« Les transparents »
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Source AGORAVOX
Chacun sait que l’intimité désigne ce qui est privé, personnel, ou intérieur. Mais l’ « extimité » ? Ce néologisme créé par Jacques Lacan a été repris avec un sens différent par Serge Tisseron qui le définit dans « L’intimité surexposée » comme un « mouvement qui pousse chacun à mettre en avant une partie de sa vie intime, autant physique que psychique ». Pour lui cette extériorisation de soi utilisée par les jeunes sur la toile ne doit pas être confondue avec l’exhibition, car elle vise à se réapproprier son monde intérieur grâce aux échanges et réactions qu’il suscite avec les autres.
A priori tout semble donc opposer l’intimité et l’extimité. L’intimité s’intéresse peu au paraître car elle cherche surtout à préserver une différence entre soi et l’Autre qui lui sert à affirmer son être et persévérer dans son identité. Elle pourrait se représenter comme une maison familiale qui accueillerait volontiers des invités variés mais qui cependant protègerait ses occupants. A l’inverse l’extimité ressemble davantage à une maison transparente offerte aux regards extérieurs, mais d’où l’on peut aussi contempler le monde. Cet espace plus ouvert aux autres est à l’image de ces réseaux publics tels que Facebook, Myspace ou Twitter que les jeunes investissent pour partager des moments de leur vie personnelle. Sur ces réseaux la similitude des communicants est plutôt la règle car elle vise notamment à renforcer l’estime de soi dans le miroir d’autrui. On voit par là que l’intimité et l’extimité se distinguent surtout par l’affirmation plus ou plus ou moins forte d’une limite mentale entre soi et le monde qui signe le processus identitaire. Trop de séparation et le sujet risque de se fermer, pas assez il est menacé de se perdre.
Jean-Marc Manach, dans un article du Monde du 8 janvier intitulé : « Vie privée : le point de vue des "petits cons" » cite Josh Freed, un célèbre éditorialiste canadien, qui évoque la fracture actuelle qui existe entre la génération des « parents » et celle des « transparents », la première passant son temps à protéger sa vie personnelle quand la seconde ne semble pas en avoir. Il est vrai que celle-ci a toujours été prise dans une maîtrise de l’image qui, commencée avec l’échographie, s’est poursuivie avec les vidéos et photos numériques mises en ligne témoignant de la réussite des géniteurs et du charme de leurs rejetons. Du coup les « transparents » ne perçoivent pas les risques éventuels d’une société de surveillance à laquelle ils ont été conditionnés très tôt, alors que leurs parents ressentent ce danger pour eux-mêmes. Et l’on arrive à ce paradoxe que l’espace public en ligne est ressenti comme plus privé par les adolescents que celui de la famille parce qu’il privilégie les relations avec des pairs jugées moins dangereuses qu’avec les parents, du moins tant qu’ils n’ont pas acquis la force de se confronter à eux. Ainsi les minuscules différences qu’ils affichent avec leurs semblables sont autant de victoires potentielles sur les écarts plus grands qu’ils pourraient un jour opposer à leur famille pour devenir adultes.
La situation est finalement plus critique pour les parents qui doivent apprendre à mieux maîtriser les nouvelles technologies alors que leurs enfants ignorent habituellement ces difficultés. De plus cet écart d’aptitude entre les générations creuse encore plus la suspicion des uns face aux dangers que les ados pourraient rencontrer sur le net. Ceux-ci sont bien réels, mais probablement surévalués par les parents ce qui renforce une surveillance de leur part qu’ils sont les premiers à craindre pour eux-mêmes. Car dans cette ère de la peur généralisée ils soupçonnent non sans raison que Big-Brother les guette quand ils n’ adhèrent pas eux-mêmes à des thèses complotistes. L’étalage de l’intimité de leurs enfants sur le net leur est insupportable même s’il ne s’agit en réalité que d’une pâle redondance d’images et de confidences que les célébrités affichent partout. A terme la solution ne peut donc pas être un simple contrôle de l’accès à l’internet. Elle réside plutôt dans une recherche de dialogue sur ces technologies et sur les décodages nécessaires à partager en famille pour différencier l’imaginaire et le symbolique, le virtuel et le réel ou pour relier un matériel brut à des vécus émotionnels et des contenus mentaux susceptibles de relancer une communication souvent insuffisante entre les générations.
Mais la question est alors de savoir si les parents sont bien armés pour aider leurs ados à réfléchir sur des techniques qu’ils maîtrisent peu ou mal tout en étant eux-mêmes souvent devenus les accros d’une modernité qu’ils dénoncent par ailleurs. Car beaucoup de relations actuelles qui étaient autrefois privées se déroulent à présent de façon transparente, comme l’utilisation du portable en public qui abolit les anciennes limites de la confidentialité. Et quand celles-ci se maintiennent cela entraine souvent une image négative de secret coupable parce qu’il est devenu bien plus suspect de cacher des choses que de les montrer. Ainsi le prix à payer pour l’ utilisation des nouvelles technologies, source importante de reconnaissance sociale, est une transparence nouvelle des individus qui n’est pas sans rappeler les scanners corporels des aéroports à cette différence près que le psychique y est tout autant dévoilé, bien plus efficacement même qu’avec les appareils d’imagerie cérébrale.
Car ces nouvelles technologies rendent possible une traçabilité ahurissante. Notre portable nous rend presque constamment géolocalisable. Nos communications et nos e-mails peuvent être interceptés à tout moment. Les sites que nous visitons traduisent nos intérêts, nos goûts et nos fantasmes. Des caméras enregistrent nos déplacements. Les radars veillent. Hadopi surveille. Notre carte bleue mémorise nos dépenses avec le lieu et l’heure d’achat, mais aussi toutes les données personnelles nécessaires à son établissement. Nos sites et autres blogs affichent notre vie privée et nos opinions. Des serveurs en ligne gardent en mémoire nos photos de famille ou des données confidentielles. La carte Vitale recense nos problèmes de santé bien plus efficacement que la Stasi n’espionnait en RDA. Les achats en grande surface et cartes de fidélité gardent aussi de nombreuse informations sur nous pendant que les prêts bancaires ou assurances donnent un état complet de nos ressources. D’où il ressort, contre toute attente, que les parents sont tout autant exposés à être visibles et « transparents », sinon plus, que leurs enfants « twitters ».
La technocratie actuelle est ainsi devenue en même temps ce qui favorise une reconnaissance sociale externalisée à forte composante narcissique : l’extimité, signe d’apparente réussite, et ce qui tend à réduire la vie personnelle ou démoder l’intimité. Le résultat de ces deux phénomènes complémentaires est probablement l’ émergence d’une nouvelle forme d’identité moins liée à une histoire et à un espace donnés, en raison de l’affranchissement des limites et du temps que ces techniques autorisent, avec pour corollaire l’addiction implicite à une « servitude volontaire » consubstantielle à cette « transparence ». Toute la question est de savoir si les personnes élevées dans une plus grande indifférenciation psychique entre soi et le monde seront suffisamment libres et réactives pour tenter de résoudre les nombreux défis qui se posent à notre modernité et si cela n’interfèrera pas sur leur aptitude à penser les différences et à créer d’ authentiques relations humaines. Parallèlement on se demandera si cela ne risque pas d’augmenter le nombre de sujets borderlines sans peau psychique, fragiles moutons influençables par n’importe quelle idéologie ou par un « principe de précaution » dévoyé par des gouvernants peu scrupuleux. D’autant que celui-ci trouve toujours une caution scientiste dans des technologies qui sont davantage le problème que la solution parce qu’elles sont impuissantes à résoudre les questions existentielles inséparables de la condition humaine.
Il apparaît aussi par défaut que les moyens sophistiqués évoqués plus haut ignorent une frange croissante de la population que leur paupérisation laisse totalement en marge de ces questions. Ces personnes qui n’intéressent pas grand monde ne sont pas menacées de transparence : elles sont déjà invisibles. Et puisque les politiques s’intéressent surtout à leur propre visibilité il peut être prudent de garder une vigilance citoyenne sur les réponses qui seront apportées à ces différentes interrogations, car elles dessinent déjà un monde futur dans lequel l’aveugle désir des hommes semble toujours régner en maître.
Astus