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Les régimes arabes modernisent... l’autoritarisme

vendredi 27 juin 2008, par Amitié entre les peuples

Adaptation aux contraintes internes et externes
Les régimes arabes modernisent... l’autoritarisme

Depuis la première guerre du Golfe (1990-1991), les pays arabes du Proche-Orient et du Maghreb ont connu une succession de bouleversements qui, partout ailleurs, auraient déstabilisé bien des pouvoirs. Pourtant, la plupart ont réussi à maintenir des structures archaïques que ni la seconde guerre mondiale ni la décolonisation n’avaient fait disparaître. Une opposition efficace peine à émerger alors que les dirigeants tentent de se refaire une virginité aux yeux du monde.
Par Hicham Ben Abdallah El Alaoui

Rappelons-nous le déluge de rhétorique optimiste déclenché par la chute du mur de Berlin, en novembre 1989, et par la première guerre du Golfe (janvier-mars 1991) : Saddam Hussein avait été expulsé du Koweït et un nouvel ordre mondial devenait désormais possible. Les règles du droit international et les résolutions des Nations unies seraient dorénavant appliquées partout – y compris en Palestine. Une vague de démocratisation allait déferler sur tout le monde arabe (1). Les critères de la démocratie et des droits humains deviendraient les mêmes sur l’ensemble du globe, et les régimes autoritaires seraient fortement incités (mais non contraints) à se démocratiser.

Sur le plan économique, les « ajustements structurels » (y compris les privatisations et la réduction des subventions étatiques), les accords de libre-échange, l’appel aux investissements et les incitations à entreprendre allaient enfin faire émerger de nouvelles classes moyennes. Ces acteurs sociaux et économiques, en symbiose avec d’autres forces nationales et internationales, propulseraient la région sur la voie du dynamisme économique et de la démocratisation. Comme en Amérique latine et en Europe du Sud (Espagne, Grèce, Italie), des élites astucieuses serviraient de catalyseurs des transformations politiques (2). Ainsi le Proche-Orient allait pouvoir rejoindre ce qui était alors perçu comme un mouvement de progrès planétaire.

Vingt ans plus tard, le bilan de ces espérances dans les différents domaines (politique, économique, idéologique et relations internationales) est affligeant.

Sur le plan politique, trois types de régime se partagent la région : les régimes « fermés » (Libye, Syrie, etc.), où il n’y a même pas l’apparence du pluralisme ; les régimes « hybrides » (Algérie, Egypte, Jordanie, Maroc, Soudan, Yémen), où l’autoritarisme coexiste avec des formes de pluralisme ; enfin les régimes « ouverts », dont le seul cas, pour l’instant, est celui de la Mauritanie, qui a connu une véritable alternance.
Couches moyennes sous contrôle

Sur le plan économique, si les politiques néolibérales ont stimulé la croissance, elles n’ont pas transformé ces pays en éléments dynamiques de l’économie mondiale, et n’ont certainement soulagé ni la misère ni les injustices sociales. Les pays pétroliers, bien entendu, croulent sous les devises mais ce n’est que grâce à l’envol du prix de l’« or noir », et cela ne reflète aucune innovation structurelle. Grâce à des instruments comme les fonds souverains, certains d’entre eux sont en mesure de « faire jouer leurs muscles financiers » en acquérant des morceaux de grands pays industriels en crise, diversifiant ainsi leurs sources de revenu.

Mais ce n’est là qu’une conséquence des carences du Nord et nullement le signe d’une transformation réussie des structures économiques. Quant aux autres grands pays arabes, ils continuent d’être confrontés au grave problème des populations massives de jeunes dans la misère. Le plus peuplé d’entre eux, l’Egypte, n’a pu échapper à son statut de rentier – l’aide étrangère y tenant lieu de rente stratégique.

Les nouvelles couches moyennes, elles, restent dépendantes du flot des revenus du pétrole et plus généralement des relations sociales clientélistes, qui n’ont pas été brisées. Monarchique ou républicain, l’Etat autoritaire perdure, faisant preuve d’une grande faculté d’adaptation. Les riches hommes d’affaires doivent à l’Etat leurs réseaux d’influence et leurs contrats ; les entrepreneurs plus modestes – et jusqu’aux marchands ambulants – doivent continuer de se soumettre aux directives ministérielles, aux règlements tatillons et à la règle des pots-de-vin. Même les professions libérales et intellectuelles demeurent tributaires des institutions étatiques et paient au prix fort toute transgression des limites prescrites.

Assurément, l’étiquette « couches moyennes » est élastique et recouvre un large éventail de groupes sociaux, des hommes d’affaires aux enseignants, des infirmières aux commerçants, des artistes aux fonctionnaires. Les uns sont issus de familles de vieille souche solidement implantées localement ou nationalement ; d’autres sont les premiers de leur famille à s’élever au-dessus du niveau de subsistance et à sortir de l’illettrisme ; parmi ceux-ci, bon nombre retomberont dans la misère à la première crise. Des hauts gradés militaires appartiennent désormais à la nouvelle bourgeoisie, détenteurs qu’ils sont d’importants avoirs dans l’économie nationale. Avec les hauts fonctionnaires et bureaucrates qui ont accumulé des richesses grâce à leur poste, ils constituent un secteur des « couches moyennes » hostile à tout changement.

Il existe aussi une couche moyenne « mondialisée » à deux faces : d’une part, les professionnels et hommes d’affaires expatriés, dont le soutien à leur famille restée au pays permet seulement l’achat d’une boutique ou autre petit commerce ; d’autre part, des groupes sociaux qui se heurtent au manque de perspectives internes, et pour qui le seul espoir d’avancement économique réside ailleurs – même si cet ailleurs est hors d’atteinte (3).

Ces deux types d’immigration sont d’ailleurs les symptômes d’une même carence : l’Etat remplit de moins en moins son rôle de pourvoyeur d’emplois et de protection sociale. D’où la perte chez l’individu du sentiment d’un lien entre son destin personnel et quelque projet national partagé par tous.

En même temps, ces différentes « couches moyennes » ne constituent qu’une partie infinitésimale de la population de pays où l’immense majorité vit proche du seuil de subsistance et où l’instruction publique existe à peine. Ceux qui réclament activement la démocratisation appartiennent à ces catégories si hétéroclites : étudiants, professions libérales, hommes d’affaires modestes, avocats et juristes, groupes sociaux marginalisés (femmes, ethnies, régionalistes, minorités linguistiques). Mais comment articuler leurs demandes avec celles, plus matérielles, des secteurs les plus défavorisés des villes et des campagnes ?

Sur le plan idéologique, tous ces groupes s’accordent pour exiger la « démocratie », mais ils se divisent d’une manière très spécifique à leur région sur telle ou telle question importante. Depuis le début des années 1990, les formes prises par la libéralisation économique et politique n’ont pas permis de faire avancer les idées progressistes et laïques parmi les couches moyennes et populaires. L’islamisme, sous ses différentes formes, est arrivé à apparaître comme le meilleur porte-parole des mécontentements et des exigences de changement, même parmi des groupes traditionnellement de gauche et laïques, comme les étudiants.

Si les voix laïques et islamistes font partie d’un même grand chœur exigeant la démocratisation, les uns chantent la mélodie d’un ordre social fondé sur le droit et sur les principes politiques modernes universellement admis, les autres psalmodient les principes d’un ordre politique fondé sur un ensemble de préceptes coraniques. Les uns cherchent à établir la souveraineté de la volonté populaire délimitée par le droit ; les autres à établir la souveraineté absolue d’un système de croyance. Même si, on peut le noter, un début d’inflexion s’esquisse chez les Frères musulmans égyptiens ou dans le Parti de la justice et du développement (PJD) au Maroc sur la question de la démocratie et de la souveraineté du peuple ; mais les idéologies ont la vie longue…

Bref, les « réformes » infligées à notre région depuis quinze ou vingt ans – sous la pression de l’Occident – n’ont pas conduit sur ce chemin qui mènerait inexorablement de la libéralisation économique à la démocratie, en passant par la modernisation et la sécularisation. Elles ont au contraire apporté la preuve irréfutable qu’aucun lien mécanique n’existe entre ces différents stades.

Comment expliquer l’attrait apparemment paradoxal qu’exerce sur beaucoup de diplômés l’islamisme contemporain ? Pour une part, il tient à sa capacité à fusionner deux thèmes : fierté culturelle et identité religieuse. Longtemps, les régimes se sont contentés de remettre l’autorité culturelle entre les mains de religieux conservateurs qui seraient les plus à même, pensait-on, de « contrôler la société ».

Après tous les coups essuyés par le nationalisme arabe, notamment après la défaite de 1967, la collaboration d’importants régimes arabes avec Israël et enfin l’invasion et le démantèlement de l’Irak, les religieux ont profité de l’opprobre jeté sur les pouvoirs pour se poser en champions de la culture arabe. Il en résulte un hybride idéologique puissant mais inquiétant. Bien entendu, la langue arabe possède une longue histoire de productions riches et variées ; mais aujourd’hui les Arabes instruits, multilingues, confrontés à la pénurie de bonnes traductions, effectuent une part importante de leurs travaux en anglais ou en français. En pratiquant ces langues, ils sont laïques. Quant à la jeunesse, elle attrape ce qu’elle peut dans le flux des cultures mondiales, créant dans la rue et sur la Toile un nouveau méli-mélo vernaculaire. Lorsqu’ils téléchargent sur YouTube, ce sont des laïques. Parallèlement, les zélotes religieux exercent d’immenses pressions pour combattre la « profanation » de la langue arabe.

Ces pressions ont paradoxalement pour conséquence d’affaiblir la position de l’arabe dans le monde. Elles aggravent la coupure entre cette culture et celles, si vivantes, d’Occident et d’Orient, renforçant l’impression d’une relative faiblesse du savoir arabe. Or ce dont nous avons besoin, c’est, au contraire, que nos scientifiques, nos intellectuels, nos artistes, et aussi des gens ordinaires utilisent davantage de formes « profanes » tirant parti du pouvoir extraordinaire de la langue arabe.
Des dirigeants qui ont peur de leurs peuples

Au plan religieux aussi, cet hybride est appauvrissant. Pour une part, l’attrait de l’islam vient de son statut de dernière grande religion abrahamique offrant une vision orientée vers le salut, qui englobe des éléments des idéologies laïques de droite comme de gauche. Il est anti-individualiste, anticonsumériste et fermement enraciné dans la vie de la communauté. Mais, socialement, il peut, selon les interprétations, être très conservateur, rigidement hiérarchisé, respectueux de l’ordre et de la tradition. Pourtant, il est censé s’adresser à tous, et donc toute tentative d’essentialiser le rapport entre l’islam et une culture particulière (notamment l’arabe) court le risque de le transformer en un culturalisme, d’éroder sa prétention à l’universalité. Nous décelons les symptômes de cette orientation dans les diatribes d’Al-Qaida contre les « Perses » ou d’oulémas contre les « Turcs ».

Beaucoup de régimes fondent leur légitimité sur de grands récits nationalistes quasi mythiques dans lesquels ils figurent comme libérateurs et défenseurs de la nation face à la domination étrangère, parfois aussi comme défenseurs de la foi. Ces histoires sont souvent véridiques : beaucoup de partis et de familles au pouvoir ont effectivement joué un rôle héroïque dans la conquête et la conservation de l’indépendance nationale. Largement disséminées par les médias officiels, ces mythologies « unificatrices » ont créé une fausse identification entre le régime et la société, souvent avec l’appui enthousiaste d’intellectuels cherchant à désamorcer la dissidence et à encourager la docilité.

Mais, dans tous ces grands récits, il y a toujours des absents : en Egypte, ce sont les coptes ; au Maroc et en Algérie, les Berbères ; dans d’autres pays, les Kurdes ou les chiites. Sous le voile, les tensions sociales étaient réfractaires à cette homogénéisation et les dirigeants avaient peur de leur propre peuple, terrifiés à l’idée de toute véritable ouverture politique. Certaines formes d’autoritarisme ont une teinte populiste ; d’autres vont jusqu’à célébrer le peuple. Mais sous ces façades paternalistes, les gouvernements et les élites méprisent le peuple sous prétexte que celui-ci leur devrait l’indépendance ainsi que les acquis de la nation.

Au cours des deux dernières décennies, la magie de ces idéologies unificatrices a perdu de son pouvoir. Désormais, l’Etat autoritaire doit faire face à tout un vivier de nouveaux groupes, chacun avec son propre sujet de mécontentement, et qui ne peuvent tous être bâillonnés ou achetés. En même temps, ces groupes se méfient les uns des autres. Des ouvriers militants n’auront pas les mêmes idées que des paysans pauvres et conservateurs sur les changements nécessaires les plus urgents. Les patrons d’industrie locaux risquent de ne pas apprécier les projets d’hommes d’affaires et de cadres liés aux organismes financiers internationaux. Enfin s’ajoute à tous ces clivages la crainte de l’islamisme radical – crainte parfois partagée par les islamistes eux-mêmes.

Les régimes autoritaires ont appris à tourner à leur avantage ces divisions. L’Etat ne se présente plus en défenseur rigide de son droit à exercer seul le pouvoir sur une populace incompétente ; il est devenu plutôt le protecteur des opposants « modérés » contre leurs frères ennemis, les « extrémistes ».

Un exemple égyptien illustre ces contradictions. Dans le cadre de son programme économique néolibéral, le gouvernement est revenu sur la réforme agraire de Nasser, enlevant des terres à leurs propriétaires actuels – généralement des anciens métayers – pour les rendre aux latifundistes. Cette « réforme » était censée intervenir graduellement pour que les paysans s’adaptent à la transition, mais les propriétaires ont soudoyé les policiers pour les faire expulser sur-le-champ (4). Les paysans se sont mobilisés contre ces expulsions, et on aurait pu penser que les islamistes se rallieraient au mouvement. Or ceux-ci s’en sont tenus à l’écart, car ils approuvent la politique du président Hosni Moubarak et jugent la réforme nassérienne « communiste ». Ainsi, l’espoir de monter une sérieuse contestation politique a été écrasé dans l’œuf.

Le scénario « extrémistes contre modérés » facilite une plus grande souplesse tactique des régimes. Il n’est plus nécessaire de truquer ouvertement les élections. On peut admettre la participation de davantage de partis d’opposition. Le parti dominant peut se permettre de n’emporter que 70 % ou même 60 % des suffrages au lieu des 90 % habituels. Davantage de voix se font entendre dans les médias – surtout la presse écrite –, où les contraintes sont moins sévères qu’avant, mais les lignes rouges à ne pas franchir tout aussi précises. On n’éprouve plus le besoin de mettre autant de gens en prison, ni pour aussi longtemps – exceptés les « extrémistes », bien sûr. L’Etat fait feu de tout bois, il crée ses propres médias, ses propres organisations non gouvernementales (ONG), son propre simulacre d’une société civile.

Il s’agit d’une mise en scène, d’une rationalisation limitée de l’ordre politique. L’Etat autoritaire n’a pas été transformé par la démocratisation, il s’est affublé de ses accessoires. On pourrait, par dérision, le nommer « autoritarisme 2.0 ».

Les facteurs géopolitiques pèsent sur ces évolutions. L’étroite implication de la région dans la politique mondiale remonte au pacte entre le président américain Franklin Delano Roosevelt et le roi saoudien Abdelaziz Ibn-Saoud, en 1945, sur l’approvisionnement en pétrole. Il y eut ensuite, après la guerre de 1967, le ralliement de l’Egypte et de la Jordanie à une solution fondée sur la création d’un Etat palestinien aux côtés de l’Etat d’Israël, l’alliance des Etats-Unis avec divers pays arabes, y compris la Syrie, pour rétablir la souveraineté du Koweït, en 1991, et, enfin, au cours des années 1990, tous les encouragements prodigués aux pays arabes pour libéraliser leur vie politique et appliquer à leurs économies les recettes néolibérales.

Mais, à partir de 2001, l’administration de M. George W. Bush a opté pour une nouvelle lecture du pacte avec la région : la priorité des Etats-Unis ne serait plus la stabilité, mais l’instauration de la démocratie, au besoin par la force. Cet abandon d’un vieux principe a effrayé nombre de régimes, mais l’opinion arabe l’a vite senti : cette ferveur démocratique n’était que le camouflage d’un programme d’interventions dans le seul intérêt des Etats-Unis et d’Israël. Les régimes locaux ont vite appris à déchiffrer les déclarations contradictoires venues d’Occident et retrouvèrent leur confiance. Une façade démocratique allait leur suffire, à condition d’apporter leur pierre à la « guerre contre le terrorisme » et de ne pas s’opposer trop vigoureusement à l’hégémonie des Etats-Unis ni aux intérêts d’Israël.
« Industrie du terrorisme »

Ces gouvernements ont pratiqué le double langage, affirmant à leur peuple qu’ils étaient contre l’invasion étrangère, en même temps qu’ils aidaient Washington à arrêter les islamistes, à torturer des suspects enlevés illégalement et à contenir la résistance à leur volonté de « remodeler » la région.

L’internationalisation du combat – d’un côté, l’Etat sécuritaire supervisé par les Etats-Unis ; de l’autre, le militantisme djihadiste revendiqué par Al-Qaida –, a contribué à dévaluer l’activité politique locale et à démobiliser les acteurs de terrain. De même que la mondialisation sape le pouvoir économique de l’Etat et pousse les citoyens à s’expatrier pour assurer leur avenir matériel, de même le complexe international créé par la « guerre contre le terrorisme » pousse les militants à se lancer sur les champs de bataille mondiaux et imaginaires. Pour échapper au désespoir qui règne à la maison, on s’enfuit en France pour travailler… ou en Irak pour se battre. Nombre d’actions spectaculaires du djihad ont été conduites par des gens venus d’ailleurs, souvent de régions relativement épargnées par les conflits, par exemple le Maroc.

La frustration sociale donne lieu à deux types de dépolitisation : retrait et radicalisation. L’exemple algérien est significatif : il y a d’abord eu le Front islamique du salut (FIS), avec sa volonté de réformer l’Etat ; puis le Groupe islamique armé (GIA), qui cherchait à le renverser ; enfin, encore plus radical, le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), transformé en Al-Qaida au Maghreb, qui l’a « apostasié ». Ceux qui ne peuvent pas s’évader agissent ainsi sur place et se réclament quand même d’une organisation mondiale avec un bon espoir d’être crus, même si les liens avec elle sont pour le moins ténus. C’est ce qui permet à Al-Qaida d’être présente partout, puisque n’importe qui peut l’incarner. Réciproquement, tout musulman mécontent peut être suspecté d’être un terroriste en puissance. La « guerre contre le terrorisme » pénètre ainsi dans chaque quartier.

Ici, il faut distinguer entre propagande et réalité. Assurément, il existe dans le monde des gens dangereux prêts à tuer et à se faire tuer ; certains sont mus par des idéologies islamistes. Mais la « guerre contre le terrorisme » a accouché d’une véritable industrie de la terreur, suscitant des craintes cauchemardesques totalement disproportionnées. Selon Europol, en 2006, il y a eu en Europe cinq cents actes de terrorisme, dont… un seul était imputable à des islamistes – et celui-là a échoué (5). Lors d’une récente expérience aux Etats-Unis, le Transportation System Security est parvenu à tromper la vigilance du personnel de sécurité aéroportuaire avec de fausses bombes six fois sur dix – trois fois sur quatre à Los Angeles (6). Et pourtant, il n’y a pas eu un seul attentat terroriste dans ce pays depuis 2001. S’il y avait vraiment des centaines de cellules djihadistes en sommeil, prêtes à frapper, cela se saurait.

Hors des zones de combat, le terrorisme islamiste « au détail » est rarissime. Et, dans ces zones de combat, c’est l’invasion étrangère qui a suscité des tactiques de résistance et des types d’organisation inédits – y compris des antennes ou des imitations d’Al-Qaida. Tout l’argent, toutes les armes, toute la répression du monde ne sauraient arrêter un kamikaze résolu. De vraies menaces existent effectivement loin des zones de combat, mais les services de renseignements et de police peuvent les combattre avec succès – et l’ont prouvé. En une phrase, l’objectif devrait être de criminaliser le terrorisme et non pas de politiser le « djihad ».

Pourtant, l’industrie du terrorisme fait partie intégrante du rapport à l’Occident. L’argent des fondations et des « boîtes à idées » occidentales afflue, ainsi que les soutiens politiques et une visibilité médiatique pour tous ceux, dans la région, qui aident à gonfler la baudruche de la « guerre contre le terrorisme ». La sécurité n’en est pas renforcée pour autant, mais la peur augmente – tout comme le nombre de mécanismes de contrôle qui perpétuent les régimes autoritaires. La crainte du terrorisme a remplacé à point nommé les alibis nationalistes qui servaient naguère à ajourner sine die la démocratisation.

La démocratie est sans doute en crise ailleurs dans le monde parce qu’elle n’a pas tenu ses promesses (7). Dans cette région, elle est dévalorisée avant d’exister : le mot même est discrédité. Dans l’opinion publique arabe, « démocratie » est devenu le symbole honni de l’hypocrisie des régimes répressifs, du programme néoconservateur d’attaques préemptives et des ingérences étrangères en général. Ce discrédit a même frappé les ONG. Certaines d’entre elles se sont mercantilisées et, par là même, se sont déconnectées des réalités locales. L’avenir et la vision de leurs cadres se sont tournés vers l’Occident qui les subventionne ; le militantisme a cédé au choix des carrières. Et quand elles font un bon travail, comme le Centre Carter, qui a envoyé des délégués lors des élections de janvier 2006 en Palestine, leur diagnostic est purement et simplement ignoré par la « communauté internationale ». Celle-ci a imposé des sanctions parce que les électeurs avaient majoritairement choisi de voter pour le Hamas, ce qui a débouché sur la tragédie actuelle : un million cinq cent mille Palestiniens vivent assiégés et affamés dans la bande de Gaza.
Résistances courageuses mais divisées

Minces sont les espoirs de démocratisation. Les acteurs traditionnels du changement – militants syndicaux ou politiques, étudiants – paraissent plus affaiblis que jamais. Les nouveaux acteurs – minorités régionales ou linguistiques, journalistes, intellectuels indépendants – peinent encore à s’unir et à desserrer l’étau d’une politique autoritaire implantée de longue date.

Nous ne pouvons prédire quels seront les instruments de changement qui émergeront un jour à partir des résistances latérales qui se multiplient. En Egypte et au Pakistan, des magistrats et des avocats résistent courageusement à la destruction de l’indépendance judiciaire. Au Maroc et en Algérie, des journalistes se battent pour la liberté de la presse. Partout dans le monde musulman, de jeunes théologiens inventent de nouveaux liens entre islam, démocratie et modernisation.

L’Etat autoritaire sait absorber et détourner le changement, mais il n’est pas une machine parfaite et impénétrable. Les espaces qu’il a créés pour ses propres manœuvres constituent aussi de vrais champs d’action politique. Il y aura des percées ; il faut s’attendre à l’inattendu. La majorité des transitions démocratiques qu’on a pu observer dans le monde depuis les années 2000 se sont produites dans des pays autoritaires « hybrides » (8).

Pour contribuer aux changements, il faut « indigéniser » le message progressiste, revigorer le sentiment d’un objectif partagé, englobant la nation et l’islam, mais ne se bornant pas à eux ; présenter une vision qui s’adresse aux besoins immédiats des gens tout en les impliquant dans des projets plus vastes de paix et de démocratie. L’aide des Etats-Unis et de l’Europe sera accueillie avec gratitude, mais, si l’Occident veut sérieusement promouvoir la démocratie, il faut qu’il commence par répondre sérieusement aux préoccupations locales. Parler de « démocratie » ne sert à rien tant que ce discours n’est pas dégagé des grands desseins géopolitiques et qu’il ne privilégie pas une collaboration avec les mouvements progressistes sur place.

Les gens ont besoin d’avoir devant eux des perspectives ouvertes. C’est leur grande aspiration. C’est sur ce terrain que doivent s’engager les progressistes. Quelque langage que l’on emploie pour le décrire, c’est ainsi que sera construit un ordre politique démocratique autant par sa forme que par sa substance.

Hicham Ben Abdallah El Alaoui

Notes sur Monde diplomatique avril 2008 cf. lien source en début de texte


Voir en ligne : http://www.monde-diplomatique.fr/20...