Le mouvement altermondialiste, nouveau mouvement d’émancipation - P Khalfa
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par Pierre KHALFA le 19/07/2004
L’hypothèse de ce texte est le mouvement altermondialiste est la forme nouvelle que prend aujourd’hui l’organisation de la lutte pluriséculaire de l’humanité pour son émancipation, c’est-à-dire le combat contre toutes les formes de domination des êtres humains. Après avoir indiqué brièvement le sens qu’il faut donner à sa naissance, nous indiquerons les ruptures décisives qu’il a accomplies avec le mouvement d’émancipation qui l’a immédiatement précédé, le mouvement ouvrier. Enfin nous essaierons de voir dans quelle situation il se trouve aujourd’hui.
Une rupture dans les rapports de force mondiaux
Le mouvement altermondialiste [1] est apparu sur la scène politique internationale lors de la conférence ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à Seattle à la fin de l’année 1999. Cette apparition n’a pas été un coup de tonnerre dans un ciel serein et depuis le milieu des années 1990, les signes n’avaient pas manqué qui indiquaient un véritable tournant dans les mobilisations contre le libéralisme : 1994 au Chiapas, décembre 95 en France, manifestation contre la dette à Birmingham en 1998, manifestations européennes contre le chômage, victoire sur l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI) en 1998, etc. Spectaculairement concrétisée à Seattle, avec l’alliance apparemment incongrue des sidérurgistes et des défenseurs des tortues, l’apparition politique de ce mouvement change la donne sur un point fondamental : le système fait désormais l’objet d’une remise en cause globale sur une large échelle. Nous entrons donc dans une période nouvelle [2] marquée par la présence politique à l’échelle mondiale d’un mouvement qui n’hésite pas à s’en prendre aux fondements mêmes du capitalisme néolibéral. Cette contestation est en fait le produit de deux préoccupations et d’une exigence.
L’exigence est d’ordre démocratique. L’idéologie libérale se présente avant tout comme une naturalisation des processus économiques. Le marché et la concurrence sont présentés comme un « état de nature » que les gouvernements et les institutions internationales ont pour fonction de maintenir ou de rétablir selon le cas. Réaffirmer, dans ce cadre, le fait que ce sont les peuples et les citoyens qui doivent décider de leur avenir remet en cause les fondements mêmes du système. La première préoccupation est d’ordre social. Face à un capitalisme de plus en plus sauvage, qui aggrave considérablement les inégalités entre pays du Nord et du Sud et les inégalités dans les pays du Nord, la question sociale que le libéralisme croyait avoir enfoui sous les décombres du totalitarisme soviétique refait surface. La seconde préoccupation est d’ordre écologique. Il apparaît de plus en plus évident que le capitalisme laissé à lui-même, poussé par la logique du profit maximum, remet en cause les conditions mêmes de survie de l’humanité et de la planète. La crise écologiste n’est plus reportée dans un futur lointain mais devient une donnée immédiate. La convergence de ces deux préoccupations permet la naissance d’un mouvement qui apparaît d’emblée hétérogène. Il est le produit de la prise de conscience qu’à la racine de ces situations se trouve la mondialisation libérale qui pousse les tendances du capitalisme au maximum et enclenche un nouveau cycle de la marchandisation à laquelle désormais rien ne doit échapper.
Hétérogène dans sa composition, ce mouvement l’est aussi politiquement. Schématiquement, trois grandes orientations s’y entremêlent. La première fait de l’Etat-nation le rempart contre les processus en cours. Elle insiste sur le caractère politique des décisions qui ont permis la mis en œuvre de la mondialisation libérale et sur le fait que les Etats, notamment les plus développés, ont encore des marges de manœuvre non négligeables. La seconde se fixe comme objectif une nouvelle gouvernance mondiale. Face à des grands groupes dont la stratégie est d’emblée mondiale, face à la dimension globale des marchés financiers, il s’agit de trouver les voies et les moyens d’une régulation à l’échelle de la planète. Cette orientation met l’accent sur la réforme de l’ONU et des institutions financières internationales. Enfin, une troisième orientation souligne la nécessité de construire des rapports de force à l’échelle de la planète pour peser sur les politiques concrètes des gouvernements et des institutions internationales.
Il est important de comprendre que ces trois orientations ne sont pas contradictoires et ne correspondent pas à des courants politiques délimités. Elles cohabitent souvent au sein de la même organisation, voire même dans chaque militant. Selon les circonstances, l’accent est mis sur tel ou tel aspect sur telle ou telle cible. C’est par exemple le cas d’Attac-France qui peut à la fois agir pour des taxes globales et une réforme des institutions financières internationales participer à des mobilisations contre le G8 et mener une campagne contre le gouvernement sur la question des retraites.
Un mouvement en rupture avec le passé
Le mouvement altermondialiste présente des caractéristiques inédites qui le font apparaître comme profondément différent du mouvement d’émancipation qui l’a précédé, le mouvement ouvrier, dont il intègre pourtant une grande partie des préoccupations et une partie des composantes.
Un mouvement « non classiste »
Contrairement au mouvement ouvrier, il ne s’agit pas d’un mouvement de « classe », mais d’un mouvement, se dénommant lui-même « citoyen », qui veut représenter l’ensemble de la société. Cette situation s’explique d’abord par l’échec historique du mouvement ouvrier que l’effondrement de l’URSS a mis en évidence. Non seulement les salariés subissent à cette époque des défaites sociales considérables, mais celles-ci s’accompagnent d’une crise profonde du projet de transformation sociale. Le capitalisme apparaît triomphant et la fin de l’histoire est officiellement proclamée, le ralliement de la social-démocratie au sociallibéralisme actant cette situation. Le mouvement ouvrier apparaît défait, non seulement socialement, mais aussi idéologiquement. Le mouvement altermondialiste se construira donc sur de nouvelles bases.
Celles-ci sont données par la logique même du développement du capitalisme. Le rapport conflictuel entre le capital et le travail n’a aucunement perdu de son importance et reste le moteur de luttes sociales décisives. Cependant de nouveaux terrains d’affrontements apparaissent, liés à l’extension apparemment sans fin du règne de la marchandise. Ce phénomène n’est certes pas nouveau, mais c’est son ampleur qui est ici remarquable. En effet, après la seconde guerre mondiale, l’action du capital avait été bornée et de nombreuses activités sociales lui avaient, de fait, échappé. Pensons simplement au développement des services publics. La mondialisation libérale, sur la base de l’échec du mouvement ouvrier, apparaît d’abord comme la destruction des limites mises à l’activité du capital et la reprise, sur une échelle plus vaste, d’un processus de marchandisation qui veut embrasser tous les aspects de la vie sociale et la vie elle-même. La domination du capital ne se réduit pas à la sphère des rapports de production, mais vise la société toute entière [3]. C’est ce phénomène qui explique largement le caractère « non classiste » du mouvement actuel.
Ce phénomène est rentré en résonance avec le développement de l’individualisme contemporain qui présente des aspects éminemment contradictoires. Marqué certes par le sceau du libéralisme qui en développe les aspects les plus régressifs - repli sur soi, coocooning, indifférence aux autres, refus des engagements collectifs -, il est porteur d’une volonté d’émancipation individuelle qui pousse à la responsabilité personnelle, à un engagement politique qui se reconnaît difficilement dans un appartenance collective, fut-elle « de classe ». Cet individualisme, qui pose des défis énormes aux formes traditionnelles de militantisme, favorise une représentation « non classiste » des combats sociaux et une implication personnelle « citoyenne ».
Un mouvement de contrepouvoir profondément hétérogène
Dès sa naissance, le mouvement altermondialiste apparaît composé d’acteurs qui débattent et agissent ensemble à partir de leurs préoccupations propres. Il agglomère des organisations et mouvements ayant des terrains d’intervention éclatés, des histoires et des orientations politiques différentes. Il s’agit d’un mouvement profondément hétérogène. Cette hétérogénéité, loin d’être une faiblesse, est au contraire une force. Il permet au mouvement altermondialiste d’occuper un large espace politique et d’être capable d’être présent sur de nombreux terrains de mobilisation sociale. Cette diversité est d’autant moins un obstacle que le mouvement est uni sur deux idées force : les droits des êtres humains - les droits économiques, sociaux, écologiques, culturels -, doivent l’emporter sur le droit du commerce, de la concurrence et plus globalement sur la logique du profit ; ce n’est ni aux marchés ni aux institutions financières, mais aux peuples de décider de leur avenir.
Par de certains côtés, le mouvement altermondialiste ressemble à l’Association internationale des travailleurs (AIT) qui regroupait des acteurs très divers, organisations politiques, mutuelles, associations de prévoyance, syndicats. L’AIT éclatera sous l’impact de la Commune de Paris et du débat entre Marx et Bakounine. Plus généralement, le mouvement ouvrier s’est constitué sur la base de délimitations stratégiques fortes, liées plus ou moins à de grands évènements historiques, Commune de Paris, guerre de 1914 et révolution russe, triomphe du stalinisme, révolution cubaine, chinoise. Ces délimitations stratégiques ont entraîné le mouvement ouvrier dans une suite de divisions successives entre marxistes et anarchistes, socio-démocrates et communistes, trotskistes et staliniens, maoistes et révisionnistes, etc.
Ces divisions étaient loin d’être artificielles et ont correspondu à des orientations politiques profondément différentes et probablement inconciliables car elle se concentraient sur la question du pouvoir. Le mouvement ouvrier visait explicitement la conquête du pouvoir ou tout au moins à son occupation [4]. D’où l’importance prise historiquement par les débats stratégiques sur la question du rapport à l’Etat et aux institutions, sur la place des processus électoraux, etc. Ces délimitations stratégiques, notamment le débat autour de « réforme ou révolution », étaient structurantes et ont produit une culture politique de l’affrontement dans laquelle les divergences au sein du mouvement étaient souvent considérées plus importantes que la lutte contre l’ennemi commun. Faire du pouvoir politique le point nodal oblige soumettre toutes les autres activités politiques à cet objectif. Se met ainsi à l’œuvre une logique d’homogénéisation politique porteuse d’éclatement car correspondant à des délimitations stratégiques antagoniques.
Il en va tout autrement du mouvement actuel dans lequel les délimitations stratégiques ne constituent plus un objet de clivage et il est significatif que ces débats aient sinon totalement disparu, du moins soient relégués au second plan. Tentons une hypothèse : cette situation signifie que le mouvement a renoncé, de fait, à se poser la question du pouvoir et situe avant tout son action dans la sphère des contrepouvoirs. Il s’agit par là, en combinant débats d’idées, campagnes d’opinion et construction de rapports de force, de peser sur les politiques menées, de faire en sorte que les sociétés transnationales, les gouvernements et les institutions internationales soient obligés de tenir compte des exigences des mouvements sociaux. Bref, il s’agit de transformer la réalité sans passer par l’épreuve de l’exercice de responsabilités gouvernementales. L’objectif est donc de mobiliser la société pour imposer des alternatives ou à défaut de faire en sorte de mettre un coup d’arrêt aux offensives libérales. Dans ce cadre, des orientations et des pratiques différentes peuvent tout à fait cohabiter, des voies multiples être explorées, des terrains disparates occupés. Lutter par exemple pour le développement du commerce équitable, l’abolition de la dette, les taxes globales, les droits sociaux, les normes écologiques... n’est pas en général le fait des mêmes acteurs, mais ces combats apparaissent comme complémentaires, convergent pour remettre fondamentalement en cause le modèle néolibéral et participent d’un « mouvement réel qui abolit l’ordre établi. [5] »
On le voit, le mouvement altermondialiste fait donc de la politique mais sur un terrain différent de celui des partis politiques, ce qui rend compliqués les rapports avec eux, y compris avec les partis qui se considèrent comme partie prenante du mouvement et en défendent publiquement les idées. La place des partis est d’ailleurs l’objet d’un débat sans fin dans le mouvement et est posée à chacune de ses initiatives. Choisir le terrain du contrepouvoir a cependant un prix politique. En se contentant de ce rôle, le mouvement altermondialiste fait la part belle aux partis qui, implicitement ou explicitement, s’oppose à lui. Il ne se donne pas les moyens de sortir de l’alternance politique entre sociaux-libéraux et ultra-libéraux qui occupe la scène politique depuis un quart de siècle. Le débat sur la « traduction politique des idées altermondialistes » est d’ailleurs récurrent et les positions extrêmement diverses. Le mouvement altermondialiste pourra-t-il échapper à une logique d’éclatement si cette question devient centrale ? Rien n’est moins sûr et son unité dans sa diversité sera probablement une question clef pour l’avenir. [6]
Un fonctionnement nouveau
La prise de décision au consensus et le fonctionnement en réseau permettent de respecter la diversité du mouvement et de construire son unité. La recherche du consensus ne doit pas être comprise comme celle de l’unanimité ou du plus petit dénominateur commun. Il s’agit au contraire d’un processus dynamique qui privilégie la confrontation des points de vue pour déboucher, à partir des positions en présence, à une position satisfaisant le plus grand nombre. Alors que le vote implique l’existence d’une majorité et d’une minorité et aboutit en général à cristalliser les clivages, le fonctionnement au consensus permet de les dépasser.
Mais ce type de fonctionnement suppose que deux conditions soient remplies. Il faut d’abord accepter de perdre du temps, car le débat politique prend du temps et ici l’efficacité n’est pas synonyme de rapidité. Il faut aussi être à l’écoute des positions des autres et d’une certaine façon être en empathie avec elles pour pouvoir construire le compromis nécessaire qui « n’a pas seulement trait à une position intellectuelle, mais à une prédisposition d’âme, une position qui met en jeu le domaine éthique et émotionnel » [7]. La recherche de convergences suppose non seulement la volonté politique d’y arriver, mais aussi le fait de débattre de bonne foi. C’est donc une culture politique nouvelle qui se construit voulant favoriser le fait que tout le monde puisse avancer ensemble plutôt que la reproduction des clivages et l’affirmation des positions. Ce nouveau mode de comportement n’est cependant jamais définitivement acquis et repose pour beaucoup dans la confiance que peuvent avoir entre eux les acteurs participant au processus. Il s’agit donc par définition d’une chose fragile.
Ce mode de fonctionnement permet de faire cohabiter des organisations représentant des réalités diverses allant de plusieurs centaines de milliers d’adhérents à d’autres de taille plus modeste. Cependant, il ne faut pas l’idéaliser à l’excès. La recherche du consensus ne fait pas disparaître les rapports de forces et souvent il se construit entre les organisations les plus importantes présentes dans le mouvement. Il peut être donc porteur d’un risque de frustration et de marginalisation de ceux qui peuvent estimer que leur point de vue n’est pas pris en compte. Le consensus peut donc avoir l’effet inverse à celui recherché, exclure au lieu d’intégrer. Là aussi, il n’y a pas de solution miracle. Seuls le débat politique et la volonté d’inclure tout le monde peut permettre de dépasser les situations difficiles.
Des remarques similaires peuvent être faites au sujet du fonctionnement en réseau. Si celui-ci permet le développement d’actions autonomes et une plus grande capacité d’initiatives du mouvement, cette souplesse se paie d’un fonctionnement souvent peu lisible, peu transparent quant aux lieux de décisions et donc porteur d’une insatisfaction récurrente. Il apparaît souvent peu démocratique notamment à des organisations habituées à un mode de fonctionnement basé sur le mandatement et le vote majoritaire.
Où en est-on ?
Nous sommes aujourd’hui dans une situation paradoxale. L’offensive néolibérale se poursuit. Quelle que soit la couleur politique des gouvernements, la même logique libérale est mise en œuvre : attaque sur les droits sociaux, baisse du coût du travail, développement de la précarité, déréglementation et privatisations des services publics, remise en cause de la protection sociale, restructuration permanente des entreprises, etc. Mais cette offensive se déploie dans une situation où le capitalisme néolibéral traverse aujourd’hui une triple crise de légitimité.
Une crise du modèle d’abord. L’éclatement de la bulle financière et l’effondrement de la nouvelle économie ont détruit de fond en comble le paradigme sur lequel s’était construit la mondialisation libérale : nouvelles technologies, montée continue des cours de la Bourse, ouverture des marchés étaient censées permettre un enrichissement permanent au bénéfice du plus grand nombre. On voit ce qu’il en ait devenu. Cette crise du modèle néolibéral se double ensuite d’une crise spécifique du type de développement prôné par les institutions financières internationales que ce soit le FMI ou la Banque mondiale : la situation en Argentine et plus globalement dans toute l’Amérique latine, sans même parler de régions totalement laissées pour compte comme en Afrique, a mis en évidence l’échec des politiques d’ajustement structurel et d’un modèle de développement basé sur l’immersion totale dans le marché mondial. Une crise de gouvernance enfin avec le comportement délictueux des différents acteurs du système néolibéral révélé lors d’affaires touchant des entreprises présentées comme des fleurons capitalisme triomphant et l’échec de la réunion de l’OMC à Cancun.
Cette crise de légitimité commence à produire ses effets au sein même des classes dominantes. Les fondements du capitalisme néolibéral - domination du capital financier basé sur la liberté totale de circulation des capitaux, l’ouverture des marchés et le développement du libre-échange -, ne sont pas certes remis en cause, mais le débat est ouvert sur une reconfiguration possible de son fonctionnement [8]. La mondialisation libérale s’est effectuée sous la direction des Etats-Unis. L’intervention en Irak visait, au-delà de considérations géostratégiques, - mainmise sur le pétrole irakien, remodelage de la région -, à réaffirmer le droit des Etats-Unis à conduire les affaires du monde. Elle a, de fait, aggravé les contradictions entre les grandes puissances. L’impasse dans laquelle elle se trouve entame sérieusement la crédibilité de l’hyperpuissance américaine.
Des transformations en profondeur sont donc à l’œuvre. Loin d’être isolé, le mouvement actuel de lutte contre la mondialisation libérale n’est que la pointe la plus avancée des évolutions en cours dans les sociétés produites par le bilan de la « décennie glorieuse » du libéralisme dont l’échec est maintenant patent. Cette prise de conscience amplifiée par les grandes échéances de mobilisation internationale et l’impact des Forums sociaux conforte la force critique du mouvement et a permis l’émergence d’un espace de débat public mondial. Est ainsi en train de se constituer un embryon d’opinion publique mondiale qui surdétermine sur certaines questions (écologie, dette, OMC, etc) les évolutions des opinions publiques nationales. Les thèmes portés par le mouvement rentrent ainsi en résonance avec les préoccupations des opinions publiques. Ce lien à l’opinion a été son succès le plus important. Les dogmes libéraux ont été battus en brèche, mettant ainsi la pensée dominante sur la défensive. Le passage de l’antimondialisation à l’altermondialisation correspond à cette phase nouvelle d’un mouvement à l’offensive idéologique et capable de commencer à être porteur d’alternatives. Dans ce cadre, le rôle central du mouvement altermondialiste [9] dans la lutte contre la guerre a renforcé son lien à des opinions publiques massivement hostiles à l’aventure de l’administration Bush.
Cette situation explique l’élargissement continu du mouvement et l’agrégation de forces nouvelles. Ainsi par exemple, lors du deuxième FSE à Paris/Saint-Denis, des associations issues de l’immigration, des organisations appartenant à l’économie sociale et solidaire et des associations environnementalistes se sont, chose nouvelle, fortement impliquées. Mais la pérennité de leur présence reste posée. La place du mouvement syndical traditionnel dans ce processus est incertaine. Ceux qui ont fait le choix clairement assumé d’accompagner les politiques néolibérales lui sont fondamentalement hostiles et risquent d’entraîner dans cette voie les forces qui hésitent. Le positionnement de la Confédération européenne des syndicats (CES) est à cet égard révélateur. Si la CES participe aux Forums sociaux, encore que de manière très inégale, il a été impossible de discuter de la possibilité d’organiser des mobilisations communes [10] ni même d’avoir un débat de fond avec elle. Cet élargissement reste donc fragile et pose des problèmes nouveaux. Car plus le mouvement s’élargit, plus il devient difficile d’élaborer une stratégie qui soit commune à tous, plus le respect de la diversité peut aboutir à la paralysie ou, au contraire, plus la tentation est forte de passer outre pour des raisons d’efficacité avec le risque d’éclatement que cela entraîne.
Quoi qu’il en soit, ce début de reconquête des esprits, pour fragile qu’il soit, est d’une importance considérable pour l’avenir. Il est la base du développement du mouvement, de son enracinement, de son caractère durable et de la possibilité de créer des rapports de force qui permettent de peser sur le réel. Car, et c’est là le point fondamental, malgré les points marqués sur le plan idéologique, le mouvement n’a pas été capable d’enrayer vraiment l’offensive libérale. Le mouvement a exprimé d’abord le refus radical de l’état du monde et l’espoir qu’un autre monde est possible. Mais il n’a pu peser fondamentalement sur les politiques des gouvernements et sur celles des institutions internationales. Mouvement de protestation à l’origine, il n’a pas été capable de transformer réellement la situation existante alors même qu’il rencontre une sympathie grandissante dans les opinions publiques. Cette situation nourrit la tentation des raccourcis, notamment électoraux.
Contrairement à une opinion souvent répandue, ce ne sont pas les propositions alternatives qui manquent. Elles existent dans nombre de domaines, même si un travail de cohérence reste à faire et s’il y a nécessité qu’elles deviennent un corpus accepté par l’ensemble du mouvement. Le problème est celui de la stratégie du mouvement ou plutôt de sa capacité en s’en doter, c’est-à-dire d’être capable de focaliser son action sur des cibles qui permettent les mobilisations les plus larges. Un bilan de l’Assemblée des mouvements sociaux [11] qui s’est tenu dans le prolongement du deuxième Forum social européen (FSE) permet à la fois de noter les avancées et d’en mesurer les limites. Lors des discussions de préparation du FSE, un accord avait été trouvé sur le fait de donner une place importante aux questions européennes. Cela s’est traduit à la fois dans le programme du FSE et dans l’appel de l’Assemblée des mouvements sociaux qui contenait une prise de position sur le projet de constitution. Malgré cette avancée, il a été impossible de mener réellement une campagne européenne sur ce point et encore moins de construire une mobilisation à l’échelle du continent.
Le triomphalisme n’est donc pas de mise. Le mouvement altermondialiste est un mouvement jeune dont on ne peut attendre qu’il puisse résoudre comme par miracle des problèmes d’une grande complexité. Il a connu déjà des évolutions notables passant du refus toujours nécessaire du monde actuel à l’affirmation de plus en plus nette de l’existence d’alternatives. Il lui reste maintenant à construire les stratégies nécessaires pour faire passer celles-ci dans la réalité et tenir ses promesses d’être le mouvement d’émancipation dont l’humanité a besoin. C’est dire que le plus dur reste à faire.
Notes
[1] Nous employons volontairement ici le terme altermondialiste même si ce terme est d’utilisation plus récente et que le mouvement était, à l’époque, défini, surtout d’ailleurs par ses adversaires, comme antimondialiste. Sur la signification du passage de l’anti à l’alter, voir plus loin.
[2] La naissance d’Attac-France en 1998 et la croissance exponentielle de ses effectifs pendant quelques années participent de ce changement de période
[3] On voit par là combien était (faussement) naïve l’analyse de Lionel Jospin distinguant économie de marché et société de marché
[4] La distinction entre occupation et conquête du pouvoir est faite en 1936 par Léon Blum
[5] C’est ainsi que Marx définissait le communisme dans L’idéologie allemande : "Le communisme, pour nous, n’est pas un état qu’il faut créer, ni un idéal vers lequel la réalité doit s’orienter. Nous nommons communisme le mouvement réel qui abolit l’ordre établi. Les conditions de ce mouvement résultent des facteurs qui existent dans le présent.
[6] La présence, aux élections européennes, de listes « 100 % altermondialistes » impulsées par une partie de la direction d’Attac-France confirme cette analyse. Au-delà même du fait que ces listes furent concoctées en secret dans le dos de l’association, l’intensité des débats qu’elles ont suscités montre à quel point la question électorale peut être porteuse d’une forte dynamique d’éclatement.
[7] Nadia Demond : Où va le mouvement altermondialisation (ouvrage collectif, édition La Découverte)
[8] Au-delà des positions d’un Georges Soros ou d’un Joseph Stiglitz qui peuvent apparaître comme des marginaux dans leur propre camp, la politique récente de Tony Blair mérite l’attention. Sans le dire, il a appliqué depuis trois ans des recettes keynésiennes classiques avec un bond fantastique des dépenses publiques, une consommation des ménages soutenue par des hausses de salaires nettement supérieures à la zone euro et un taux d’épargne en baisse, beaucoup plus faible qu’en France et en Allemagne (voir l’excellent dossier d’Alternatives Economiques de mai 2004). De même, les critiques régulières de mondialisation libérale faites par Jacques Chirac, ses propositions de taxes globales ne peuvent simplement être réduites à la démagogie (indéniable) du personnage.
[9] Rappelons pour mémoire que la date de manifestation mondiale du 15 février 2003 fut discutée lors du processus de préparation du FSE de Florence, actée lors de celui-ci au niveau européen et adopté définitivement à Porto Alegre lors du FSM qui a suivi.
[10] En Allemagne cependant, le mouvement syndical et le mouvement altermondialiste, et notamment Attac-Allemagne, ont organisé ensemble des fortes mobilisations contre la politique gouvernementale.
[11] L’Assemblée de mouvements sociaux regroupe, lors d’un Forum social, les organisations qui veulent décider de mener ensemble un certain nombre de campagnes.