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Les spinosants E Morin

vendredi 10 janvier 2014, par Amitié entre les peuples

II. - Les spinosants
Le Monde DU 12.10.89

J’ÉTAIS allé porter au nettoyage un costume d’été en coton léger. Au moment de le reprendre, mon pantalon fut aussitôt trouvé, mais non la veste. Le préposé inspecta à plusieurs reprises les vestes alignées, téléphona au sous-sol, vérifia que la veste n’était pas dans une machine ou rangée pour une seconde opération de nettoyage, mais la veste demeura introuvable et on me demanda de revenir le lendemain. Le lendemain, même scène, mêmes vérifications vaines, jusqu’au moment où le blanchisseur vérifia distraitement du côté des chemises et la découvrit par son numéro.

Effectivement cette veste avait une forme de chemise et, détachée de son pantalon, pouvait naturellement être considérée comme chemise ; mais, en présence du pantalon, elle devenait veste. Ainsi cette veste en forme de chemise, cette chemise faisant veste, n’avait de nom en aucune blanchisserie, où il n’y avait aucun concept comme « vestise » ou « chemeste » qui aurait pu la désigner. Et j’ai pensé : voilà ce qu’il en est de nous. Nous n’avons pas de nom à nous. Nous sommes des hybrides, des bâtards, des métis qui ne sont même pas reconnus comme tels. On veut nous classer de force dans l’une des deux catégories dont on fait et on ne fait pas partie.

Quand on ne peut entrer dans des catégories mutilantes, il faut proposer des catégories plus complexes. Il y a un terme, « marrane  », qui porte en lui la double identité. Les marranes sont les juifs espagnols convertis qui ont gardé plus ou moins longtemps leur identité juive à l’intérieur de leur identité espagnole. Mais le terme marrane connote une conversion de peur. Je me suis nommé « néomarrane » et je crois que les juifs laicisés sont en fait des néomarranes ou plutôt des spinosants. Le spinosant est celui pour qui le mot juif, cessant d’être substantif, devient adjectif ; c’est un adjectif parmi d’autres, mais pas de même nature que les autres, parce qu’il porte en lui beaucoup de souffrances et une insondable différence. Le néomarrane, lui, porte en lui, en même temps que cet adjectif, de multiples communautés et une double différence.

Abraham, Moise et la suite

Situons-nous tout d’abord par rapport à la religion de Moise. Je suis de ceux qui non seulement sont incapables de croire en une religion révélée, mais je suis aussi de ceux qui n’enferment pas la religion juive dans son ultime avatar après l’an 70 de son ère.

Rappelons que le concept religieux de juif a subi de grandes variations historiques, des expressions diverses et divergentes ; ainsi la religion actuellement orthodoxe est la fille d’une des sectes, celle des formalistes pharisiens, née deux siècles avant notre ère, alors qu’il y avait, sous l’occupation romaine, les conservateurs élitistes sadducéens, les nationalistes zélotes, les mystiques esséniens, et enfin les disciples du juif Jésus qui se différencièrent de la souche sous l’impulsion du juif ex-pharisien Saül de Tarse, devenu Paul.

La richesse polymorphe du judaisme avant l’an 70, elle-même fruit de l’immersion de la culture juive dans le monde gréco-latin, a éclaté en miettes après 70 et la secte des pharisiens est devenue religion officielle. Mais je peux, sans être pour autant chrétien, préférer le message du juif Jésus, qui comporte miséricorde et qui, avec Paul, s’est ouvert sans équivoque aux Grecs et aux gentils. Je peux répugner à la fermeture orthodoxe de cette religion qui, prise à la lettre, interdit toute commensalité avec le gentil. Je peux, comme Spinoza, être étranger à toute idée de peuple élu. Je peux et veux fonder ma philosophie sur le message de la démocratie et des philosophes d’Athènes et non sur celui des Tables de la Loi.

Ecoute, Israël

En ce qui concerne Israël, je ne suis pas seulement de ceux qui n’envisagent pas de devenir israélien, mais je suis de ceux qui se refusent à être des machines à justifier Israël, et je suis de ceux qui reconnaissent les même droits au peuple palestinien et au peuple israélien.

Tant qu’Israël était menacé plus que menaçant, tant qu’il apparaissait comme une nation démocratique exemplaire dans un voisinage despotique et rétrograde, tant que ses ennemis proclamaient ouvertement leur intention de l’anéantir, alors il n’y avait pas de fossé trop profond entre les juifs soucieux essentiellement que le génocide qui avait frappé les juifs d’Europe ne se reproduise pas pour la nation israélienne et ceux qui s’étaient identifiés profondément à cette nation et approuvaient systématiquement tout ce que faisait son gouvernement. Mais les mesures punitives à l’intérieur et les expéditions punitives à l’extérieur, l’occupation de la Cisjordanie, la guerre faite au Liban, le siège de Beyrouth et enfin la répression de plus en plus sévère de l’intifada, tout cela ruine l’image exemplaire d’Israël et indique une dérive historique tragique.

Le sionisme communautaire et le socialisme des fondateurs a été dévoré par une société « normale », laquelle est en cours de se faire dévorer par le nationalisme et un nouveau colonialisme. Tsahal, instrument de survie d’Israël, est devenue la solution à tout problème. On va vers une « sud-africanisation » d’un type nouveau. Quand on s’est efforcé toute sa vie de se refuser à l’indignation borgne et à la justification unilatérale, on ne peut fermer l’oeil critique et justifier Israël. Mais le pire est toujours justifié par les officiels du judaisme français qui continuent à faire d’Israël la jeune vierge du Cantique de Salomon et qui voient tout au plus d’inévitables bavures là où est en train de s’opérer un changement de nature.

L’horrible processus génocidaire de 1942-1945 ne conduit pas à sacraliser l’Etat d’Israël de 1989. Shoah ne doit pas vouloir dire qu’on doit continuer à considérer comme des victimes ceux qui tirent par balles sur des enfants palestiniens lanceurs de pierres, ainsi que ceux qui approuvent ces meurtres.

Ceux que leur particularité juive avait amené à se sentir solidaires de tous les persécutés se voient aujourd’hui tragiquement confrontés à un Israël nationaliste, dominateur, arrogant, répressif, qui sera irrémédiablement entrainé dans une dérive fatale pour ses voisins et lui-même si des interventions internes et externes ne se conjuguent pas pour arrêter ce processus.

En ce qui concerne l’idée de peuple juif, je suis de ceux chez qui cette notion de peuple s’est estompée. Je suis de ceux qui demeurent dans l’univers syncrétique et laique où ils se sont formés, je suis de ceux qui ont pris femme ou mari chez les gentils, qui ont des enfants, et ceux-ci, à la différence du chat de Schrödinger, lequel s’est trouvé coupé en deux demi-chats, ne sont ni demi-juifs ni demi-gentils.

Mais surtout je suis de ceux qui ne peuvent accepter que la singularité unique du destin juif nourrisse une fermeture particulariste par rapport aux autres expériences atroces, aux autres dénis de justice, aux autres horreurs de l’Histoire.

La conscience d’Auschwitz ne me fait pas penser que cette horreur transcende l’Histoire. Il a fallu le traité de Versailles de 1918 et la crise économique de 1929 pour créer les conditions favorables audéferlement de l’antisémitisme nazi en Allemagne. Si l’extermination est virtuelle dans la haine atroce portée aux juifs dès Mein Kampf, il a fallu attendre l’année de guerre paroxystique de 1942 pour que Hitler décide de la solution finale. En outre, le sort inique fait aux juifs n’a pas été unique. Shoah, le mot est très juste en hébreu, mais moi je dis tentative d’extermination ou de génocide, et cela a frappé aussi les Tziganes. D’autres ont été massacrés par Hitler, et bien d’autres, plus nombreux encore, par Staline.

Je suis de ceux qui ne se sentent nullement représentés dans l’image punitive du juif, pourchassant quarante-cinq ans après les bourreaux devenus séniles, poursuivant en justice tout propos antisémite, extorquant même une éructation au premier Autant-Lara venu pour le désigner à la vindicte. Je suis de ceux qui ne renvoient pas sur l’antisémite la marque indélébile que celui-ci a imprimée au juif. Je suis de ceux qui attendent le repentir du méchant. Je suis de ceux qui n’ont jamais enfermé l’homme qui a commis un crime dans le concept de criminel qui le recouvre en entier.

L’expérience du camp de concentration a conduit ses victimes à deux leçons contraires. Il y eut ceux qui, comme Robert Antelme, se refusèrent désormais à humilier quiconque, y compris leurs bourreaux, et ceux qui au contraire furent prêts à mettre dans les mêmes camps ceux qui les y avaient mis. De même, l’on voit que la leçon de l’antisémitisme conduit les uns à refuser toute humiliation contre les Arabes, alors qu’elle conduit les autres à les humilier. C’est là une ligne de partage des eaux.

Il y a désormais une bipolarité dans le champ recouvert par le mot juif. A un pôle, ce mot est le substantif qui définit leur être par leur appartenance au peuple et à la religion de la Bible, et par leur relation ombilicale avec l’Etat-nation d’Israël. A l’autre pole, le mot est un adjectif pour définir une des qualités, un des traits de l’identité. Entre les deux pôles, il y a toute une gamme de positions intermédiaires. C’est pour cela que la notion de juif est devenue confuse, équivoque, complexe, parfois contradictoire.

Les eaux mêlées

Ceux pour qui être juif est un des adjectifs qui les caractérisent ne se reconnaissent ni dans la synagogue, ni dans l’Etat d’Israël. Ils sont assimilés, mais ils sont aussi d’ailleurs. Ils ont gardé quelque chose de l’exil, et ils sont d’autant plus exilés qu’ils sont cette fois volontairement exilés d’Israël, et qu’ils n’ont pas la référence hiérosolomytaine. Ils ont pu souffrir de manque, d’insuffisance, de carence, et ils le peuvent encore puisqu’ils ne sont plus juifs comme les autres, sans être pour autant gentils. Ils peuvent vivre comme une vacuité le fait qu’ils sont dans une faille entre juifs et gentils.

Mais ils peuvent aussi se sentir riches de plusieurs racines, riches de la culture européenne (née de la dialogique entre la source judéochrétienne et la source gréco-latine) qui est leur vraie nourriture spirituelle, riches de l’universalisme qui est à la source et au terme de leur expérience dans le monde des gentils. Ils savent aussi que cette même culture européenne qui les a émancipés leur a aussi apporté la pire persécution, et qu’elle a dans le monde apporté non seulement les Lumières et l’humanisme, mais aussi la domination et la mort. Mais la singularité et l’unicité d’un destin persécuté, au lieu de les renfermer dans le particularisme supérieur du peuple élu, les a ouverts sur l’universalité de la cause des humiliés et offensés. C’est pourquoi, sans pouvoir se donner un autre nom que celui, provisoire, de spinosants, ils veulent reprendre comme leur idéal et dans sa plénitude véritablement humaniste la recherche qu’avait formulée l’homme à double identité Saül/Paul d’un monde où juifs et gentils ne se définiraient pas de façon substantive ni exclusive, la substance commune étant l’humanité.

MORIN EDGAR

suite de :

Juif : adjectif ou substantif- Edgar MORIN Le Monde 11.10.89

sur blog d’Ahmed BENANI Lausanne CH :

http://ahmedbenanilausannech.blogspot.fr/2010/03/juif-adjectif-ou-substantif-edgar-morin.html