Accueil > Altermondialisme > Post-capitalisme non productiviste - Alterdéveloppement - Ecosocialisme > Développement alternatif ou alterdéveloppement > Le « petit détour théorique » de J M Harribey

Le « petit détour théorique » de J M Harribey

mercredi 3 décembre 2008, par Amitié entre les peuples

Le « petit détour théorique » de Jean-Marie HARRIBEY

Les intertitres et le choix de l’extrait sont de Christian Delarue

extrait d’un texte plus volumineux :
L’altermondialisme : un nouveau mouvement émancipateur au sein de l’ancien pour une fusion
http://www.reseau-ipam.org/spip.php?article410

LES CADRES CRITIQUES DU MARXISME

Autant l’expérience du XXe siècle nous oblige à abandonner les dogmes dont l’application a mené à la faillite des révolutions qui furent tentées, notamment celui du possible développement illimité des forces productives et celui de l’opposition entre démocratie dite « réelle » et
démocratie dite « formelle », autant la méthode et les concepts forgés par Marx pour critiquer le capitalisme restent pertinents : ainsi, pas de compréhension possible de l’accumulation financière sans théorie de la plus-value, pas de compréhension de la mondialisation sans théorie de la marchandise, et, au final pour notre projet, pas de nouvelle conception de la richesse ni l’extension de la sphère non marchande sans théorie mettant en relation travail et valeur.

Or ce sont justement les maillons de cette chaîne théorique qui sont ignorés ou abandonnés par les nouvelles élucubrations qui ont fleuri depuis la fin des années 1980, accompagnant - est-ce un hasard ? - la montée en puissance des thèses libérales. Rappelons-nous : nous avons eu droit à la « fin du travail », à l’irruption de l’ « activité », à la « disparition de la valeur travail » après celle de la théorie de la valeur-travail en tant que théorie de la marchandise et des rapports capitalistes, au revenu d’existence [8 ] dont l’origine devenait mystérieuse puisque le travail était censé ne plus créer la valeur pouvant être distribuée, un mythe comparable à celui entourant la capitalisation. Et maintenant, nous serions arrivés à l’ère de la « sortie de l’économie », de la « sortie du développement » comme le dit Serge Latouche [9 ], et, puisque les rapports sociaux capitalistes auraient perdu leur place centrale, poursuivent ses épigones, plus besoin de les remettre en cause : « Elémentaire mon cher Watson ! »...

« PRODUCTIVISME » OU ACCUMULATION DU CAPITAL

Au mieux, le capitalisme étant réduit à du productivisme, on s’acharnera contre celui-ci à partir d’une définition erronée : on nous dit que le productivisme consiste à produire pour produire ; pourquoi alors le capitalisme ralentit-il son activité quand la rentabilité est jugée insuffisante ? et pourquoi veut-il faire régresser les productions non marchandes ? On cernerait sans doute mieux la réalité si l’on disait que le productivisme, c’est produire pour le profit sans fin d’une classe,
la bourgeoisie privée qui accumule du capital, ou bien, dans le cadre d’une sorte de capitalisme d’Etat comme en URSS, pour celui d’une classe bureaucratique qui concentre le pouvoir.

On voit donc que, dans la lignée d’auteurs allant d’Illich et Partant jusqu’à Serge Latouche, si l’accent est mis à juste titre sur la critique d’une certaine conception du progrès qui a plus à voir avec la domestication aveugle et finalement mortifère du monde qu’avec une maîtrise consciente des espoirs et des limites de l’action humaine, cette critique est bancale dans la mesure où elle fait l’impasse sur les conditions sociales (les rapports sociaux) dans lesquels s’effectue la relation de l’homme à l’ensemble du monde vivant. Et cette impasse conduit (si tant est qu’une impasse puisse conduire quelque part, sinon à un mur) au renoncement à tout développement des sociétés qui sont invitées à « sortir du développement » alors qu’elles n’y ont jamais été admises. Il ne s’agit pas de soupçonner ces théoriciens de mépris à l’égard des populations victimes de la pauvreté née de la pénétration du capitalisme qui a déstructuré les modes de vie traditionnels. Mais leur posture politique consistant à refuser tout développement ne reflète-t-elle pas une incapacité de penser simultanément les rapports sociaux, les rapports de domination et le mode d’insertion dans le vivant ? D’où leur parfois surprenante conception de l’économie dont ils
nous disent qu’elle ne peut être autre que ce qu’elle est et qui pousse certains à dégainer dès qu’ils entendent le mot « productivité ». [10]

CRITIQUE MARXISTE DE LA « RICHESSE »

Au risque d’en faire un leitmotiv dans chacune de mes contributions, j’insiste encore une fois sur le fait que la plupart des théorisations contemporaines de l’économie, de la richesse, du bien-être, etc., diffusées à grands coups de trompettes médiatiques, ne sont qu’une longue suite de contresens au sujet des catégories de la « critique de l’économie politique ».

Le premier contresens et peut-être le plus décisif pour la suite porte sur la notion de richesse. Il est aujourd’hui devenu courant d’entendre dire de la part de théoriciens se revendiquant d’une posture critique que le tort de l’économie politique classique et celui inséparable dans
l’opprobre de la « critique de l’économie politique » avaient été de définir de manière étroite la richesse. Dominique Méda [11] s’est illustrée dans la diffusion de cette idée et beaucoup se sont
lancés dans son sillage [12 ]. Il faut vraiment avoir lu de travers Smith, Ricardo ou Marx pour prétendre une chose pareille. Ce sont eux qui ont rétabli la distinction d’Aristote entre valeur d’usage (richesse) et valeur d’échange (la « valeur » de l’économie). Jamais Marx n’a écrit ou dit que le travail était la seule source de la richesse (puisqu’il disait dans une métaphore que le travail en était le père et la terre en était la mère), en revanche il soutenait que le travail est la seule source de la valeur. Ricardo avait dit exactement la même chose avant lui [13 ].

Donc, il revient à l’économie politique d’avoir grâce à la distinction ci-dessus laissé la porte ouverte à une forme de richesse autre que celle qui est destinée à l’accumulation, une porte ouverte à la gratuité, une porte ouverte à la critique de la marchandisation dont nous reparlons aujourd’hui, une porte ouverte (qu’empruntera Marx) à la critique du fétichisme de la marchandise et de l’argent. [14 ] Les biens naturels sont de la richesse et n’ont pourtant pas de valeur économique intrinsèque, contrairement à ce qu’affirment les économistes néo-classiques. Ce point découle de la même distinction précédente. La nature fournit de la richesse et est improductive en elle-même de valeur pour le capital ; lorsqu’elle est appropriée, elle peut être exploitée par le biais d’un travail productif de valeur.
Les services non marchands sont de la richesse sans valeur pour le capital. Donc le travail qui en est à l’origine est productif de richesses et improductif de valeur pour le capital. Les travaux
domestiques sont productifs de richesse sans valeur marchande ni monétaire. La reproduction de la force de travail n’est pas, dans le cadre domestique, productrice en elle-même de valeur pour le capital. Tout cela est maintenant bien connu et permet de faire la part des choses entre les pensées orthodoxes et hétérodoxes.


VALEUR D’USAGE VALEUR D’ECHANGE

Si le marxisme et le libéralisme ont un point commun critiquable, c’est d’avoir assez (trop) souvent une conception linéaire de l’histoire, mais pas du tout une même conception de la richesse car les économistes néo-classiques (et non les classiques) ont tenté (en vain) de théoriser
l’identité entre valeur d’usage et valeur d’échange. S’agit-il d’un débat académique ? Non, car la politique n’est pas loin : à quoi servirait-il de se préoccuper de répartition des revenus si on ne voyait pas que derrière la répartition se trouvent les rapports sociaux de production, toujours dixit Marx ? De la même façon, analyser l’évolution technique comme autonome est totalement étranger à ce dernier puisqu’il n’y a pas de technique qui ne s’insère dans des rapports sociaux et dont l’utilité ne se mesure avant tout à la qualité de ceux-ci. C’est pourquoi on peut être dans un premier temps séduit par les propos iconoclastes, décapants, d’un Illich, mais pour en voir rapidement le caractère abstrait, inopérant et potentiellement réactionnaire si l’on ne précise pas... qui sera exclu du meilleur hôpital dont on aura réduit le nombre de lits, ou bien pour qui l’on ignorera la découverte d’Ambroise Paré sur la circulation sanguine.Parler d’économie, de rapports sociaux, pire, de rapports sociaux de production, condamne-t-il à rester dans l’univers utilitariste, économiciste ?

LES ECONOMISTES OU LES CAPITALISTES

Il est devenu politiquement correct de mettre tous les économistes dans le même sac. Plus encore, tous les maux de notre société et notamment ceux qui ont trait à l’écologie leur sont imputés. Ce sont les économistes qui sont responsables et coupables, et les capitalistes
disparaissent du champ de la critique. C’est cohérent avec cette idée que la réalité matérielle n’existe pas, qu’il n’y a que des représentations autonomes. En philosophie, cette démarche
épistémologique s’appelle idéalisme, et elle est souvent reliée à l’individualisme méthodologique. Pour le moins, cela mérite de sortir du non-dit.

PRODUIRE DES MARCHANDISES OU DES VALEURS D’USAGE

Il est également de bon ton dans certains milieux héritiers d’Illich de critiquer les « grands outils socio-techniques », voire d’appeler au « démantèlement pur et simple » d’EDF [15]. Démanteler EDF, et pourquoi pas La Poste, France Telecom, Air France, la SNCF, l’éducation, la santé, etc. ? Que ces libéraux qui s’ignorent se rassurent, ce sera bientôt fait comme pour les retraites (méga ou macro-système socio-technique s’il en était). Comment se fait-il que le concept d’externalités négatives soit utilisé par eux pour parler de la pollution et que celui d’externalités positives résultant des « grands ensembles socio-techniques » soit ignoré ? Si l’on admet le concept
d’externalités, pourquoi marche-t-il dans un sens et pas dans l’autre ?De la mise en cause des organes de production collectifs de biens et de services répondant à des besoins sociaux à celle des travailleurs qui les produisent concrètement, il n’y a qu’un pas, allègrement franchi : « L’utilité sociale des travailleurs comme des capitalistes est remise en cause » et « l’industrie et ses facteurs (travailleurs et capitalistes) règnent en maîtres » (sic) car « leur but commun est d’accumuler la plus grande quantité de travail » [16]. De nouveau, les concepts de la « critique de l’économie politique » sont ignorés. Il n’y a plus de classes. Et le travail comme créateur de valeurs d’usage dans tout système social est confondu avec le travail comme catégorie imposée par le capitalisme pour produire des marchandises. Or, toutes les sociétés humaines connaissent la production de leurs moyens d’existence. C’est le cadre social dans lequel s’opère cette production et les finalités assignées à celle-ci qui changent.

DISPUTER ENCORE LE POUVOIR A LA BOURGEOISIE

S’il n’y a plus de classes sociales, il est logique de conclure que cela « invalide l’idée d’autogestion comme projet social » [17 ]. Sans classes, il n’y a pas lieu de disputer le pouvoir à la bourgeoisie et donc de construire le pouvoir du peuple. Il en va autrement si cette
disparition des classes est un mythe.

Pour les notes de renvoi lire le texte d’origine sur

in

L’altermondialisme : un nouveau mouvement émancipateur au sein de l’ancien pour une fusion

http://www.reseau-ipam.

org/spip.php ?article410