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Liban : les desseins impériaux à l’épreuve du réel

jeudi 29 mai 2008, par Amitié entre les peuples

Entretien avec Gilbert ACHCAR

28 août 2006
n°3371
Le monde a assisté, en juillet-août 2006, à une guerre d’Israël contre le Hezbollah et contre le Liban tout entier, en même temps qu’une offensive d’envergure à Gaza contre le Hamas, mouvement majoritaire au Parlement palestinien. Pour mieux comprendre la portée de ces événements à partir des complexités propres au terrain libanais, mais aussi dans leur contexte régional et international, Mouvements a voulu consulter Gilbert Achcar, politologue et militant d’origine libanaise, enseignant à l’Université de Paris VIII et chercheur associé au Centre Marc Bloch (Berlin). Son Choc des barbaries (2e éd. 10/18, 2004) a été traduit dans plusieurs langues et son livre de dialogues avec Noam Chomsky, Perilous Power, paraît prochainement (Penguin, Londres, pour l’édition originale – Fayard, Paris, pour l’édition française).

Mouvements : Le Hezbollah (Parti de Dieu), acteur-clé de la guerre qui vient d’avoir lieu, occupe désormais une place centrale dans le conflit israélo-arabe et sur tout l’échiquier stratégique moyen-oriental. Examinons cette organisation, si tu veux bien, dans son contexte libanais et régional. Dans tes commentaires récents, tu soulignes les atouts politiques du Hezbollah, sa légitimité acquise au Liban et bien au-delà grâce à sa résistance contre l’occupation israélienne, son rôle de coordinateur d’un impressionnant réseau de distribution d’aide sociale, son habileté en tant qu’appareil dans le paysage politique libanais, sa capacité à trouver un soutien bien au-delà de la communauté chi’ite. Il y aurait aujourd’hui, au Liban, une puissante dynamique d’union qui inclut et renforce le Hezbollah en tant qu’acteur-clé du système politique. Mais il y aurait également beaucoup à dire sur son discours politico-religieux, sur sa tendance à confessionnaliser, voire à ethniciser le conflit avec Israël. Les mouvements anti-guerre et anti-impérialistes de gauche rencontrent aujourd’hui un acteur souvent mal connu, que certains n’hésitent pas à saluer en « allié », tandis que d’autres restent plus circonspects, voire méfiants. C’est une organisation complexe et en pleine mutation. Quelle analyse en fais-tu ?

Gilbert Achcar : Remontons d’abord aux origines : le Hezbollah est né au croisement de l’onde de choc de la révolution iranienne (1979) et de la situation créée au Liban par l’invasion israélienne de 1982. La révolution iranienne a donné une impulsion formidable à l’intégrisme islamique dans le monde musulman en l’aidant à occuper le terrain laissé vide par l’échec des nationalismes plus ou moins progressistes et de la gauche radicale – le terrain des luttes contre la domination occidentale et ses alliés despotiques locaux (la révolution iranienne, rappelons-le, a renversé le régime du Chah, un des principaux alliés des Etats-Unis au Moyen-Orient).

Le Hezbollah naquit à partir d’une radicalisation dans le milieu des chi’ites libanais, le milieu le plus réceptif à l’influence de la révolution iranienne par affinité confessionnelle. Parmi les chi’ites, il se trouvait déjà un autre mouvement communautaire, le Mouvement des déshérités (Amal), non intégriste, mais également fondé par une figure religieuse, Moussa Sadr, « disparu » lors d’une visite en Libye en 1978. L’invasion israélienne de 1982 précipita une radicalisation au sein d’Amal et l’émergence d’une aile se réclamant de la révolution iranienne. Celle-ci se construisit avec l’aide directe de Téhéran, en investissant le terrain de la lutte contre l’occupation. Les fonds iraniens, intelligemment utilisés, servirent au Hezbollah à mettre sur pied un réseau d’aide sociale et à se construire ainsi une basse de masse au sein de la communauté chi’ite.

Le Hezbollah a mené au départ un combat farouche contre ses concurrents en milieu chi’ite. L’une des forces qu’il considéra comme un rival à abattre fut le Parti communiste libanais, dont l’implantation chi’ite était importante et qui avait pris l’initiative de la résistance anti-israélienne. Avec les communistes, le combat ne fut pas seulement idéologique : le Hezbollah est fortement soupçonné d’avoir été derrière l’assassinat de plusieurs des personnalités communistes chi’ites les plus en vue. Après les premières années marquées par une concurrence impitoyable, le Hezbollah a établi un modus vivendi avec les autres organisations présentes en milieu chi’ite (Amal, Parti communiste libanais, Parti national social syrien, etc.). Et lorsqu’en l’an 2000, Israël choisira, contraint, d’évacuer la dernière portion du territoire libanais occupé en 1982, le Hezbollah revendiquera le prestige de cette victoire – à juste titre, certes, mais en occultant aussi le rôle non négligeable des autres courants, laïques ou de gauche, dans la résistance.

Au fil des ans, le Hezbollah a opéré une mutation, son statut de parti de masse l’emportant progressivement sur son rôle d’organisation de la résistance armée, jusqu’à devenir dominant. Reprenant le concept forgé par Annie Kriegel pour le parti communiste français, un sociologue libanais a décrit le Hezbollah comme une « contre-société ». À l’instar des partis ouvriers de masse, le mouvement chi’ite a organisé des services sociaux de tout genre. Il a investi le champ politique et institutionnel à partir des années 90, devenant l’une des forces majeures de la scène politique libanaise. Le parti dispose aujourd’hui d’une fraction parlementaire et de deux ministres. C’est la force de loin la plus populaire dans la communauté chi’ite, la plus nombreuse des communautés libanaises : sa légitimité paraît donc inattaquable.

Tout ce que je viens de dire n’est pas en contradiction avec le fait que l’idéologie originelle du Hezbollah est intégriste. Mais l’intégrisme islamique est multiple et différencié : entre une organisation de masse comme le Hezbollah et un réseau terroriste « substitutiste » comme Al-Qaida, il y a la même différence qu’il pouvait y avoir entre le Parti communiste italien et les Brigades rouges, se réclamant pourtant tous deux du « communisme ». Washington et Israël qualifient le Hezbollah d’« organisation terroriste » et l’accusent d’avoir mené des opérations dites « terroristes » – y compris contre des cibles civiles au Liban ou à l’étranger, même si c’est loin d’être prouvé et le Hezbollah le conteste. Mais en tout état de cause, cela fait très longtemps qu’il n’y a pas eu une seule opération « terroriste », au sens d’une opération visant délibérément des civils, imputable, ou même imputée, au parti.

Bien qu’il maintienne un bras armé important, que l’on a vu à l’œuvre dans la récente guerre, la lutte armée – même la plus légitime – est devenue une activité secondaire pour le Hezbollah, en comparaison de ses activités de parti politique. Après l’évacuation de 2000, les opérations militaires sporadiques du parti se sont inscrites dans la guerre de basse intensité qui s’est poursuivie avec Israël. Mais le Hezbollah a conclu en 1996 un accord avec le gouvernement israélien visant à épargner les civils, et il a mieux respecté cet accord que ce dernier. L’opération du 12 juillet qu’Israël a saisi comme prétexte pour lancer son agression prenait d’ailleurs pour cible des soldats, et non des civils. Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah, a souligné dans un discours le fait que son organisation n’avait commencé à bombarder le nord d’Israël – à l’aveuglette, vu le type de missiles dont ils disposent – qu’en riposte aux bombardements israéliens qui visaient délibérément des zones civiles.

Une autre spécificité du Hezbollah par rapport à la gamme de l’intégrisme islamique tient à la spécificité du Liban : puisque c’est un pays multiconfessionnel où les chi’ites, tout en étant la communauté la plus nombreuse, ne sont pas majoritaires au point de briguer un exercice exclusif du pouvoir, et puisqu’une partie importante de la population n’est pas même musulmane, le Hezbollah a renoncé à appliquer son programme intégriste de « république islamique » au Liban. Il se revendique toujours idéologiquement du modèle iranien, mais il se contente d’être au Liban une force politique communautaire, pleinement impliquée dans le jeu politique interconfessionnel – aujourd’hui par le biais d’une alliance avec le général Michel Aoun, principale figure au sein de la communauté chrétienne maronite.

Comme la quasi-totalité des courants intégristes musulmans, le Hezbollah ne remet nullement en question l’ordre socio-économique néolibéral en vigueur au Liban. Il est vain d’essayer de le peindre en rouge comme certains sont tentés de le faire à l’extrême gauche. Ce n’est pas le rôle des progressistes de soutenir le Hezbollah. Leur rôle est de s’opposer à l’agression israélienne, de défendre la souveraineté du Liban face à tous les Etats qui empiètent sur cette souveraineté – Israël et les Etats-Unis, mais aussi la Syrie qui fut farouchement combattue par la gauche libanaise et les Palestiniens en 1976. Les progressistes qui veulent soutenir la résistance libanaise contre l’agression israélienne doivent soutenir les forces progressistes libanaises, toujours présentes. Ainsi, le Parti communiste libanais a perdu plusieurs de ses membres au combat contre la dernière agression israélienne. La situation est somme toute assez classique : l’histoire a connu maintes luttes de libération nationale menées par des organisations conservatrices sur le plan social.

M. : Que penser de la rhétorique antisioniste du Hezbollah qui dérive vers un antisémitisme très explicite ?

G.A. : C’est le même problème qu’il y a avec le régime iranien et les déclarations négationnistes grotesques de son président. Cela empêche-t-il de s’opposer à toute action militaire des Etats-Unis contre l’Iran ? Absolument pas. Il ne s’agit nullement de s’identifier avec toute direction, quelle qu’elle soit, qui exprime une souveraineté nationale ou une résistance nationale à un moment donné, mais bien de s’opposer aux agressions impériales – c’est en cela que consiste la position de principe. Pour le reste, c’est aux peuples eux-mêmes de trouver leur chemin. Il faut éviter deux écueils : le premier consiste à ne juger une force que par son idéologie et aboutir à des discours du type de celui que Bush a tenu récemment sur l’« islamo-fascisme ». L’autre écueil consiste à ne voir dans le Hezbollah que sa défense de la souveraineté nationale, une pratique anti-impérialiste, qui aurait pour originalité d’avoir un vernis religieux sans importance. Or, le Hezbollah est une organisation dotée d’une vision des rapports sociaux et de genre qui est déterminée par son intégrisme religieux : elle est donc bien ancrée à droite sur ces terrains-là.

M. : Quels effets ce conflit va-t-il produire sur la société libanaise, compte tenu du système communautaire et de toute une série d’oppositions qui se superposent et parfois brouillent le paysage politique : pro contre anti-syriens ; groupes sociologiquement dominants (sunnites, maronites, druzes peut-être) contre groupes dominés (chi’ites, réfugiés palestiniens) ; partisans d’un certain sécularisme contre « fous de dieu » ; partisans d’un Liban pro-occidental ou « neutre » contre panislamistes ou panarabistes, etc.

G.A. : Le Liban, depuis qu’il existe en tant qu’Etat indépendant (avec ou sans guillemets), est le terrain de conflits régionaux et internationaux qui le dépassent. C’était l’un des théâtres de ce que Malcolm Kerr a appelé la « Guerre froide arabe », ainsi que de la Guerre froide tout court.

En 1958, la première guerre civile dans l’histoire du Liban indépendant résulta du choc entre, d’une part, l’impact du nassérisme égyptien avec son appel à l’unification de la nation arabe inaugurée par l’union syro-égyptienne, et, d’autre part, le rejet de cette perspective par une fraction de la population libanaise, notamment parmi les chrétiens, et son soutien à la doctrine Eisenhower et au pacte de Bagdad, c’est-à-dire à l’insertion du Liban dans le dispositif stratégique anglo-américain à l’échelle régionale.

Cette première guerre civile s’était soldée par un compromis installant au pouvoir le général Fouad Chéhab, qui gouverna sur un mode bonapartiste. Ce compromis a éclaté en 1967 sous l’impact de la guerre israélo-arabe, dans laquelle le Liban n’a pas été impliqué directement, mais dont il a subi les conséquences puisqu’elle a mené à la radicalisation des Palestiniens. Le Liban étant, après la Jordanie, le pays qui accueille le plus grand nombre de réfugiés palestiniens, cela a naturellement eu des conséquences, amplifiées par la radicalisation d’une fraction des Libanais, tandis qu’une autre fraction se jetait de nouveau dans les bras de Washington.

suite de l’entretien sur :

http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article3371

* Propos recueillis le 28 août 2006 par Jim Cohen, avec la collaboration de Dimitri Nicolaïdis. Publié dans la revue « Mouvements », n° 47, septembre -octobre 2006.