que l’on peut toujours parler de son caractère extraordinaire et quasi miraculeux sans avoir besoin d’être pieux. En Mars 1968, les étudiants ont jugé intolérable que les filles restent enfermées dans leur chambre, les lycéens n’ont plus supporté l’estrade où étaient juchés leurs professeurs, les ouvriers n’ont plus admis d’être si peu payés. Pourquoi ? Lordon répond : nouveaux affects mais il n’en nomme pas un seul, et n’explique rien et pour cause, c’est bien dommage ! Pourquoi refuser de dire que soudain se déclenche une soif de liberté ? La raison permet d’échapper au statut d’automate manipulé par le groupe. La raison est, selon Spinoza, un levier qui permet de comprendre que nous sommes déterminés et grâce à cette compréhension, d’échapper en partie au déterminisme. Certes, passion et raison vont ensemble, mais tout ravaler à la force brute du seul désir est un peu court. Lordon souligne la diversité des individus mais il n’accorde pas à la différence de poids suffisant. Il reprend le terme de multitude, sans doute révélateur de sa conception de l’humanité comprise comme masse passive. Il néglige la puissance de l’esprit dans l’aventure humaine, comme si seul le penseur en possédait un ! A vouloir trucider à juste titre le libre arbitre, il jette le bébé avec l’eau du bain, la liberté est rare, mais elle est possible.

Elle a certes une définition étrange chez Spinoza, puisque les hommes libres sont ceux qui réalisent leur nature comme le montre très bien l’exemple de la vocation. Être libre c’est se connaître et se trouver. Même si la liberté consiste à comprendre la nécessité, la raison permet de repérer ce qui apporte de la joie et de de le désirer ! Le désir peut donc se montrer clairvoyant. Il y a invitation à la sagesse chez Spinoza. Tout simplement, la liberté ne consiste pas à faire ce que l’on veut, à décider dans le vide, mais à choisir dans la réalité, les meilleures rencontres, les meilleures opportunités, à faire coïncider nos besoins et les possibilités offertes.

La liberté ne consiste pas à se poser en démiurge, en détenteur d’une volonté infaillible, c’est un apprentissage souvent douloureux, elle est toujours activée par des motifs, et en ce sens elle n’est jamais totale ; le leurre consiste justement à penser qu’elle pourrait l’être.

Au niveau politique, la liberté consiste à participer aux affaires humaines, à s’exprimer dans l’espace public, de vive voix autrefois et par le net aujourd’hui. La liberté avance quand de nouveaux droits sont reconnus. Certes les hommes sont la plupart du temps déterminés par des affects venus de leur modèle social, mais ils peuvent aussi, de manière imprévisible, s’en détourner. Selon Lordon, cela s’explique par un nouveau déterminisme, mais nulle part il n’en donne un exemple concret, et pour cause. Nous avons bel et bien une faculté d’agent libre, qui à certaines occasions se met en branle. Pouvoir mystérieux, assurément. Au nom du matérialisme on ne saurait nier le pouvoir de l’esprit. Spinoza unit l’âme et le corps, mais ce n’est pas pour en déduire que le corps a tous les pouvoirs.« Nul ne sait ce que peut le corps ».

CRITIQUE DE LA NOTION DE SUJET ET DE LA MORALE

En finir avec le libre-arbitre suppose la démolition du sujet, seigneur et maître. A la fin du livre, Lordon souligne à quel point nous sommes en permanence en interaction avec ceux qui nous entourent. Cette dépendance aux autres, il faut s’en réjouir car c’est une richesse, dit-il.

Hélas, il reste à son insu prisonnier de la métaphysique qu’il dénonce en utilisant un vocabulaire fâcheux : celui d’insuffisance ontologique pour désigner les sujets que nous sommes. Il est ainsi bien loin de Simondon, qu’il cite pourtant. Selon Simondon, nous sommes par définition, des êtres de relations en perpétuelle transformation. Cet état n’a rien d’une infirmité et ne souffre absolument pas d’être perçu comme négatif ! Notre lien aux autres n’est pas seulement utilitariste ou économique, c’est le fondement de notre identité, nous n’existons qu’à travers les autres et en fonction d’eux. C’est un retour à l’évidence dont nous a privés Descartes. Les autres sont toujours déjà là, avec nous, en nous, et nous ne sommes rien sans eux. La pure folie, le pur délire solipsiste a réussi à faire admettre l’idée hallucinante d’un sujet Robinson ! Les candidats à la vie éternelle sur une île déserte où l’autre ne serait enfin plus un obstacle à leur liberté imaginaire ne sont pourtant pas légion...Penser l’être comme toujours déjà relié aux autres ou à son entourage, c’est une manière de nous installer dans une relation morale, dans un élan de sympathie avec ceux qui nous construisent..

Mais lorsqu’il cite la fameuse phrase de Spinoza, « Rien n’est plus utile à l’homme que l’homme » il la réduit à son sens utilitariste qui n’est pourtant pas la tonalité de l’éthique. Spinoza veut la béatitude, certes mais elle est sagesse et spiritualité autant que jouissance. Lordon entend se débarrasser de la morale en attaquant le concept de légitimité. C’est une manière de céder au postmodernisme ambiant. Les hommes ont envie de vivre ensemble de manière harmonieuse et paisible, pourquoi enlever de la légitimité à ce désir et transformer cette exigence raisonnable en simple affect relevant de l’intérêt ? La pensée de Spinoza ne sépare pas l’esprit du corps et ne consiste certainement pas à détrôner l’esprit, elle lui enlève seulement de sa superbe.

La critique des fondements du libéralisme s’arrête donc en chemin. A celle du libre arbitre et de la toute puissance du sujet, il faudrait ajouter une réhabilitation de la morale et la certitude que les désirs ne sont pas strictement égoïstes ; ce qui décidément satisfait beaucoup les libéraux .

Le libéralisme ne prône aucune morale si ce n’est le respect de la liberté. Il voit dans tout acte généreux la recherche d’un intérêt sous-jacent. L’égoïsme y passe pour vertu, puisque la rivalité est le nerf de la compétition et de la fortune. Si au lieu de poser les hommes opposés les uns aux autres comme le firent Hobbes et Sade, on les pense enfin comme profondément interdépendants par essence, on n’a plus aucune difficulté à fonder la morale. Elle n’est pas un sursaut de la raison salvatrice, on n’a plus besoin du noumène kantien pour la rendre envisageable, elle est au fond de nous, toujours déjà là, et c’est ainsi que nous aidons les autres, quand nous le pouvons, sans réfléchir, ne serait-ce qu’en indiquant son chemin, à celui qui ne connaît pas la ville comme le disait déjà Ciceron.

La phrase de Spinoza, au début du Traité politique :« Il faut considérer les hommes tels qu’ils sont et non tels que l’on voudrait qu’ils fussent »[1] obnubile Lordon. C’est la raison pour laquelle il refuse le postulat anarchiste et admet seulement que les hommes sont bons ou mauvais selon les circonstances.

« L’homme n’est pas un empire dans un empire »a écrit Spinoza. Il fait partie de la nature, ses passions sont aussi inévitables que les déchaînements naturels, colère et tempête, haine et orage appartiennent à l’empire, et ne sautaient être blâmables en tant que telles. Ainsi se présente le refus moral de Spinoza. Cependant son livre a pour titre l’éthique, il est donc à sa façon, à son tour un moraliste. On trouve dans l’éthique une sorte de catéchisme indiquant où est le bien : l’amour, la magnanimité, les bonnes relations sociales, la confiance, e soin des pauvres, le mariage, l’honnêteté, la modestie, le refus de l’enrichissement par l’argent.[2] Ce qui distingue l’éthique d’un pur catéchisme, c’est que les vertus énumérées correspondent à des affects joyeux qui devient le critère de leur moralité. Spinoza ne craint pas de dire où est le bien, même en politique, puisqu’il choisit la démocratie comme modèle : « Le pouvoir absolu , s’il existe, est véritablement celui que détient la multitude toute entière . »[3]

L’état n’a pas pour but de faire vivre les hommes dans la crainte selon Spinoza, si ses lois sont justes, les hommes développeront leurs meilleures qualités, et si les vices des citoyens resurgissent il faudra en imputer la faute à l’état. Comment ne pas reconnaître ici l’incroyable intuition de ce que seront les superstructures chez Marx ? Cette intuition aurait pu faire dire de manière explicite à Spinoza que beaucoup de vices disparaîtront quand les institutions seront meilleures. Il restait toutefois prisonnier de son époque, comme nous tous, en décrivant certains traits rédhibitoires de la nature humaine. Cela n’enlève rien à son génie, au caractère révolutionnaire de sa pensée, mais permet de montrer que la nature humaine est un leurre comme nous le dit Marx ; ce que Lordon semble avoir du mal à croire.

Spinoza ne voyant que des femmes en état de servitude, les a crues définitivement inférieures, il n’a pas perçu la coercition exercée sur elles ; c’est d’autant plus regrettable qu’il avait pensé la possibilité de se délivrer des servitudes grâce au levier de la raison !

Voici donc en quels termes s’achève le Traité politique : « ll est permis d’affirmer absolument que les femmes ne sont pas par nature égales en droit avec les hommes, qu’elles sont nécessairement inférieures et que par conséquent, il est impossible que les deux sexes gouvernent également et encore bien moins que les femmes régissent les hommes. »

Spinoza ne pouvait pas non plus imaginer à son époque, qu’un système économique dominant encouragerait autant l’égoïsme. Si le but est de tirer parti de ces deux philosophes, pourquoi ne pas tenir compte de l’analyse décisive de Marx ? Les sentiments, la morale sont le reflet de la classe dominante. Les hommes ne sont pas plus égoïstes que les femmes sont inférieures.

A accorder tant de place aux intérêts et aux motifs passionnels, Lordon finit par douter de la grandeur de la raison. Reprendrait-il à son compte la belle formule de Badiou ? : Refusons de vivre sans idée ! Assurément, nous savons que Lordon met tout en œuvre pour que l’on puisse franchir le pas, sortir du capitalisme. Il ne se satisfait pas de ceux qui croient pouvoir moraliser la finance. On peut regretter seulement que sa lecture de Spinoza serve de frein à son optimisme .

[1] Spinoza Traité politique Vrin 1968 page 29

[2]Spinoza Ethique Appendice à la partie IV

[3]Spinoza Traité politique Vrin Ch VIII§3 page 155

* Annie COLL vient de publier chez L’Harmattan « Pour en finir avec le loup libéral »