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Les retraites sont-elles en sursis ? Jean-Marie Harribey

jeudi 19 mai 2022, par Amitié entre les peuples

Les retraites sont-elles en sursis ? Jean-Marie Harribey

Options, revue de l’UGICT-CGT, n° 672, printemps 2022

La campagne électorale de l’élection présidentielle peine à mettre en débat les questions essentielles sur les choix de société. Mais tous les candidats de droite (E. Macron inclus) promettent en sourdine le pire pour le système de retraite. À leurs yeux, les réformes précédentes (1987, 1993, 2003, 2010, 2013) n’ont pas suffi : âge légal de départ à la retraite à 62 ans, 43 ans de cotisation sous peine de 5 % de décote par an, indexation des pensions sur les prix et non plus sur les salaires. Le recul de l’âge de la retraite à 65 ans, voire 67 ans, réclamé depuis longtemps par le Medef, est au programme. La plupart des experts convertis à l’idéologie néolibérale ont compris que la très faible croissance de la productivité du travail depuis plusieurs décennies et prévisible pour les prochaines pousse à passer à une vitesse supérieure. Qu’en est-il et peut-on échapper à une nouvelle contre-réforme ?

1. Une situation dégradée davantage par le capitalisme que par la démographie

Les derniers documents du Conseil d’orientation des retraites1, celui de la Cour des comptes2 et celui de la Commission Blanchard-Tirole3 appellent à réformer de nouveau. Malgré un équilibre des comptes des régimes de retraites à la veille de la pandémie et une dégradation en 2020 (18 Md€) moindre qu’annoncée, le COR prévoit une baisse de la part des pensions dans le PIB (13,7 % avant la pandémie, 14,7 % en 2020) de 1 à 2 points de pour cent selon l’évolution de la productivité du travail à l’horizon 2070, alors que la proportion des retraités dans la population augmentera.

La part des pensions dans le PIB varie selon les scénarios de croissance de la productivité du travail. Plus celle-ci est forte, plus la part des pensions est faible puisqu’elles sont désindexées des salaires et de la productivité ; inversement, moins la productivité progresse, plus la part des pensions dans le PIB s’élève. Or, la crise du capitalisme est telle, tant dans ces dimensions sociale qu’écologique, qu’il est probable que les gains de productivité seront à l’avenir très faibles4. LE COR dresse des scénarios en baisse par rapport aux tendances retenues précédemment (0,7 %, 1 %, 1,3 %, 1,6 %), mais ce pourrait être moins encore car le taux annuel moyen de croissance de la productivité horaire du travail ne fut que de 0,66 % en France de 2005 à 20195.

Les réformes dites paramétriques (âge de la retraite, durée de cotisation...) ne garantissent plus, aux yeux des dominants, une baisse suffisante de la part des pensions dans le PIB. Environ 330 milliards d’euros par an de pensions, presque la moitié de la protection sociale, c’est le gros morceau qu’il faut rogner de façon à réduire fortement les dépenses publiques et sociales dans leur ensemble, le Graal du capitalisme néolibéral.

Tel était le projet de réforme dite systémique de retraite par points. Un tel système programme une baisse absolue des pensions individuelles parce que le calcul de celles-ci prend en compte l’ensemble de la carrière de chaque individu. L’effet sera désastreux pour toutes les personnes qui auront eu des parcours morcelés entre emploi précaire, temps partiel, interruptions d’activité et chômage. Autrement dit, c’est un système strictement contributif, qui exclut par principe toute solidarité au sein d’une génération. De plus, les inégalités, tant entre les catégories sociales en termes d’espérance de vie, qu’entre les femmes et les hommes en termes de salaires, sont amplifiées à la retraite. À tel point que même les plus libéraux des experts, comme les membres de la Commission Blanchard-Tirole, recommandent de réintroduire des mécanismes de redistribution pour atténuer les méfaits d’un système prétendument aussi parfait sur le papier.

Que valent les scénarios du COR sur un demi-siècle ? Ils sont bâtis sur des hypothèses invérifiables : un taux de chômage stable à long terme de 7 % ; la réduction du temps de travail pour tenir compte des évolutions de la productivité, du nombre d’emplois disponibles et du taux de chômage n’est jamais envisagée autrement que sous la forme du temps partiel (donc pesant sur les femmes). Ces prévisions sont cohérentes avec une hypothèse d’immuabilité dans le temps du partage des revenus entre travail et capital. La répartition entre masse salariale et profits est supposée rester stable au niveau actuel jusqu’en 2070, ce qui signifie que la part de la masse salariale reste figée à un niveau plus bas d’environ 5 points de pourcentage que celui en vigueur avant la période néolibérale.

C’est dans ce contexte que le battage idéologique a repris pour imposer l’idée de l’inéluctabilité d’une reprise de la « réforme ». La sortie hypothétique de la crise pandémique et l’hostilité majoritaire des travailleurs à une retraite par points obligent le gouvernement à laisser entendre que le recul de l’âge de la retraite à 64 ans ou plus s’impose, c’est-à-dire le fameux « âge du taux plein » du rapport Delevoye. Or, cela est fondé sur un non-dit et sur un mensonge. Le non-dit porte sur le fait que, à 60 ans, plus de la moitié des salariés sont déjà hors emploi, que l’âge moyen de départ à la retraite est de 62 ans et 2 mois6, et que le chômage, toutes catégories confondues, dépasse 6 millions en France.

L’augmentation du temps de travail sur l’ensemble de la vie active est donc injustifiable économiquement et politiquement avec un tel chômage. Le mensonge porte sur l’espérance de vie, dont on nous assure qu’elle augmente toujours comme il y a trente ou quarante ans, obligeant à travailler éternellement plus longtemps. Or, l’espérance de vie à 60 ans ne progresse plus aujourd’hui en France que très faiblement (0,1 an par an pour les femmes ; 0,3 an par an pour les hommes, sans que l’on sache encore si les effets du Covid-19 ayant entraîné une baisse de 7 mois d’espérance de vie à 60 ans se prolongeront ou pas)7. En outre, l’espérance de vie en bonne santé est de 64,5 ans pour les femmes et de 63,4 ans pour les hommes, âges jusqu’auxquels le gouvernement et le patronat veulent faire travailler tout le monde, soi-disant pour parer au vieillissement de la population.
Il est vrai que l’indice conjoncturel de fécondité est tombé à 1,8 enfant par femme et que le COR prévoit que le nombre de cotisants par retraité passe de 1,7 en 2019 à 1,3 en 2070 pour se stabiliser ensuite, mais avec une population vieillie8. Sommes-nous pour autant condamnés à voir les pensions régresser, voire à abandonner le système de retraite par répartition ?

2. Il est possible de sortir de l’engrenage de la dégradation des retraites

À lire les experts, on pourrait s’étonner que ceux-ci proposent désormais d’indexer les pensions sur l’augmentation des salaires, ce qui constitue une originalité, comparativement aux propositions d’autres rapports officiels. Mais c’est juste pour contourner le fait que, dans une situation d’indexation des pensions sur les prix et de croissance de la productivité très faible, les répercussions sur le déséquilibre financier du système de retraite sont plus
importantes : « Les économies [de dépenses de pensions] sont générées par l’écart entre l’inflation et la hausse des salaires, c’est-à-dire la croissance de la productivité. Une inflation faible et une forte croissance de la productivité sont donc nécessaires pour réduire suffisamment les coûts et assurer ainsi la viabilité financière du système. »9 L’explication est la suivante : les cotisations suivent les salaires, donc (plus ou moins) la productivité, mais, aujourd’hui, les pensions suivent les prix. Donc, l’écart potentiel entre recettes et dépenses dépend des variations de l’activité économique qui créent un écart entre inflation et productivité. En revenant à une indexation des pensions sur les salaires, on rétablirait une évolution parallèle entre recettes et dépenses. Mais la condition d’une forte hausse de la productivité est hors d’atteinte, sans doute définitivement à cause de l’enchevêtrement des crises sociale et écologique du capitalisme.

En restaurant une indexation des pensions sur les salaires, il ne s’agirait pas de répondre favorablement à une ancienne revendication syndicale, mais de s’affranchir de l’incertitude sur l’écart entre la hausse des prix et celle de la productivité, et donc de créer, grâce à un nouveau système, un mécanisme d’adaptation automatique de l’équilibre financier des retraites, de façon à se débarrasser définitivement des aléas des batailles sociales, trop récurrentes en France aux yeux des « réformateurs ».

Comment peut-on reconsidérer les stratégies pour sortir de cette spirale descendante ? La problématique serait de partir de l’hypothèse la plus probable pour les décennies à venir : la progression de la productivité du travail, confrontée aux tensions entre les classes sociales et aux contraintes environnementales, restera faible, en dépit des progrès techniques liés à la robotique et au numérique. Dans cette situation, payer les pensions et de manière générale la protection sociale oblige à repenser celles-ci dans le cadre d’une transition qui allie le social et l’écologie, et pour cela qui transforme l’ensemble des rapports et des modes de production.

Le premier bouleversement à accomplir réside dans la modification de la répartition primaire des revenus entre travail et capital, d’autant plus nécessaire que la progression de la productivité du travail est faible, mettant fin à une longue période profitable pour les dividendes versés aux actionnaires.

Cette transformation pourrait passer par l’élargissement de l’assiette des cotisations sociales à l’ensemble de la valeur ajoutée nette. Il aurait pour premier avantage d’augmenter la part de la masse salariale dans cette valeur ajoutée, et deuxièmement de réduire la concurrence des entreprises très capitalistiques par rapport aux entreprises de main-d’œuvre10.

Ce premier partage étant rééquilibré, la réduction des inégalités entre salariés et entre les salaires masculins et féminins serait facilitée. Les inégalités au sein du salariat pourraient être ramenées dans une fourchette de 1 à 411, réduisant plus tard les écarts entre pensions. Comme les salaires féminins sont en moyenne 23 % inférieurs à ceux des hommes (de 16,8 % à temps de travail équivalent)12, cette inégalité est amplifiée à la retraite (la pension moyenne de droit direct des femmes est inférieure de 40 % à celle des hommes et de 28 % si on intègre la réversion). Le droit à l’emploi complet, surtout pour les femmes subissant le temps partiel, introduirait une amélioration de l’organisation du travail et de son partage au sein des entreprises.

Le deuxième bouleversement à accomplir est de tendre vers le plein emploi, indispensable pour sortir du carcan productiviste et non solidaire. Pour atteindre cet objectif, la réduction du temps de travail reste primordiale pour plusieurs raisons. Elle s’inscrit à l’encontre d’un modèle de société ne concevant le progrès qu’en termes de production croissante perpétuellement, de surconsommation et de gaspillage, et donc de dégradation écologique dont les dégâts pèsent surtout sur les catégories sociales les plus pauvres, sans parler des catégories les plus pauvres dans les pays pauvres.

Revenir à une durée de cotisation de 40 ans et restaurer l’âge de départ à la retraite à 60 ans rompraient avec la tendance amorcée dès les premiers temps du néolibéralisme pour allonger sans cesse la durée du travail. Cette double mesure est-elle irréaliste ? Non si le partage de la valeur ajoutée entre travail et capital est complètement remodelé : il s’agit de réintroduire ce facteur dans l’équation présentée comme naturelle par les néolibéraux, selon laquelle il n’y aurait pas d’autre solution que de travailler plus longtemps et baisser les pensions.

Un nouveau modèle social et un nouveau modèle productif économe pour la planète et respectueux des humains ne sont donc pas hors de portée. Mais ils supposent de rompre avec la logique capitaliste, de limiter son champ et d’élargir celui du bien commun. La retraite par répartition en est un élément essentiel. Elle peut le rester à condition que l’on en réduise les aspects les plus fragiles, notamment ceux qui reproduisent au temps de la retraite les inégalités du temps de la vie active. Ainsi, le système d’assurances sociales fondé sur le principe de la contributivité doit évoluer pour renforcer au contraire le caractère universel de la protection sociale. Le président Macron ne s’y était pas trompé en voulant faire de la retraite par points un système strictement contributif.

Dans son esprit, l’universel se définissait-il comme l’extension infinie des inégalités et des avantages pour les « premiers de cordée » ? Dans le nôtre, il s’agit de penser la retraite comme un plein temps de vie pendant lequel s’exprime le lien social dans sa composante intergénérationnelle qui n’existe réellement que grâce à une solidarité intragénérationnelle : le contraire de la distanciation sociale générale.

1er mars 2022

notes

1 COR, « Évolutions et perspectives des retraites en France », Rapport annuel, juin 2021, https://www.cor- retraites.fr/node/562 ; « Âge de la retraite », 27 janvier 2022, https://www.cor-retraites.fr/node/583.

2 Cour des comptes, « Une stratégie de finances publiques pour la sortie de crise, Concilier soutien à l’activité et soutenabilité », juin 2021.

3 Blanchard O. et Tirole J., « Les grands défis économiques », Rapport de la commission internationale, juin 2021.

4 Harribey J.-M., En finir avec le capitalovirus, L’alternative est possible, Dunod, 2021.

5 Cette G., « Croissance de la productivité horaire du travail : que peut-on espérer ? », COR, 15 novembre 2021, p. 13, https://www.cor-retraites.fr/sites/default/files/2021- 11/Doc5_Evol%20productivité_G.Cette_.pdf.

6 DREES, « Les retraités et les retraites », Rapport 2021.

7 COR, Rapport juin 2021, p. 21 et 23.

8 COR, Rapport juin 2021, p. 19 et 72. L’inverse de ce rapport est le taux de dépendance économique des retraités par rapport aux actifs, qui augmentera de 0,59 à 0,77.

9 Ibid., p. 396, 440, 444-447.

10 Harribey J.-M., « Quelle cotisation sociale pour la protection sociale ? », Blog Alter éco, 9 février 2019.

11 Quatre fois le Smic situe aujourd’hui un salarié dans le décile de la population la mieux rémunérée.

12 Marty C., « La réflexion sur les retraites devrait plutôt s’orienter vers les moyens d’améliorer les salaires », Le Monde, 25 juin 2021. Observatoires des inégalités, « Les inégalités entre les femmes et les hommes : état des lieux », 5 mars 2021.