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Le coma intellectuel des gauches, au seuil du danger Ph Corcuff

lundi 2 septembre 2013, par Amitié entre les peuples

Le coma intellectuel des gauches, au seuil du danger

30 AOÛT 2013 | PAR PHILIPPE CORCUFF

sur Médiapart (lien source en fin de texte)

Un article paru dans le n° de juin-juillet de La vie est à nous ! Le Sarkophage, sous le double signe de la mélancolie de l’écrivain allemand Walter Benjamin (1892-1940) et de la philosophie politique de son amie Hannah Arendt (1906-1975), ainsi que trois cours de l’Université Populaire de Lyon à écouter en ligne sur le thème « Crises intellectuelle, morale et politique à gauche »…

Le coma intellectuel des gauches, au seuil du danger

Peut-on se contenter de la tendance dominante au sein des gauches à la déflation intellectuelle et à l’inflation rhétorique, de rafistolages quant à « la moralisation de la vie publique » en nouveau prétendant à la chefferie demandant à ceux qui occupent les places qu’« ils s’en aillent » ?

Mélancoliquement joyeux face aux menaces

Dans un contexte périlleux, aux effluves d’années 1930, marqué notamment par une crise socio-économique d’ampleur, une montée des xénophobies et un climat de « tous pourris », cela apparaît particulièrement dérisoire. Il est plus que temps de commencer à réinventer :

* une critique sociale radicale ;

* un projet émancipateur alternatif aux interférences mortifères du capitalisme mondialisé, de l’étatisme infantilisant et du nationalisme excluant ;

* ainsi qu’une stratégie libertaire de transformation sociale rompant avec les vieilles recettes usées du présidentialisme tiédasse pour adaptation sociale-libérale à l’injustice capitaliste, des caciques de la professionnalisation politique se substituant aux citoyens dans une pseudo-« révolution » menée en leur nom ou des avant-gardes « révolutionnaires » autoproclamées.

Et il faut tenter de le faire au seuil du danger, comme nous l’a enseigné en 1940 le philosophe Walter Benjamin, dans ses thèses « Sur le concept d’histoire », quelque mois avant son suicide à la frontière franco-espagnole au cours de sa fuite devant l’expansion nazie. Certes notre époque ne recèle vraisemblablement pas des virtualités aussi noires qu’alors. C’est pourquoi notre mélancolie peut se faire un peu plus joyeuse, dans les plaisirs de la créativité face aux chausse-trappes qui nous menacent.

Une part de ce programme à la fois urgent et de longue haleine, trop longtemps repoussé au profit de la complaisance vis-à-vis des miroitements de l’immédiateté, concerne le vaste chantier de la réinterrogation des « logiciels » de la critique sociale et de l’émancipation, c’est-à-dire le niveau même de la formulation des problèmes et des questions. Une telle perspective suppose tout d’abord une approche lucide de l’état de décomposition intellectuelle des gauches.

Désintellectualisations à gauche

Des tendances désintellectualisatrices importantes sont ainsi à l’œuvre dans les gauches aujourd’hui. Du côté de la gauche hollandaise, la technocratisation en constitue une des sources principales. Cela vise le découpage de la réalité et des problèmes en rondelles « techniques » sur lesquelles se penchent des « experts ». On perd alors une vision globale distanciée à travers une telle segmentation « technique ». On s’intéresse à un bout de tuyauterie des machineries sociales sans en avoir une vue d’ensemble. Une intelligence-perroquet, bornée et répétitive, domine les élites de la gauche de gouvernement, qui n’a plus comme horizon que la gestion quotidienne du monde tel qu’il va sous la férule d’un néocapitalisme productiviste et globalisé.

Malheureusement, les gauches de la gauche, qui devraient pourtant porter des alternatives, sont souvent aussi dans un sale état intellectuel. Exemple ? La résistance utile aux lieux communs néolibéraux a été amorcée en France en 1983, autour du « tournant de la rigueur » de la politique mitterrandienne. Trente ans après, les routines et la paresse intellectuelle aidant, elle a tendu à se figer en nouvelle doxa critique simpliste. C’est que j’appelle « la pensée Monde diplo’ » organisée autour de trois axes :

1) « défendons le bon État contre le méchant marché » ;

2) « c’est la faute aux médias » ;

3) « haro sur l’individualisme ».

Et, de plus en plus, on entend un « revenons à la bienfaisante nation contre le mauvais monde », relayé au gouvernement par les gesticulations franchouillardes d’Arnaud Montebourg, alors que Jean-Luc Mélenchon ne nous laisse le choix qu’entre deux solutions : « penser en français » ou « penser dans la langue de la finance internationale » !

Face à la paralysie intellectuelle des gauches, on peut commencer à secouer les « logiciels » de la critique sociale et de l’émancipation.

L’automatisme présentiste et son vis-à-vis nostalgiste

Les milieux militants critiques sont souvent pris, malgré eux, dans les urgences de l’immédiateté, dans un zapping continu. C’est un jour les retraites, un autre jour le gaz de schiste, un autre le nucléaire, un autre les Indignés, un autre Notre-Dame-des-Landes, etc. un jour Bové, un jour Besancenot, un jour Montebourg, un jour Mélenchon, etc. Et cela sans guère d’évaluation critique des difficultés du passé, ni projection claire dans un avenir différent.

Cette tendance apparaît liée à un nouveau type de rapport au temps décrypté par l’historien François Hartog dans son ouvrageRégimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps(2003) : « le présentisme ». Les sociétés les plus traditionnelles auraient fait de la reproduction du passé l’axe principal, et les sociétés modernes, avec les Lumières et la notion de « Progrès », auraient constitué le futur en référence primordiale. Aujourd’hui, avec une certaine crise du « progrès » et de l’avenir, ce serait le présent qui deviendrait une référence montante. Le « présentisme », ce serait un enfermement dans un présent de plus en plus déconnecté du passé comme du futur. C’est le culte implicite d’une immédiateté sans arrêt recommencée et constamment décevante. Cette tyrannie de l’immédiat apparaît ajustée au capitalisme néolibéral : la logique de la marchandisation généralisée, accompagnée par le mouvement de la publicité.

Face au présentisme, un autre travers est souvent activé, parfois par les mêmes personnes : la nostalgie d’un passé fantasmé. C’est le fameux « c’était mieux avant ! » C’est une autre façon de paralyser l’action : non pas par le mouvement de surplace du présentisme, mais dans la contemplation d’un passé mythifié ne permettant pas de se coltiner les défis du présent.

Devant cette double tendance actuelle, ne doit-on pas tenter de retrouver des racines dans une mémoire critique du passé, en préservant l’ouverture à un avenir différent, mais sans pour autant oublier le caractère crucial de l’action présente ? Apparaît ici en jeu une nouvelle alliance de l’action présente avec le passé et le futur.

Une autre voie que le modèle unificateur de l’État-nation

Avec le vocabulaire de « l’unité » et de « l’unification », voire de « la centralisation », la politique moderne, en se calant sur le modèle implicite de la construction des États-nations, a souvent dit la politique en écrasant la diversité au nom de l’unité, a choisi l’Un contre le Multiple. La gauche a été largement prise dans ce logiciel, avec le poids encore plus pesant des traditions centralisatrices dans le cas français. En même temps, on ne peut pas simplement se laisser aller à l’exaltation de la pluralité, en oubliant de poser la question du commun. Ne peut-on pas alors formuler autrement le problème du pluriel et du commun ?

Une piste : chercher du côté de la philosophie politique d’Hannah Arendt dans son livre Qu’est-ce que la politique ? (manuscrits de 1950 à 1959), où la politique consiste à créer un espace commun en partant de la pluralité humaine, sans écraser cette pluralité au nom de l’unité. C’est déjà présent dans le vocabulaire des « convergences » et des « coordinations » utilisé aujourd’hui dans la galaxie altermondialiste. Cela peut aussi passer par une réactivation du vocabulaire ouvrier et libertaire du XIXe siècle : « mutuelles », « associations », « coopératives » ou « fédération ». Et ce commun pluraliste doit pouvoir trouver des chemins transnationaux vers une cosmopolitique d’autres mondes possibles que le capitalisme, en rupture altermondialiste avec de régressifs replis nationalistes.

Ce ne sont que des défrichages partiels. Le travail de la pensée politique ne pourra être que conflictuel et dialoguant, bref coopératif, entre mouvements sociaux, intellectuels professionnels, militants avec ou sans cartes, artistes, citoyens ordinaires, etc. Bref quelque chose comme une nouvelleintellectualité démocratique.

Paru dans La vie est à nous ! Le Sarkophage, n° 36-37 en version numérique, juin-juillet 2013

Crises intellectuelle, morale et politique à gauche

Trois cours à l’UniPop à écouter en ligne

Les pistes livrées de manière sommaire dans l’article précédent peuvent être approfondies par l’écoute sur internet de trois cours d’environ 1h chacun de l’Université populaire de Lyon (UniPop) sur le thème « Crise intellectuelle, morale et politique à gauche » :

* Cours 1 : Crise des valeurs et des conceptions de l’humain à gauche, mardi 4 juin 2013 [cliquer sur le titre pour atteindre la version audio]

Plan du cours

Introduction générale de la série des trois cours

Introduction de la séance

I – Du brouillage des valeurs à gauche

1) Quand le moyen (ou l’étape) devient la fin

L’argent

Le collectif

La croissance

La nation

2) La difficulté à penser les valeurs en tension

II – La gauche et les anthropologies philosophiques

* Cours 2 : Culte de l’immédiateté et crise des visions de l’histoire dans les gauches, mardi 11 juin 2013 [cliquer sur le titre pour atteindre la version audio]

Plan du cours

Introduction de la séance

I – Apports et limites du modèle linéaire-évolutionniste

II – La montée du présentisme et son vis-à-vis nostalgiste

III - Pistes pour une nouvelle alliance du présent, du passé et de l’avenir avec Walter Benjamin et Daniel Bensaïd

* Cours 3 : La gauche est-elle en état de mort cérébrale ?, mardi 18 juin 2013 [cliquer sur le titre pour atteindre la version audio]

Plan du cours

Introduction de la séance

I – Constats généraux : désintellectualisations à gauche

1) La gauche hollandaise

2) Les gauches de la gauche

II – Compléments autobiographiques sur les enjeux politico-intellectuels à gauche aujourd’hui

Conclusion-ouverture générale du cours

* Pour l’ensemble écouter l’ensemble des cours 2012-2013 de l’UniPop sur le thème transversal « Les doigts dans la crise », cliquer ici

* La saison 2013-2014 de l’Université Populaire de Lyon recommencera en octobre 2013 sur le thème « Les liaisons dangereuses ».

J’y présenterai trois cours sur le thème « Les années 1930 reviennent et la gauche française est dans le brouillard » (au Théâtre National Populaire de Villeurbanne) :

 cours 1 : Retours du national et diabolisations du mondial (mardi 11 février 2014)

 cours 2 : Trois figures actuelles du brouillage idéologique : Laurent Bouvet, Jean-Claude Michéa, Alain Soral (mardi 18 février 2014)

 cours 3 : Quelles réponses de gauche face au Front national de Marine Le Pen ? (mardi 25 février 2014)

Pour l’ensemble du programme, se reporter au site de l’UniPop (http://unipoplyon.fr/) courant septembre.

Source du texte :

http://blogs.mediapart.fr/blog/philippe-corcuff/300813/le-coma-intellectuel-des-gauches-au-seuil-du-danger