Les conflits sociaux sont des luttes pour la reconnaissance . A. Honneth
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Les conflits sociaux sont des luttes pour la reconnaissance
Entretien avec Axel Honneth, philosophe
Bien des souffrances et des problèmes sociaux prennent sens dès lors qu’on les aborde sous l’angle de la reconnaissance. C’est ce que montre le philosophe Axel Honneth, soucieux de marquer l’importance pour notre existence du regard des autres.
La question de la reconnaissance n’apparaît-elle que par la
négative, autrement dit quand il y a déni de reconnaissance ?
J’ai commencé en effet à appréhender la question de la reconnaissance par l’analyse des sentiments négatifs de mépris, d’humiliation, d’atteinte à la dignité. J’étais alors convaincu qu’elle n’apparaissait que par la négative. Mais j’ai peu à peu pris conscience qu’on ne pouvait pas analyser ces sentiments et les luttes qu’elles nourrissent sans faire référence, en tant qu’observateur, aux principes positifs de reconnaissance mis en jeu. Il est sinon impossible de comprendre ce pour quoi ces personnes luttent, ce qu’elles recherchent. Si, en effet, la question de la reconnaissance survient dans la société à travers les sentiments de non-reconnaissance, nous ne pouvons pourtant les comprendre sans nous référer aux principes positifs de reconnaissance sur lesquels ils s’appuient.
Est-ce que tout conflit social doit être analysé comme une lutte
pour la reconnaissance ?
Ma position sur ce point a évolué au cours de mes recherches. Au départ, mon projet était seulement de critiquer le modèle classique qui analyse les conflits sociaux comme des conflits d’intérêts. Selon ce modèle, vous présupposez des sujets ou des groupes de sujets qui ont certains intérêts prédéfinis, lesquels ne sont pas satisfaits dans les conditions données ; ces sujets luttent donc pour les satisfaire. Or, pour moi, il apparaissait qu’une partie en tout cas des conflits sociaux se comprenaient mieux en faisant intervenir des attentes morales, c’est-à-dire en les expliquant par des sentiments d’honneur bafoué, de mépris ou de déni de reconnaissance. Mais ce contre-modèle ne visait pas à analyser l’ensemble des conflits sociaux dont beaucoup restaient alors selon moi à expliquer comme des conflits d’intérêts. Mais, au fur et à mesure que j’approfondissais la question, j’en suis venu à l’idée que tout conflit est ? plus ou moins ? motivé par des convictions morales, parce que certaines revendications légitimes, des demandes de reconnaissance, sont injustement rejetées. Mon idée désormais est donc que tous les types de conflits sociaux, même ceux qui visent la redistribution des biens et qui semblent être purement instrumentaux, doivent être compris comme des conflits normatifs, comme des luttes pour la reconnaissance.
Mais ne peut-il y avoir des demandes de reconnaissance
injustifiées ? Ne pensez-vous pas qu’il y a parfois des abus, des
manipulations ?
Oui, bien sûr, aussi bien du côté de ceux qui réclament de la reconnaissance que de ceux qui l’offrent. Aujourd’hui, on utilise le terme de « reconnaissance » dans un sens très large. C’est même devenu un mot à la mode. Nous sommes parfois confrontés à des gens qui sont obsédés par l’idée qu’ils ne sont pas reconnus. Il faut être prudent dans l’analyse et se demander toujours jusqu’à quel point ces sentiments de mépris ou d’humiliation ont un fondement.
Inversement, certaines formes de reconnaissance ne doivent pas être considérées comme authentiques. Il y a parfois instrumentalisation. On peut vouloir donner le sentiment de reconnaître une personne ou un groupe de personnes sans que ce soit vraiment le cas.
Une demande de reconnaissance est justifiée quand elle se réfère à certains principes normatifs. Toutes les sociétés sont basées sur de tels principes, acceptés, institués et donc pratiqués. Ce sont eux qui permettent l’intégration d’une communauté sociale. Ils définissent certaines sphères où les gens attendent d’être reconnus.
Quelles sont ces sphères sociales où s’expriment ces demandes de
reconnaissance ?
Dans les sociétés modernes, nous pouvons distinguer trois sphères de reconnaissance qui jouent un rôle important pour comprendre nos pratiques et notre vie sociale. Le principe de l’amour dans la sphère intime, celui de l’égalité dans la sphère du droit, et celui de l’accomplissement individuel, de la reconnaissance de notre contribution au sein de la sphère de la production/ (voir l’encadré ci-dessous)/. Ces principes forment pour ainsi dire la grammaire de notre vie sociale.
Il y a vraiment déni de reconnaissance quand l’un au moins de ces trois principes est violé.
Il faut toujours se souvenir des exigences internes de ces principes de reconnaissance. C’est ma conviction que ces principes se réfèrent à quelque chose d’institué dans la société, nous en sommes tous plus ou moins conscients et, dans l’ensemble, nous les respectons, mais ils sont toujours plus exigeants que les interprétations qui existent déjà dans nos pratiques sociales. En ce sens, je dirais qu’il y a une « valeur ajoutée » de ces principes de reconnaissance. Ce que la théorie sociale peut faire, c’est rendre clair que ces principes doivent permettre des formes plus exigeantes et plus adéquates de la reconnaissance que ceux qui existent déjà dans la réalité sociale. Par exemple, concernant le principe de contribution, la théorie sociale peut aider à rendre clair que dans notre type de société, c’est une exigence légitime d’être inclus d’une manière telle que vous ayez la possibilité d’y contribuer. Dans un certain sens, le principe de contribution inclut donc le droit au travail. Parce que sans travailler, vous ne pouvez pas être reconnu pour votre contribution.
La philosophe Nancy Fraser vous reproche de trop psychologiser les
problèmes sociaux. Que lui rétorquez-vous ?
La théorie sociale que je propose a un fondement psychologique et moral parce qu’elle a pour point de départ les sentiments de mépris, d’humiliation et de déni de reconnaissance. Selon moi, nous sommes psychologiquement des personnes extrêmement sensibles et vulnérables à la manière dont la société nous traite. Et sans cela, je crois qu’il n’y aurait pas beaucoup de conflits. En ce sens, je pense qu’il y a un lien entre une théorie normative de la société et la psychologie morale. Mais, je n’essaie pas de justifier certaines revendications normatives simplement en m’appuyant sur la psychologie. Parce que je suis très conscient du fait que tous les sentiments ne sont pas tous moralement justifiés. J’ai seulement commencé avec l’observation des sentiments de reconnaissance insatisfaite. Mais dans un second temps, au niveau de la théorie normative de la société, j’ai cherché à expliquer jusqu’à quel degré ces sentiments peuvent être justifiés. Ma théorie n’est donc pas entièrement basée sur la psychologie morale.
Pensez-vous que la théorie de la reconnaissance peut apporter un
éclairage, par exemple, sur les émeutes qui, en 2005, ont secoué les
banlieues en France ?
J’en suis convaincu. Il me semble évident que ces émeutes prennent appui sur de profondes déceptions concernant le type de reconnaissance sociale que la société donne à ces populations. Ces événements nous aident à devenir conscients à quel point sont sensibles à la question de la reconnaissance les membres d’une collectivité. Mais pour le voir, il faut être conscient des différentes faces de la reconnaissance sociale. Elle n’a pas seulement à voir avec certains droits, avec ce que j’inclus dans le second principe de la reconnaissance. Même si ces gens sont des membres légaux de la société, ils font constamment l’expérience d’être invisibles ou superflus. Ils sont uniquement vus comme des groupes statistiques constituant un danger permanent pour la société ou comme une source de problème. Le sentiment d’être considéré comme sans valeur positive par les autres membres de la société est selon moi l’une des principales motivations de ce conflit social. Formellement, ces jeunes ont les mêmes droits que les autres, mais ils n’ont probablement pas les conditions pour faire usage de ces droits. Ce sont surtout les attentes du troisième principe, celui de la contribution sociale, qui sont déçues. La reconnaissance sociale, la contribution productive, la visibilité positive leur semblent interdites...
Les principes de la reconnaissance, même s’ils sont en un sens déjà
institués dans la société, exigent toujours davantage...
Oui, la théorie critique que je propose peut indiquer les limites des pratiques sociales existantes et des formes institutionnalisées. Ce qu’on définit comme travail dans une situation sociale particulière est très ouvert à l’interprétation. Dans ce champ, beaucoup de conflits sont liés à la question : qu’est-ce qui compte légitimement comme contribution ? Par exemple, le travail domestique n’est souvent pas considéré comme un travail au sens plein qui donne lieu à une véritable reconnaissance. Le mouvement féministe a tenté de montrer que s’occuper des enfants ou des tâches ménagères doit compter comme une base légitime pour une certaine forme de reconnaissance car c’est une contribution de valeur à la société. Mais pendant longtemps, l’interprétation traditionnelle du principe d’accomplissement individuel était d’abord attachée au travail dans la sphère industrielle, à l’extérieur de la sphère domestique.
Ces principes de reconnaissance s’inscrivent donc dans un cadre
anthropologique, mais également dans une histoire.
Il y a bien sûr une dimension anthropologique : en tant qu’être humain, nous ne pouvons développer notre identité et une relation positive à nous-mêmes sans reconnaissance. Et sans cela, il ne peut y avoir intégration dans le système social. Cela constitue le cadre anthropologique global et universel mais ce cadre n’est pas un destin...
Les principes de la reconnaissance sont ouverts au changement historique et social. Dans les sociétés prémodernes, les gens se reconnaissaient dans une communauté donnée avec une conception de l’honneur vertical ; d’autres idées et principes de reconnaissances prévalaient. Ceux que j’ai dégagés valent pour des sociétés modernes, basées sur des principes de reconnaissance qui ne sont pas seulement réciproques mais symétriques, égaux. Dans les sociétés prémodernes, prédominait également une autre idée de l’amour que celle que nous avons aujourd’hui qui est un résultat historique tardif où l’amour est devenu de plus en plus indépendant des attentes sociales, économiques.
Selon vous, peut-on alors lire dans l’histoire des sociétés un
progrès dans le processus de la reconnaissance ?
C’est une question difficile. Oui, je crois que, depuis l’établissement de la société moderne et l’institutionnalisation de certains principes normatifs de reconnaissance, nous pouvons observer qu’il y a un progrès au sens où il y a des interprétations et des applications toujours plus exigeantes.
L’exemple le plus clair est celui de la sphère du droit : nous pouvons observer, depuis l’institutionnalisation du principe d’égal respect, disons depuis la Révolution française, qu’il y a eu des luttes continues de groupes sociaux pour déterminer les implications de ce principe normatif. Qu’est-ce que cela veut dire que de devoir respecter chacun légalement ? Au début, les femmes, par exemple, ont été systématiquement exclues de cette égalité juridique. Il y a donc eu des luttes permanentes de différents côtés pour exiger le droit d’être inclus dans ce principe. Ces luttes ont non seulement permis l’inclusion d’autres groupes que les femmes, mais également l’apparition de nouvelles formes de droits, des droits dont on pense qu’ils sont également conditionnés par le principe de respect légal. Ainsi, nous pensons que la reconnaissance de l’égalité juridique conduit à affirmer le droit de chacun de participer au choix de ceux qui gouvernent. Mais nous avons également des droits sociaux. Parce que dans le processus historique, la lutte de certains groupes a pu convaincre la société qu’il y a des conditions sociales pour pouvoir faire usage de ces droits égaux.
C’est pareil dans la sphère de l’intimité. Qu’est-ce que cela veut dire que l’amour mutuel ? Aujourd’hui, nous sommes dans une situation où nous croyons que l’amour mutuel dans une relation implique de partager les tâches domestiques. C’est le résultat d’une compréhension plus exigeante de ce que l’amour et le soin mutuel incluent. Au final, en dépit d’interruptions, d’obstacles il y a donc, je pense, un certain progrès.
Mais sous sommes liés pour d’autres raisons à ce concept de progrès. Nous ne pouvons pas ne pas le présupposer quand nous essayons de comprendre nos propres pratiques aujourd’hui. Nous les comprenons comme le résultat d’un apprentissage du passé. Nous vivons aujourd’hui dans un monde où les enfants ne doivent pas travailler à l’âge de six ans, et nous sommes persuadés que cela est juste : pour justifier cette conviction, nous posons un progrès par rapport au passé. Nous ne pouvons donner sens à nos pratiques que si nous présupposons que nous avons surmonté certaines formes de reconnaissances insatisfaisantes ou restrictives.
Peut-on espérer une société où les conditions de la reconnaissance
puissent être garanties, ou bien est-ce un horizon inatteignable,
une idée régulatrice ?
Je considère que c’est une idée régulatrice dont nous ne pouvons pas nous passer. Mais je ne pense pas que dans l’histoire il y aura une société où l’on puisse dire que les luttes pour la reconnaissance sont finies. Cela a un lien avec la « valeur ajoutée » des principes que je mentionnais tout à l’heure et qui exigent toujours davantage. En un sens, il est impossible de les satisfaire parce qu’on peut toujours arguer du non-respect de certains aspects de notre personnalité.
Propos recueillis par Catherine Halpern