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Le Monde des idées épuisées - JP Lefebvre

dimanche 9 août 2015, par Amitié entre les peuples

Le Monde des idées épuisées

Le Monde selon Pigasse se fend de deux pages pour causer mai 68. Invités : Elisabeth Roudinesco, zélatrice de Freud et Marcel Gauchet, contempteur de Marx.Tous deux commentent le mot de Tusk sur la fébrilité du moment qui lui évoque un mai 68 auquel manquerait un Montesquieu plutôt qu’un Rousseau (?), l’esprit des lois plutôt que le sens de l’égalité. ER en déduit le penchant droitier du Polonais. Evidence. Sur l’esprit de mai, on reste sur sa faim. En quoi Althusser, Foucaud, Barthes, Bourdieu ou Derrida ont-ils joué un rôle quelconque dans la révolution avortée de 1968 ? Leurs écrits ne figuraient guère sur les tréteaux de la Sorbonne, bien plutôt ceux des éditions Maspéro, les anciens, Marx, Bakounine, Lénine, Trotski, Rosa Lux, Gramsci, Adorno, plus près de nous Henri Lefebvre - décidemment le mal aimé des universitaires-bien qu’inspirateur direct de l’ébullition de Nanterre, avec Guy Debord, Vaneigem, Reich et Marcuse… Tout juste ont-ils pris le bateau en marche dans l’après mai 68, Lacan aidant un Roland Castro à passer de Mao à Mitterrand ! Exploit ! Pas étonnant, dans ces conditions, que le débat tourne à vide, hors sujet.

Que reste-t-il aujourd’hui de la « révolution » structuraliste ? D’Althusser sinon un Badiou, Savonarole de la Rév. Cul. de Mao, ce sanglant règlement de comptes entre bureaucrates staliniens et néo-capitalistes, où il persiste à ne voir que les mirages rebelles de ses vingt ans ? Bizarre cuistot touillant Saint Paul avec une théorie des ensembles où mijotent des ingrédients aussi peu mathématiques que l’amour ou la politique ? Pour le brouet indigeste d’un éternel retour du cadavre conceptuel du « communisme », après le Goulag tout juste bon pour un enterrement définitif, sauf à jouer au service du libéralisme le rôle fort utile d’épouvantail anti-contestataire ? Du freudisme après les avancées des neurosciences et son démantèlement par Onfray ? De Lacan et les autres post-modernes après les démystifications de leur imposture intellectuelle par Bikal-Berlemont ? Sans oublier celle du génial Vautrin de La vie ripolin et de son psy Métianu : Il suffisait d’avouer que l’analyse est à la médecine ce que l’an mil est à l’histoire ! Un joyeux bordel, passez-moi ce mot tarifé, où les gens les plus fins côtoient les plus fieffés imbéciles !... Sans compter la horde des chacals. Escrocs en tout genre, prêts à imposer les mains, à jouer du pendule, à mettre les schizophrènes en herbier ! Radiesthésistes, phyto-sorciers à la petite semaine, piètres faiseurs de pluie, charlatans du soma, du trauma, du blabla, auxquels il convient d’ajouter les vrais rapaces. Puants vautours et balbuzards es névroses, partout rôdant sur le métier, Sigmund à petits cercles, mauvais schlingueurs des mondes enfouis !...

Si Bourdieu a produit de précieuses analyses sociologiques qui enrichissent le marxisme, il a cédé à la mode du temps en voulant absolument s’en distinguer. Il est faible sur l’Etat dont il restreint la production à la seule activité des juristes, ce qui, à la limite, est une tautologie. Il manque l’articulation qu’il frôle cependant, entre le système de classe et l’édification étatique, mis en lumière par Marx. Foucault teint l’autre extrême, l’oubli des rapports de classe dans une fixation anarchiste sur la seule oppression étatique.

Quels concepts opératifs nous fournissent aujourd’hui, au-delà d’apports analytiques sur des aspects secondaires non dénués d’intérêt, quels outils pour penser le monde, les Lacan, Barthes, Derrida ou un Foucault dont Gauchet reconnait lui-même que par son culte de la subjectivité, il se sent en affinité avec le tournant néo libéral ? A quoi bon en effet se fatiguer à construire une autogestion problématique contrebalançant l’Etat central si chaque citoyen-consommateur est totalement autonomisé par le marché « libre et sans contrainte » de madame Thatcher ? Jusqu’à la crise financière, 2008 et ses prochains épisodes …

Les deux champions ne gardent dans leur débat policé que quelques remous seconds du gigantesque remuement idéologique de 68, l’effet sur les mœurs, la saine déconstruction des dogmes et vulgates, puis sa récupération par le mode de production impavide et ses agents rétribués. Ces œuvres post mai soixante-huitardes contiennent bien entendu des gisements d’intelligence, du matériel d’observation empirique, de la matière réflexive qui ne sont pas dénués d’intérêt (par exemple les remarques de Foucault sur la psychiatrie, sur le caractère possiblement répressif de l’organisation spatiale).

Mais, contrairement aux grands Lefebvre et Debord, ils passent à côté des leçons essentielles du mouvement étudiant ouvrier de mai, sa dimension philosophique, sociétale, utopique, dans ses deux axes d’indispensable attaque : anticapitaliste mais tout autant antibureaucratique, anti- étatique, contre les Charybde et Scylla de la société moderne. Ils se refusent de distinguer l’excellence et la solidité de nombre de thèses de Marx ou de la critique du stalinisme par ses meilleurs émules, incluant certaines insuffisances marxiennes (les hésitations sur le rôle de l’Etat, du Manifeste à la Commune de Paris, sur celui d’une classe ouvrière vue comme un moderne messie, aux capacités de gouvernance quasi génétiques, sur le productivisme, sur le matériau économique insuffisant disponible au XIXe siècle : moins erreurs d’analyse que pauvreté des sciences politico-économiques de son temps). Ses recherches avaient pour matériau essentiel les comptes de la fabrique textile de Manchester dont Engels était le propriétaire. Piketty pour aboutir à ses conclusions irréfutables, si proches de celles de Marx, a analysé pendant quinze ans toutes les statistiques disponibles des grands pays capitalistes, remontant jusqu’aux prémisses de 1800.

Le thème central, indépassable de mai, c’est son moment de résurrection libertaire, l‘autogestion, la forme de gouvernement révolutionnaire qui peut garantir une propriété sociale réelle des moyens de production, à la base, plutôt que la substitution à la classe capitaliste d’une classe bureaucratique comme nouvel exploiteur. La pensée de Mai voulait dépasser non seulement le capitalisme mais aussi le stalinisme totalitaire - comme les replâtrages bureaucratiques de la social-démocratie - qui a conduit le mouvement social à une régression historique dont la philosophie ne s’est pas encore remise -. Combattre les métastases bureaucratiques à l’œuvre dans tous les types d’économies, c’est encore la tâche contemporaine par excellence.

Malgré les tentatives, diversement ambitieuses, khrouchtchévienne, hongroise, tchécoslovaque, polonaise avec Solidarnosc, ou dans l’eurocommunisme avorté, force est de constater que l’effondrement du socialisme irréel n’a permis nulle part un basculement dans une nouvelle aventure rationnellement utopique, autogestionnaire. Tout juste si le capitalisme autoritaire chinois a enfin permis à 30 % de sa population, misérable sous Mao, de rallier les modes de vie occidentaux, ce qui n’est absolument pas négligeable, dans la mesure notamment où c’est une des conditions de l’apparition d’une intelligentsia autonome, droit-de-l’hommiste, socle indispensable à toute nouvelle marche en avant.

La rançon au Nord a été la suprématie de l’hyperlibéralisme thatchero-reaganien qui prétendait aller plus loin et plus vite que l’autogestion en transformant chaque individu en vibrion indépendant et autonome dont l’addition des initiatives individuelles et aléas de comportement conduiraient organiquement au bonheur… On sait aujourd’hui ce qu’il en est advenu en 2008, le système profondément vicié craque de toute part, sa loi d’accumulation patrimoniale incoercible, superbement analysée par Piketty conduit à la dystopie finale. Comme l’exploitation capitaliste abusive de la planète, l’aveuglement extractiviste, le culte de la croissance aveugle, admirablement montrés par Naomi Klein, conduisent avec le réchauffement du climat à l’imminente impossibilité de toute vie sur terre dans quelques décennies.

Les seules avancées économiques ont été les essais partiels allemands de cogestion, certes bloqués voire remis en cause par la vague hyper-libérale, mais dont on peut cependant penser qu’ils ne sont pas étrangers, joints à la tradition de rigueur huguenote voire climatique, aux succès économiques et sociaux de la RFA, comme des Suède, Danemark, Hollande, Finlande, etc.

2008 a sonné le holà de l’entreprise irrationnelle, délirante de l’hyper-libéralisme, dans le monde des idées sinon hélas dans le monde réel. Mais, occupant le vide des théories révolutionnaires, l’oligarchie s’est renforcée comme jamais, maîtrisant des moyens énormes pour manipuler les consciences, récupérant les outils d’amélioration démocratique comme Internet, les retournant en outil d’oppression détenus par les duopoles Google ou Facebook, assaillant à domicile les individus manipulés. Leur seule fin aveugle : conserver l’inacceptable, diriger et piller à leur guise les Etats, poursuivre la fuite en avant dans le productivisme dévastateur et l’inégalité patrimoniale galopante, facteurs de déchainement de la violence internationale.

Après Henri Lefebvre ou Claude Lefort sur la critique de la bureaucratie, (Castoriadis pratiquant une fuite en avant antimarxiste qui l’a déporté très loin à droite), de nouveaux penseurs comme Piketty, Stiglitz, Elinor Ostrom, Naomi Klein qui ne se recommandent pas du marxisme sans contredire pour autant ses thèmes essentiels une fois décantés de leurs scories obsolètes, pointent infiniment mieux que les post modernes cités par Gauchet et Roudinesco, les pistes d’une sortie de la pente catastrophique où le monde est engagé. Les Rousseau, les Diderot modernes espérés par ER ?

Gauchet en reste à l’amalgame habituel et facile entre le marxisme léniniste et le totalitarisme stalinien et ses dérivés maoïstes. Lénine a certes vite oublié dans les fracas de la guerre civile son Etat et la révolution qui préconisait, en 1917, à la lumière de la Commune de Paris de 1871, le pouvoir des soviets de base et la lutte anti bureaucratique. Il ne s’en aperçut qu’après la répression de Cronstadt, longtemps après les appels libertaires de Rosa Luxembourg, il en a fait la NEP, nouvelle politique économique, en 1921, desserrant le carcan bureaucratique, redonnant une place au marché, ce qui anticipait soixante plus tard le tournant chinois de Teng Tsiao Ping, même si son capitalisme communiste autoritaire ne laisse entrevoir guère d’évolution positive vers un socialisme enfin démocratique et humaniste. On connaît la suite : la maladie de Lénine dès 1922 et l’irrésistible prise de pouvoir paranoïaque de Staline, cimentant son dogme sanglant, exterminant un à un ses collègues révolutionnaires, puis des masses de citoyens, bloquant toute pensée originale par son catéchisme obtus. Althusser ne voulut que théoriser un renforcement métaphysique du dogme scientiste initial (la coupure épistémologique !) même si, contradiction, il condamnait politiquement le stalinisme quand son successeur Badiou veut, lui, ressusciter le maoïsme !
Leçon historique : le socialisme démocratique ne pouvait sans doute s’instaurer dans des nations pré capitalistes, sous-informées, l’étape d’édification préalable du capitalisme et de la production d’un salariat intellectuel informé, nombreux, ne pouvait être brûlée. Pour autant, la nocivité intrinsèque du capitalisme éclate au grand jour et nécessite comme jamais l’alternative autogestionnaire, écartée par les crétinismes thatchérien, reaganien (et marchais-mitterrandien). Après Ostrom, on parle aujourd’hui des Communs - repris dans le livre de Dardot et Laval - où la propriété sociale des moyens de production serait vraiment garantie par une démocratie de base, active et transparente, depuis les citoyens dans les quartiers, les ateliers ou bureaux jusqu’au sommet de l’Etat. Lentement élaborée, longuement confrontée au réel, usant de la rigueur de gestion comme de la limitation du profit privé et la suppression de la patrimonialisation, perfectionnant patiemment les mécanismes de gestion, veillant aux grippages, aux glissements, aux récupérations, sans cesse aux aguets. Ce qui induit le recours au marché socialiste, les notions primordiales de gouvernance, d’élimination de la mauvaise graisse, d’équilibre des compte de l’entreprise à l’Etat, d’absence de déficit chronique, d’institutions peaufinées de contrôle démocratique.. tout cela très loin des préoccupations de la gauche radicale…

Jamais tant d’écrits pertinents n’ont décrit aussi précisément les tares et dysfonctionnements du capitalisme oligarchique contemporain : rouleau compresseur inexorable de la patrimonialisation dans un nombre de mains toujours plus restreint, mécanisation et automation produisant inexorablement la baisse tendancielle du taux de profit, avec comme conséquence le remplacement croissant de la collecte de plus value vivante dans les usines par la subtilisation de rentes prélevées par les lobbies oligarchiques sur les impôts collectés par un Etat, lui-même soumis aux mêmes (Stiglitz). Perpétuation de la direction des affaires par les 1% les plus riches - ici Bouygues, Bolloré, Pinault, Arnault, Dassaut, Drahi, Amaury, Lagardère… - grâce à l’aliénation médiatique (publicité diluvienne, mensongère par définition), croissance infinie de l’inégalité qui assèche le marché et démultiplie le chômage, dévastation systématique des conditions de survie de toute l’humanité selon un culte de la croissance mythique quand la planète n’a plus que trente ans à nous laisser vivre et que tout commande de prendre la RTT et le partage égalitaire comme nouveaux axes d’un développement économe et écologique.

Beaucoup de ces thèses sont reprises aujourd’hui par les mouvements d’ultra-gauche. Mais, sauf en Grèce et en Espagne, où la situation est catastrophique, ceux-ci piétinent pourtant dans l’opinion publique, en dépit de l’effondrement éthique et politique de la social-démocratie traditionnelle, jamais à ce point gérante loyale du capitalisme. Ces mouvements critiques ont délaissé l’apport complémentaire et décisif de mai : La critique de la bureaucratie étatique et de son irrésistible tendance à la cancérisation. Tout comme celle des monopoles. Tous ces mouvements dénoncent correctement les tares de l’oligarchie, mais tous reprennent les vieilles recettes tribunicistes qui ont pourtant démontré jusqu’à l’absurde leur nocivité. Les citoyens n’y croient pas un moment. Déboussolés, les plus faibles se jettent, ouvriers ou pas, comme lors de la crise précédente en 1930, dans les bras de l’épouvantable régression crypto-fasciste, relookée bleu marine, qui pille de manière éhontée les slogans de la gauche radicale, la trique raciste en plus, tout comme ses illustres prédécesseurs hitlériens et mussoliniens.

Lacune énorme de la pensée philosophique depuis mai 68, plus personne - en dehors de l’excellente romancière Zoé Sheppard ; Complètement débordée… - n’écrit sur l’irrésistible capacité d’auto-développement parasitique de la bureaucratie étatique. Nulle part ailleurs plus qu’en France l’étatisation n’a atteint un tel niveau, dès les trente glorieuses, grâce par exemple au statut du fonctionnaire à vie, troquée par Thorez contre son silence face aux premières répressions colonialistes de l’immédiate après-guerre, puis avec les nationalisations bureaucratiques de 81, l’augmentation d’effectifs déjà pléthoriques, la transformation graduelle des hauts cadres (ENA) en classe exploiteuse supplémentaire disputant à l’oligarchie une part des richesses produites par les 90 % de salariés modestes. La gauche radicale veut maintenant remettre en selle le programme commun de la gauche de 1981 qui a conduit aux scandales du Lyonnais, d’Elf, d’Areva, etc. et aux 57 % de prélèvements publics, record mondial nourrissant la dette et la crise menaçantes. Il fallut attendre Sarkozy pour qu’une velléité d’économie, de dégraissage se manifeste, après l’échec de Jospin-Allègre dans l’Education Nationale. Bien entendu, il s‘agissait pour celui-ci de ratisser les fonds publics pour donner davantage aux mamies Zinzin du CAC40. La mollesse hollandaise a embauché 60 000 enseignants, des militaires, des policiers, le déficit s’aggrave et le parti socialiste sombre. N’importe quel gouvernement, le plus à gauche fût-il, devrait bien traiter ces tares françaises incontournables ; tout en faisant payer les 1% les plus riches, bien entendu.
Gauchet s’en prend au passage à l’enseignement des mathématiques qui serait à l’en croire un même moyen de sélection sociale à l’école que l’enseignement du français. Faudrait-il donc simplifier les mathématiques, en façonner une version banlieusarde au rabais, au risque de ruiner l’utilité même de l’accès à la science ? Une langue mandarinale artificiellement sophistiquée peut être discriminatrice et son absence sans trop d’influence sur l’accès à la pensée rationnelle. Le problème est peut-être là encore d’en revenir aux thèmes libérateurs de mai : la mise en œuvre des pédagogies actives (Montessori, Freinet, etc.), décriées par l’institution - voire par les syndicats majoritaires, restés au Jules-Ferrysme retardataire -, pour dépasser la ségrégation sociale et permettre l’accès de tous à la culture littéraire et scientifique de bon niveau.

Il y a vingt ans, la conception du collège de Bobigny d’Iwona Buczkowska a été imprégnée à la fois des concepts de Renaudie, Van Eyck, Wright, sur une architecture conviviale sinon autogestionnaire et des écrits de Bettelheim sur l’impact des espaces sur l’enfance. Ses formes variées et douces, le bois comme matériau exclusif ont été plébiscités par les élèves. Un principal inspiré a pu magnifiquement utiliser l’outil dix ans durant pour une pédagogie active fondée sur une pratique théâtrale ouverte à tous : le niveau scolaire s’est notablement accru jusqu’à décrocher un prix pédagogique ! C’est placer le débat scolaire à son vrai niveau. Incidente : le collège est aujourd’hui menacé de démolition par la majorité socialiste au conseil départemental qui trouve ses formes par trop inhabituelles ! Vent incertain, temps pourri ! Plus que jamais, résistance ! Vive la pensée mai 68 !

Jean-Pierre Lefebvre. août 2015