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Les femmes dans la crise. Le travail est-il encore un facteur d’indépendance pour les femmes d’Europe ? M.Karbowska

vendredi 5 décembre 2014, par Amitié entre les peuples

Les femmes dans la crise. Le travail est-il encore un facteur d’indépendance pour les femmes d’Europe ? Monika Karbowska

Contribution à la Conférence féministe « Donne nella crisi e oltre la crisi »– Lecce le 11 octobre 2014

Née en 1971 j’ai vécu en Pologne socialiste (populaire ou communiste) dans les années 80 jusqu’à la fin de ce système en 1990. J’ai fait partie de la première génération de femmes polonaises éduquées pour travailler, pour subvenir à leurs besoins, avoir une place dans la société par le travail et s’épanouir ainsi. J’ai reçu une excellente éducation secondaire et universitaire et j’étais entièrement convaincue que cela m’assurait une place dans le monde salarié. Je n’ai jamais même pensé à l’existence du concept de chômage.

C’est pour cela que ce fut pour un moi un choc profond lorsqu’en lieu et place de la démocratie à laquelle ma génération aspirait nous avons récolté le fondamentalisme religieux qui prône le retour de la femme au foyer et sa soumission au mari et le capitalisme néolibéral qui est inséparable du chômage de masse.
Pendant la stratégie du choc en Pologne de 1991 à 1998 6 millions de personnes ont perdu leur travail dont la moité étaient des femmes. Plus de 50% des emplois dans l’industrie ont été détruits. Dans tous les pays de l’Est des branches entières d’industrie ont été détruites et des régions dévastées en quelques années. L’industrie chimique, pharmaceutique, cosmétiques ont disparu de pays comme la Yougoslavie, la Bulgarie. Les industries sidérurgiques, métallurgiques, électriques, automobile, textile ont été réduite à 30% de leurs capacités. Seules des usines d’assemblages et de produits semis-finis fonctionnent en sous-traitance en Pologne, Slovaquie, République Tchèque ainsi que les multinationales de l’agroalimentaire intensif. Les industries en fonction sont des restes de fleurons nationaux pris par les multinationales à bas prix. L’agriculture fait face à la faillite des fermes familiales et à la reféodalisation par l’accaparement des terres et les cultures intensives et destructrices de l’environnement.

Pendant les années noires de misère et de guerre de 1990 à 1999 ce sont aussi les structures de l’Etat qui ont été saignées à blanc : les structures de l’éducation, de la santé, les structures sociales (associations, centres sociaux, coopératives d’invalides...) parfois très anciennes et datant d’avant 1918 ont subitement été fermés en quelques mois ou quelques années. Il faut jamais oublier à côté de cette guerre économique la vraie guerre : 200 000 morts en Yougoslavie, 1 million de déplacés dont une majorité de femmes et d’enfants. Il faut aussi ajouter à cela 500 000 femmes de l’Est vendues chaque année comme esclaves sexuelles par les mafias de prostitution dans les bordels et le s rues de l’Ouest : Ukrainiennes, Moldaves, Russes, Polonaises, Bulgares, Roumaines, Slovaques, Yougoslaves... Que sont-elles devenues ? Comment leur rendre justice ? Leur rendre hommage ?
Assurément les femmes d’Europe de l’Est ont payé un tribut extrêmement lourd au capitalisme.

Les femmes dans le capitalisme est-européen

Certes, le travail n’était ni facile ni épanouissant à l’époque du socialisme finissant et en crise. Dans les années 80 il n’était plus possible pour les femmes de devenir ingénieure-chef de production aussi facilement que dans les années 60 de croissance économique et certainement pas dans l’industrie lourde. Les services publics masculins -armée, police, diplomatie- leur étaient quasiment fermés en Pologne. Les services « féminins », éducation et santé étaient sous-investis et sous-payés. De nombreux emplois de services étaient de qualité médiocre, mal payés et sans perspective d’avancement. Leur existence ne s’expliquait que par la persistance d’une bureaucratie qu’une informatisation insuffisante n’avait pas encore remplacée.
Pourtant les femmes des pays de l’Est étaient déjà majoritaires au baccalauréat et dans les Universités. Leur excellent niveau d’instruction scolaire couplé à une éducation axée sur la soumission aux intérêts de la famille et de la société les a rendu aptes à servir immédiatement le capitalisme.

Une minorité d’entre elles vont entrer dans le système capitaliste et faire carrière dans les multinationales occidentales et dans l’administration néolibérale nationale et européenne après l’adhésion de ces pays à l’UE. Elles intériorisent tellement les impératifs du système qu’elles sont convaincues que c’est le capitalisme qui leur donne le droit à l’instruction et au travail. Elles pensent même que « la liberté », c’est de faire ce qu’elles font : régner sur d’autres femmes et hommes, faire tourner la machine de production délocalisée et de consommation, mettre en pratique les valeurs masculines patriarcales de la concurrence et de la lutte de tous contre tous et d’élimination des faible. Quand à leur vie familiale, elles sous-traitent les tâches anciennement féminines à d’autres femmes plus pauvres qu’elles. C’est aussi l’attitude de nombreuses femmes en Occident qui soutiennent les contre-réformes néolibérales.

Concernant leur vie sexuelle, elles estiment que la vraie liberté est de pouvoir s’acheter leur liberté individuelle : avoir accès à l’IVG et la contraception n’est alors pas une question de droit mais d’argent. « Aies l’argent et la liberté viendra » - c’est ainsi qu’en Pologne les femmes des classes moyennes et supérieures ne luttent pas pour le droit à l’IVG puisqu’elles jugent juste et normal de l’acheter. Les femmes plus pauvres ne luttent pas davantage certainement parce qu’elles ont intériorisé les valeurs dominantes : pouvoir acheter une IVG clandestine prouve paradoxalement la valeur de la femme puisque cela prouve qu’elle a de l’argent, de la débrouillardise, un réseau de soutient – tout ce dont on a en général besoin pour survivre dans un système néolibéral.

Justement l’immense majorité des femmes se bat pour survivre. Les femmes de la classe ouvrière qui avait 40 ans et plus en 1990 et ont alors perdu leur emploi n’en ont pas retrouvé à 50%. Elles n’étaient pas armées psychologiquement et socialement pour se confronter au capitalisme sauvage. Aujourd’hui elles vivent de retraites misérables car comptés sur la base de 20 ans d’emploi seulement ou sont à la charge de leurs enfants – et parfois de leur mères âgées, qui parties à la retraite encore sous le régime communiste bénéficient de pensions plus élevées que leurs filles ! Des centaines de milliers de femmes bulgares, roumaines, moldaves, ukrainiennes et polonaises de plus de 55 travaillaient avant la crise dans pays du sud de l’Europe. Depuis 20 ans des millions ont aussi migré vers la Turquie, Chypre, le Moyen Orient et Israël ou elles sont principalement femmes de ménages et auxiliaires de vie pour personnes âgées.

Un monde de précarité

Les autres femmes découvrent les « petits boulots » - à l’Ouest comme à l’Est les femmes nées dans les années 70 ont du apprendre que faire des CV et des lettres de motivations lors d’interminables séminaires des agences d’emploi et les centres de formation spécialisés était plus important que de travailler. Les femmes de ma génération ont du comprendre qu’avec un diplôme universitaire il était normal de n’accéder qu’à des jobs répétitifs en usine ou dans les « usines de services » - les centres d’appel et d’être payées au salaire minimum. Nous avons dû accepter de nous sentir heureuses en décrochant un contrat de 6 mois, 2 mois ou... 2 semaines ! Nous avons appris à accepter tout sans broncher, à ne jamais faire de grève, à jongler entre les allocations chômage dérisoires et des salaires de misère payés souvent avec 2 mois de retard. Nous avons appris que nous ne pouvions plus posséder d’appartement, que la culture est un luxe et souvent avoir un enfant aussi. Nous avons appris aussi à subir la dévalorisation : lorsqu’un employeur m’a dit pour la première fois (en 1997) que mon diplôme de la Sorbonne ne valait rien pour me faire accepter un stage gratuit – je fus choquée. Aujourd’hui plus rien ne m’étonne. Un employeur peut dire que parler plusieurs langues ne sert à rien si on n’est pas PARFAITE. Récemment c’est pour un job de télémarketing de 2 semaines payé au SMIC qu’on a exigé de moi la perfection !

La situation des femmes en Europe occidentale s’est dégradée en réalité depuis la moitié des années 90. De 1995 à 1999 60% des jeunes diplômés français étaient déjà au chômage. Les années 2000-2003 de construction de l’économie internet et de bulle informatique était la seule période de plein emploi en 35 ans. Ce fut le seul moment ou les employeurs hypocrites ont cessé de clamer qu’un diplôme de la Sorbonne ne vaut rien et embauchaient tout le monde, y compris de nombreux sans papiers dont j’étais et qui furent régularisés alors. Depuis 2004 le chômage de masse est reparti aggravé par les changements technologiques qui ont conduit aux délocalisation des fameux métiers informatiques et para-informatiques qui furent les seuls vrais emplois de ma génération : télémarketing, hotline informatique, contrôle et réparation à distance des postes informatiques, administrations de serveurs. Les révolutions de 2011 au Maghreb ont permis de découvrir ou et comment ces emplois ont été délocalisés. Les centres d’appels francophones emploient des milliers de jeunes Tunisiens et Marocains pour des salaires de 150-250 Euros de même que la sous-traitance pour l’aéronautique, l’automobile et le textile emploient des dizaines de milliers de travailleu/ses dans des Zones Economiques Spéciales de ces pays. Les révolté/es du Maghreb se sont précisément soulevé contre ces bas salaires, des conditions de travail digne de l’esclavage et le mépris des entreprises néocolonisatrices.

Le chômage cause en France l’hécatombe de 8,7 millions de pauvres et précaires vivant en dessous du seuil de pauvreté fixé à 977 Euros par personne. Au moins 1 million de résidents en France ne sont pas comptés comme chômeurs car ils ne touchent aucune aide sociale, pas même le Revenu minimum.
Il faut de plus en plus compter avec le travail gratuit. Le secteur associatif, politique et culturel ne fonctionnent que par le travail gratuit : 1 million de stagiaire et 11 millions de bénévoles. La totalité des stagiaires et la moitié des bénévoles au moins voudraient bien être payés pour le travail fourni.
Dans les pays de l’Est, à côté du chômage structurel de 10 à 20%, le fléau est l’absence de contrat de travail. Le secteur qu’on pourrait qualifier d’informel est prépondérant dans les usines low cost des vastes Zones Economiques Spéciales, dans les services dégradés (télémarketing, restauration et hôtellerie) et dans l’éducation privatisée. Par exemple le salaire d’un/e enseignant/e titulaire d’un doctorat dans le secteur privé sera de 500- 300 Euros sans assurances maladie, sans retraite et sans congé payés – l’enseignant/e ne sera alors payé que pour les heures de présence en cours et devra donc effectuer un « petit job » l’été pendant ce ses étudiants, eux, seront en vacances !

Ce secteur informel est légalisé par les « contrats poubelles » - les contrats « projets » précaires qui ne comportent aucune cotisation sociale. Ainsi de vaste segments de la classe ouvrière travaillent sans couverture maladie ni cotisation de retraite. En Pologne 80% des 18-30 ans travaillent ainsi. Il est évident que cette population n’aura jamais de retraite et les effets de cette politique se feront sentir dans 10 à 20 ans. Les femmes de l’Europe de l’Ouest de moins de 40 ans risquent également de ne jamais toucher de retraite du fait des années de travail gratuit, informel et de périodes de chômage sans cotisations retraite – le Revenu de Solidarité Active en France, (ancien RMI) ne donne pas droit aux cotisation retraite par exemple et 3 millions de personnes soumises à ce régime depuis 10 ans.

Les changements de valeurs et de mentalité

De nombreuses femmes se retirent du marché du travail. Elles vivent d’allocations diverses, d’héritage ou bien sur dépendent de l’homme ou d’une famille. Celles qui décident de vivre de l’aide sociale veulent mener à bien des projets artistiques ou politiques. Parfois elles renouvellent le discours sur la femme au foyer comme étant finalement révolutionnaire car échappant à l’exploitation capitaliste. Nombreuses sont les femmes proches de courants écologistes qui prônent cette attitude. La majorité des femmes n’aime de toute façon pas les valeurs du capitalisme. En privée, beaucoup de femmes critiquent la compétition à outrance, le mode de vie de forçat du travail, l’exploitation éhontée de la nature, la fuite de l’humain s’abîmant dans la technologie toujours plus sophistiquée, accessible et aliénante. Mais cette critique, elles la font rarement publiquement. Elles craignent de ne pas être considérées comme « modernes », de passer pour des passéistes et de continuer d’être exclues car elles sont toujours en quelque sorte « excluables », coupables de ne pas être à leur place légitime en prenant la parole dans le débat public. Alors elles se réfugient dans le privé, l’individuel : elles sont extrêmement nombreuses à vouloir privilégier les emplois dans le secteur social, artistique et éducatif, là ou elles pensant mettre en œuvre d’autres valeurs que la production et la vente à outrance. Elles se retrouvent alors à panser les plaies du système ou à passer tout simplement du chômage aux petits boulots durs et précaires. Les femmes choisissent ces métiers non pas par identification à une féminité ancienne, mais pour échapper au système.

Cependant ce « choix » n’est possible que s’il existe encore un « matelas parental de biens » - un héritage issu du travail des générations précédentes. En Europe de l’Est le système capitaliste ne tient d’ailleurs que parce qu’il s’appuie sur les biens matériels et le capital culturel de la génération des parents et grands parents qui possèdent tous au moins un appartement ou une maison construite sous le régime communiste qu’ils vont léguer à leur enfants démunis. Des enfants qui n’auront eux même ni biens ni enfants – la natalité est négative s dans la totalité des pays de l’Est depuis 20 an parce qu’il n’y existe aucune politique familiale. A l’Ouest le logement a toujours été considéré comme une marchandise et les politiques publiques de logements sociaux étaient une exception dans la règle du capitalisme. Le travail précaire empêche l’accès à la propriété par le crédit et les files d’attente de logement social s’allongent de plus en plus et concernent maintenant la classe moyenne. En France 5 millions de personnes attendent un HLM et le temps d’attente est de 7 ans minimum et jusqu’à 20 ans à Paris selon des critères d’attribution opaques et arbitraires. En Ile de France 50 000 personnes vivent littéralement à la rue. A l’Est l’allocation au logement n’existe pas et les politiques publiques de logement répondent aux logiques punitives de l’idéologie du « workfare » – ce qui signifie des vies dans des conteneurs, des squats, des bidonvilles et des morts de froid par centaines chaque hiver et des enfants enlevés au parents démunis pour être placés dans des orphelinats.

Alors que la situation sociale et économique européenne n’était déjà pas brillante le système capitaliste nous alors concocté l’énorme crise de la dette : le sauvetage des banques par l’Etat, l’austérité continue et violente, la déflation, le chômage encore et toujours plus violent et massif. Ce chômage des pays du Sud affecte d’ailleurs les pays de l’Est car 3 à 5 millions de migrants Polonais, Ukrainiens, Roumains et Bulgares ont perdu leur emploi en Espagne, P
Portugal, Italie et Grèce ou ils travaillaient avant la crise.

L’émigration intra-européenne « Bolkestein »

Juste avant la crise l’Union Européenne a mis en place une délocalisation massive interne sous forme de la directive de libéralisation des services dite « Bolkestein ». Couplée à la directive de détachement des travailleurs datant de 1996 cette loi européenne a conduit à des masses de déplacements dans l’UE : en 10 ans 2 millions de Polonais ont migré vers les îles britanniques et l’Irlande, 1 à 3 autres millions de Polonais, 2 millions de Bulgares, 3 millions de Roumains et maintenant des chiffres encore inconnus d’Espagnols, Portugais, Grecs ainsi que des nationalités de tous les pays habitants à l’intérieur de l’UE (Maghrébins, Egyptiens, Pakistanais, Africains, Ukrainiens et Caucasiens...) sont déplacé comme main d’oeuvre quasi captive par des agences de vente de main d’oeuvre au salaires et aux cotisations sociales du pays d’origine de l’agence. Ces agences de vente d’humain sont souvent des filiales de grands groupes mais leur siège social se trouve dans des paradis fiscaux et/ou sans législation sociale notable – Chypre, Irlande, Pologne, Bulgarie, Pays Baltes..). Ces agences vendent la main d’oeuvre avec des contrats des pays les moins disant socialement – ainsi on a vu des Polonais travailler avec des contrats chypriotes en France, des Egyptiens avec des contrats italiens en France, des Ukrainiens au salaires portugais en France, sans oublier les contrats bulgares et roumains en Allemagne. Chaque nouvelle destruction d’emplois dans les pays du Sud et chaque nouveau plan d’austérité entraînent de nouvelles masses de travailleurs dans cette migration tournante et une spirale sans fin de baisse des salaires. Ainsi si les Polonais travaillent à l’Ouest avec des contrats Bolkestein pour 800 Euros, les Bulgares et les Portugais pour 600 Euros, des Ukrainiens accepteront 300 Euros pour le même travail. Ce sont les rares secteurs qui embauchent qui voient cette concurrence entre travailleurs européens appauvris et travailleurs extra-européens souvent sans papiers : bâtiment, abattoirs, agriculture intensive, hôtellerie-restauration et domesticité. Aider ces travailleurs et s’attaquer à ces agences qui sont de véritables industries de vente d’être humains est dangereux si on n’est pas soutenu par des syndicats puissants. Konstantina Kouneva et moi même nous en avons fait l’expérience en Grèce lors de notre campagne pour le droit des migrants est-européens en Grèce – attaque au vitriol sur Konstantina et poursuites judiciaires de répression contre moi Grèce qui ont duré 4 ans et ont été émaillés de nombreuses atteintes aux droits humains (arrestation et détention sans mandat, refus d’accès au dossier, refus du droit à la défense).

Selon Raquel Varela, historienne à l’Université de Lisbonne et spécialiste des conflits sociaux, il ne faut plus voir l’Union Européenne comme des pays juxtaposés chacun comportant un marché du travail ségrégué et hiérarchique auquel les migrants viennent s’agréger. Il faut analyser le marché du travail européen comme une mise en concurrence de masses de travailleurs déplacés et tournant dans tous les sens de pays à pays. Cette circulation des travailleurs est mise en place par des réseaux d’agences fournissant les multinationales fin de leur éviter à avoir à embaucher une main d’oeuvre occidentale cantonnée alors aux allocations et immobilisée dans leur ville et leur pays par ce système de contrôle de chômage. Les entreprises sous-traitantes aux multinationales se font la concurrence via ces masses captives de travailleurs eux même mis en concurrence avec les migrants africains, asiatiques et latinos américains sans papiers. Sur les parking et les trottoirs ou les patrons viennent les chercher les Polonais et les Roumains se disputent avec les Ouest-africains et les jeunes Maghrébins des dernières vagues migratoires de Lampedusa le travail journalier dans le bâtiment, les champs et les petites usines.

Il faut donc imaginer l’impact de la prochaine vague de migration que va entraîner l’accord d’association de l’Ukraine avec l’UE déjà signé en juin dernier. Ce pays en guerre et en faillite s’apprête à exporter entre 3 et 6 millions de ressortissants vers ces mêmes champs, chantiers et usines de l’Ouest. Les entreprises de vente de main d’oeuvre sises en Pologne se frottent déjà les mains car les Ukrainiens n’ont aucune connaissance des législations sociales des pays de l’Union Européenne et pas davantage de connaissances linguistiques nécessaires pour se débrouiller dans la jungle du marché du travail européen. Ils seront alors totalement a merci de ces agences qui leur proposeront des salaires de 200 à 400 Euros qu’ils seront hélas heureux d’accepter.

Pendant ce temps les syndicats, absents des analyses géopolitiques, ne comprennent même pas la stratégie perverse du patronat et se contentent d’actions ponctuelles, nationales et non coordonnées. La gauche européenne est singulièrement engourdie dès que la problématique de migration Bolkestein est posée comme si l’émigration forcée de millions de gens étaient un facteur automatique d’émancipation et ne posait aucun danger pour la fragile situation des classes populaires européennes. Le Parti de la Gauche Européenne n’a depuis 2006 aucune analyse politique à ce sujet et n’a fait aucune proposition globale. Les syndicats de certains pays (Grèce, Espagne) sont par leur inaction complices de la situation. En France seule une infime minorité de syndicalistes s’occupe de ces problématiques. Ce plus ils ne disposent d’aucun budget pour ces actions comme si organiser les travailleurs migrants choisis par les agences précisément parce qu’ils ne parlent pas le Français pouvait se faire en s’appuyant sur le bénévolat de quelques individus. En Allemagne le syndicat IG Bau a organisé une structure permanente de soutien aux travailleurs de l’Est Européen, l’Association Européenne de travailleurs migrants disposant de bureaux à Munich et à Varsovie, mais cette structure est trop petite pour répondre aux défis lancés par ces déplacements de millions de personnes. Seuls les pays nordiques, Suède, Norvège (non membre de l’UE) et Danemark surveillent mieux leur marché du travail parce que les syndicats gèrent directement les cotisations versées par le patronat et parce qu’ainsi l’adhésion au syndicat de chaque travailleur est obligatoire. Cela permet d’éviter des dérives comme les pratiques mafieuses des agences comme on a pu en voir en France, Italie, Grèce et Espagne.

La dernière menace nous vient de la guerre. Dans un paroxysme de fuite en avant l’UE se précipite les yeux fermés vers un conflit fomenté par les USA contre la Russie comme si le salut de son système économique en dépendait. L’oligarchie européenne et pas davantage la bureaucratie bruxelloise ne demandent aux peuples européens leur avis sur les sujets concernant leur avenir : préféreraient-ils s’en remettre aux USA pour leur destin en signant le TAFTA ou devraient-ils plutôt examiner l’offre du gouvernement russe de coopérer dans une Union Eurasiatique ? L’avenir est lourd de danger pour l’Europe et encore plus pour l’Europe de l’Est, démembrée et marginalisée politiquement, économiquement et culturellement.
Alors que tout semble désespéré nous ne pouvons comme solution que combattre sans relâche le capitalisme de toutes les façons possibles.

Que faire ?

Tout d’abord les révolutions arabes ont démontré la puissance et la vitalité du syndicalisme dans certains pays. En Tunisie les jeunes révolutionnaires, dont de nombreuses femmes, ont organisé des syndicats combatifs dans les secteurs des centres d’appels, l’aéronautique, le textile, l’agroalimentaire. Ces jeunes visent à améliorer leurs salaires et conditions de travail immédiats. Avec des salaires de 150 Euros la marge de manoeuvre possible est importante, chaque amélioration donnant de nouveaux espoirs. Mais ces syndicalistes luttent aussi pour la transformation de leur société. La lutte emblématique des travailleuses de SEA Latelec de Tunisie a montré que l’ère du néocolonialisme arrogant est finie. Les travailleuses ont médiatisé l’importance de l’objectif de dignité – du respect du droit du travail tunisien par une multinationale française. Mais elles ont aussi incité les syndicalistes européens à travailler à syndiquer les travailleur/ses européens afin que la mise en concurrence Nord-Sud ne soit plus possible. Nous devrions nous associer plus étroitement avec les jeunes syndicalistes des pays du Sud pour réfléchir ensemble à la façon dont nous souhaitons organiser et répartir le travail pour que chacun/e puisse avoir des revenus corrects, raccourcir le temps du travail et donner du sens à ce travail. La notion d’autogestion réémerge avec la lutte pour la co-gestion de syndicats du Nord et du Sud dans les multinationales.

Soutenir les luttes dans les pays de l’Europe de l’Est constitue un objectif similaire. Soutenir les luttes des syndicalistes de la chimie en Bosnie, des travailleuses des chaînes d’assemblages dans les Zones Economiques Spéciales en Pologne, des travailleuses du textile à Vranje en Serbie, c’est contrer immédiatement les délocalisations intraeuropéennes. Soutenir les femmes de ménages grecques, les travailleurs des supermarchés en Pologne et les retraités bulgares contestant les privatisation des secteurs d’énergie c’est recréer un sentiment de conscience de classe en Europe et contribuer à la resyndicalisation politique de la société. Nous devrions accepter de la souplesse dans cette vision du syndicalisme – souvent en Europe de l’Est le syndicat est « familial ». Crée par des femmes, il inclut naturellement le mari et les enfants ! Nous devrions nous associer aux économistes de gauche et aux spécialistes de la gestion : nous aurons besoin de leurs compétences pour reprendre les usines privatisées, fermées ou abandonnées et les remettre en marche en autogestion. Nous devrons recréer des coopératives, des filières entières de production et surtout de distribution. Les syndicats de l’usine chimique de DITA à Tuzla en Bosnie qui occupent leur usine et souhaitent redémarrer une production massive de matières premières chimiques pour le nettoyage et les cosmétiques ont besoin de spécialistes pour analyser et recréer un marché local qui ne soit pas aux mains de l’oligarchie et des multinationales. Chaque nouvelle coopérative se trouve face de ce dilemme et nous devons déjà créer des synergies entre différents milieux pour trouver des solutions.

Nous devons radicaliser nos objectifs politiques – exiger d’abolir toutes les dispositions « Bolkestein » ou nous décider à créer une législation du travail unitaire en Europe. Nous devons nous mêler de géopolitique également. Devons nous nous soumettre au TAFTA ou examiner les propositions russes émanant de Siergiei Glaziev, conseiller économique pour l’Union Eurasiatique de Poutine ? Les féministes doivent avoir une opinion, une vision des grands choix stratégiques géopolitiques et géo-économiques, surtout que les guerres et les manipulations de déstabilisations menées par les USA en Syrie, au Kurdistan, en Irak, en Libye, en Tunisie et en Algérie détruisent la vie et les structures sociales de sociétés entières et font reculer encore plus les perspectives de l’émancipation des femmes.

Nous devons dénoncer les valeurs de la concurrence et du darwinisme sociale comme étant pur outil du patriarcat. Non seulement la plupart des femmes rejettent ces valeurs et préfèrent la création et la coopération mais même les femmes manager sont fatiguées de la lutte des uns contre les autres sur le dos de toutes. Nous devrions alors développer les structures de solidarité de proximité, les banques solidaires et les échanges horizontaux afin d’apprendre cette nouvelle coopération et développer aussi des outils de survie dans le système et de sortie du système. Les femmes européennes gagneront à apprendre des Africaines le fonctionnement de tontines et des banques solidaires autonomes afin de les adapter à leur réalité. Par contre nous devons également pendant ce temps refuser d’exécuter le travail gratuit dans les structures sociales qui remplacent maintenant l’Etat en Europe. Tous ce qui s’apparente à un travail pour l’Etat ou pour des structures privées doit être payé. Sinon nous courrons le risque d’une génération de femmes à nouveau dépendante d’hommes exécutant des œuvres de charité.

Nous devons continuellement repenser notre stratégie et affûter nos outils de lutte en continuant pour cela à nous rencontrer dans le cadre de nos lieux de lutte déjà existants comme la Marche Mondiale des Femmes ou l’Assemblée des Femmes du Forum Social Mondial tout en réfléchissant à la refondation d’une gauche internationaliste mondiale.