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Laïcité : n’en déplaise, débat incontournable. Vincent PRESUMEY

dimanche 10 novembre 2019, par Amitié entre les peuples

Laïcité : n’en déplaise, débat incontournable.

10 Novembre 2019 par Vincent PRÉSUMEY sur Médiapart

Ce texte ne fera pas plaisir à tout le monde. Il a un but : recréer les conditions du débat argumenté sur des questions de fond, débat aujourd’hui confronté à l’intolérance et à l’essentialisme des uns et des autres.

Source :
https://blogs.mediapart.fr/vincent-presumey/blog/101119/laicite-n-en-deplaise-debat-incontournable

I - « Débat sur le voile » et attaque de Macron contre les migrants.

Mercredi 6 novembre 2019, le gouvernement Macron-Philippe a rendu publiques « 20 mesures » sur l’immigration.

Ces mesures s’inscrivent dans le prolongement de nombreuses lois anti-immigrés, et de mesures soi-disant sécuritaires. Macron les avait préparées en saisissant l’opportunité d’agressions meurtrières commises par un employé déséquilibré de la préfecture de police de Paris contre ses collègues, qui s’était référé à l’islamisme politique en les commettant, cela dans un contexte médiatique déjà dominé par « le voile » suite à une affiche pondue par la direction de la FCPE (j’y reviendrai). Macron avait alors déclaré vouloir instaurer une « société de vigilance » dans laquelle les citoyens sont enjoints de dénoncer aux autorités les « signaux faibles de radicalisation » - de « radicalisation potentielle » surenchérissait M. Blanquer, ministre de l’Éducation nationale.

Suite à cet appel à la délation par Macron, voilà qu’un élu du parti raciste RN provoque un incident en posant comme « laïque » contre une femme voilée accompagnatrice d’une visite scolaire lors de la réunion d’un Conseil régional, qu’Éric Zemmour se déchaine un peu plus, et que les sénateurs LR proposent une nouvelle loi « antivoile » en essayant de passer pour laïques. Macron précise alors sa position, laquelle tient en deux points.

Premier point : « Ce qui se passe dans l’espace public, ce n’est pas l’affaire de l’État ou du président de la République » - je reviendrai sur cette orientation fondamentale de Macron en matière de « laïcité », en notant, on y reviendra, qu’Éric Fassin par exemple souligne nettement son accord avec lui sur ce plan (Mediapart, le 20 octobre dernier).

Second aspect : il faut combattre « le communautarisme » dont « le voile » peut être l’instrument, cette lutte contre « la radicalisation » n’ayant pas de relation avec la laïcité.

Donc, en résumé : la laïcité ne concerne pas la société civile, dans laquelle l’Etat doit par contre pourchasser le « communautarisme ». Contradiction, pour Éric Fassin par exemple : nous verrons que non.

Macron ayant ainsi précisé son orientation, le fait que quelques jours plus tard un ancien candidat du RN se livre à un attentat contre les personnes sortant d’une mosquée à Bayonne, ne l’a pas fait dévier, et c’est dans Valeurs actuelles, ce « très bon journal », organe patenté de la bourgeoisie d’extrême-droite, qu’il a choisi de la développer. Il y raconte qu’on donne trop de visas, prétend (pour le déplorer) qu’il n’y a pas d’exécution des décisions d’expulsion, annonce qu’il va sortir « tous les gens qui n’ont rien à faire là », attaque l’aide médicale d’Etat, et brocarde « ces droits-de-l’hommistes la main sur le cœur ».

Remarquons comment le ciblage, après deux mois de tam-tam médiatico-politique sur « le voile » ou sur « l’obsession du voile » (ce sujet est en effet censé, pour beaucoup de sociologues, commentateurs et idéologues, être l’« obsession des Français » toutes classes et toutes positions politiques confondues), se cristallise au final sur les migrants, musulmans ou non. Les migrants les plus attaqués par Macron dans Valeurs actuelles sont les Bulgares et les Ukrainiens (« Je préfère avoir des gens qui viennent de Guinée ou de Côte-d’Ivoire légaux qui sont là et qui font ce travail (pour des secteurs comme le BTP et la restauration ayant besoin de main-d’œuvre étrangère) que des filières bulgares ou ukrainiennes clandestines ») – produisant un incident diplomatique avec la Bulgarie (mais pas vraiment avec le présidence ukrainienne, qui pour l’heure brille surtout par sa servilité quand Trump lui téléphone ou que Poutine grogne). Pour autant, les jeunes d’Afrique occidentale francophone, dont nombre ont actuellement des contrats d’apprentissage dans le BTP ou la restauration mais les voient s’interrompre quand ils sont proclamés majeurs et que tombe l’avis d’expulsion, ne sont bien entendu pas mieux traités.

Ajoutons un « détail » qui n’en est pas un. Le même Valeurs actuelles a, exactement dans le même moment (un hors-série d’octobre) commis une attaque violente et personnelle contre l’historien de la révolution algérienne (appelée en France « guerre d’Algérie »), Benjamin Stora, que celui-ci, sur son blog, qualifie à juste titre d’attaque antisémite (B. Stora est présenté comme engraissé par la fortune que lui vaudrait son prétendu statut d’historien fréquentant les allées du pouvoir !). La haine de la révolution algérienne est ainsi attisée au moment où se déroule la seconde révolution algérienne. Que celle-ci affronte un pouvoir qui, depuis le code de la famille de 1984, infériorise les femmes en droit au moyen de l’islam, et repousse à la fois la hogra des militaires voleurs et l’islam politique, n’est nullement à même de diminuer l’ire de Valeurs actuelle, bien au contraire …

Édouard Philippe, M. Castaner et Mme. Belloubet ont donc détaillé les « 20 mesures » du gouvernement sur les migrants. La mesure phare, celle qui est d’application immédiate, celle qui fait le plus de bruit, concerne la santé : l’accès à l’aide médicale d’État est supprimé aux arrivants, pour trois mois, rendu plus difficile ensuite. C’est une mesure que Macron avait promise à Valeurs actuelles et à son lectorat. Elle répond directement aux fausses rumeurs de l’extrême-droite sur les étrangers qui viennent se faire soigner pour le plaisir, et vise les pauvres, les jeunes arrivants, femmes et hommes, quasiment toutes et tous violés en Libye ou au Maroc, en besoin urgent d’aide médicale et psychologique. Elle enjoint de fait aux médecins de trahir le serment d’Hippocrate, elle s’assoie sur la convention internationale sur les droits de l’enfant dont la France est signataire, et, de l’avis de l’Ordre des médecins, elle fait courir des risques épidémiologiques à toute la population.

II - La riposte nécessaire et ce qui en prend la place.

Cette attaque contre les migrants, et à travers eux contre toute la jeunesse et tout le prolétariat, était préparée depuis des mois et s’ajoute aux lois et dispositifs précédents. Avec l’état d’urgence de fait en permanence, les milliers d’arrestation, et l’avalanche de violences physiques de masse perpétrées par les hommes de M. Castaner, une manifestation centrale contre Castaner et Macron, pour les libertés publiques et le droit d’asile, de centaines de milliers, étape majeure vers la grève générale du 5 décembre, serait oh combien possible et justifiée.

Les organisations syndicales, les forces politiques issues du mouvement ouvrier, et les organisations démocratiques, n’y songent pas. Par contre, une partie d’entre elles appelle à une manifestation qui ne porte pas là-dessus, mais sur la seule question de l’islamophobie – notamment dénoncée dans le fait de discuter que des femmes voilées accompagnent les sorties scolaires dans les écoles publiques. Assurément, la focalisation médiatique artificielle sur cette question a aidé Macron à exciter le racisme, tendre la main à l’extrême-droite en faisant plus que jamais d’elle son interlocuteur et son partenaire/adversaire privilégié, et appeler au contrôle social par les policiers et les corbeaux. Mais il ne s’agit, si j’ose dire, que d’une des composantes de la sauce, composante choisie par les médias, par différents acteurs politiques, et par Macron quoi qu’il fasse semblant de s’en démarquer, dont l’importance intrinsèque ne doit être ni fantasmée, ni déniée.

III - Le texte d’appel à la « marche contre l’islamophobie » : idéologiquement calibré.

Le texte d’appel à cette manifestation délimite son champ, de manière exclusive, sur la défense de la « dignité des musulmanes et des musulmans » et dénonce comme islamophobe la totalité des actes racistes affectant des musulmanes, des musulmans ou supposés tels, sous le nom de « forme de racisme explicite qui vise des personnes au nom de leur foi » : que l’on soit d’accord ou pas avec l’analyse ici sous-tendue et le vocabulaire entendant s’imposer définitivement, force est de constater que cet appel repose explicitement sur une doctrine précise, étroite et structurée.

Le mot « Macron » n’y figure pas, les mots « gouvernement » et « président » non plus : si « les délations abusives au plus haut niveau de l’État » sont dénoncées, il est de fait demandé à cet État, demandé à Macron, de prendre les mesures nécessaires contre cette islamophobie qui est « en France une réalité » et dont les origines, les forces qui l’attisent ne sont pas nommées – délibérément car si la complicité étatique est dénoncée, c’est la « société » en général, dont « les femmes portant le foulard » seraient en train d’être exclues dans « toutes ses sphères », qui est désignée comme coupable. Il est donc demandé à Macron de sévir contre ceux qui, au nom de la laïcité, feraient de l’islamophobie. Le « racisme sous toutes ses formes » n’est mentionné qu’en conclusion, pour signifier que qui n’adhère pas aux présupposés idéologiques de ce qui précède est, en fait, un raciste.

Enfin, le texte dénonce les « lois liberticides » sans préciser lesquelles. Il est assez clair toutefois que dans l’esprit de ses auteurs et premiers signataires, il s’agit de la loi de 2004 interdisant le port de « signes religieux ostensibles » par les usagers de l’école publique primaire et secondaire, et de la loi de 2010 interdisant la dissimulation du visage dans les lieux publics. Je reviendrai plus loin sur la première de ces lois, en me contentant de signaler à ce stade qu’il n’est rien moins qu’évident que son application ait été vécue comme une persécution par des dizaines de milliers de jeunes filles qui sont, de manière explicite ou tacite, satisfaites de pouvoir ainsi quitter le voile qui est censé les recouvrir, sans céder aux injonctions des hommes, des religieux, des dévotes, des dévots, ou des « mamans ». La seconde loi, qui vise les pires costumes religieux d’enfermement des femmes, mais aussi les cagoules, va au-delà des raisons d’ordre public censées officiellement la justifier : la notion d’ordre public peut justifier de montrer son visage quand cela est demandé, mais pas d’interdire des vêtements quels qu’ils soient.

Quoi qu’il en soit, le texte d’appel à la « marche contre l’islamophobie » exclut de la liste, implicite ou explicite, des « lois liberticides », aussi bien les récentes mesures annoncées contre les migrants que l’ensemble des lois et dispositifs pris contre les libertés publiques en général, et contre les immigrés en particulier, dans ce pays depuis des années. Par contre, il n’est nullement impossible que certains de ses promoteurs ne rangent la loi laïque fondatrice de 1905 dans la liste des « lois liberticides ».

IV - Les initiateurs.

En effet, les initiateurs de l’appel sont, d’après les médias et d’après eux-mêmes, l’élu Front de gauche de Saint-Denis Madjid Messaoudene - qui tweetait juste après le massacre commis contre une école juive à Toulouse par un fasciste islamiste : « Le présumé tueur n’est pas resté casher très longtemps », et bien d’autres écrits à l’avenant -, l’ancien dirigeant du CCIF (et ancien trader) Marwan Muhammad, lié aux Frères musulmans (« être homosexuel ou être polygame » sont, dans l’une de ses déclarations, des choix comparables), et le journaliste Taha Bouhafs. Comme organisation, le CCIF et la « plate-forme L.e.s. musulmans », un réseau d’imams et de mosquées, d’une part, et d’autre part les directions du NPA, de l’UCL et de l’UNEF, se sont associés pour le lancement de l’appel.

Parmi les tout premiers signataires publics, nous avons Imlazène Elias (de son vrai nom Elias d’Imlazène), animateur d’un site salafiste, c’est-à-dire, dans le cadre de l’islam sunnite, intégriste au même degré que les intégristes chrétiens par exemple, qui conseille aux musulmans de retirer leurs enfants de l’école publique. Le site Égalité et réconciliation, c’est-à-dire le principal pôle idéologique national-socialiste (nazi) en France, d’Alain Soral, suit de près ces développements et a manifestement apprécié le discours commis, lors d’un premier rassemblement le 2 novembre dernier, par Abdelazziz Chaambi, lié à Elias d’Imzalène : prenant pour point de départ la dénonciation du raciste Zemmour, celui-ci, parlant de « bâtards » et autres « virus », a invoqué toutes les injures de l’antisémitisme sans prononcer le nom de juifs : Soral a aimé et le fait savoir. A. Chaambi n’apparaît pas parmi les signataires de l’appel à la manifestation de dimanche, mais est proche du noyau initiateur. Nabil Ennasri (« Les Frères musulmans ont toujours été dans une posture d’assistance et d’éducation. »), qui avait signé avec lui une tribune appelant les musulmans à manifester avec la droite de la droite chrétienne contre le mariage pour tous en 2013, y figure pour sa part : il fut l’un des animateurs, aux côtés de secteurs de l’extrême droite « blanche », des journées dites de « retrait de l’école » contre la « théorie du genre » en 2014. Le parcours du site d’Elias Imlazène, Islam & Info, permet assez facilement de trouver des débats et des échanges de bons procédés entre Nabil Ennasri et Albert Ali, une figure du site de Soral. On les trouve tous deux (Ali et Ennasri) en conférence de presse aux côtés, notamment, de Christine Boutin, le 20 février 2014. Mais poursuivons.

Voici ensuite la signature d’Ismahane Chouder, en tant que « militante féministe antiraciste », porte-parole du mouvement islamiste marocain Al Adl Wal Ishane, un mouvement à base populaire et qui présente la particularité, dans l’islamisme sunnite, d’avoir des racines soufies, ce qui ne change rien au problème posé par ses prises de position : le combat pour le voile, contre l’IVG et contre « Charlie », toutes causes inséparablement liées pour elle, ainsi que contre le mariage pour tous – elle a organisé la présence de quelques femmes musulmanes voilées dans la « manif pour tous » en 2013 - et elle est membre fondatrice de Mamans Toutes Égales, qui, au nom de la « laïcité », milite pour l’accompagnement des sorties scolaires à l’école publique par des femmes voilées avec le but clair d’imposer leur présence dans l’ensemble des activités scolaires. Voici Chakil Omarjee, signataire en tant qu’imam, un prédicateur fondamentaliste (« contraignez vos enfants à faire la prière » ; « le modèle parfait pour les sociétés futures sont les femmes en hidjab »). Feïza ben Mohamed, militante islamiste « modérée » non voilée, en pointe dans la campagne « burkini », qui travaille pour, ou avec, l’agence d’État turque Anadolu, défenderesse de Tariq Ramadan, et adversaire de la bise (« le mode de salutation le plus intrusif au monde »). Eljay Rachid, ancien imam à Brest, a évolué ces dernières années d’appels violents qui circulent toujours (les femmes sans honneur qui méritent d’être violées …) à l’intégration à l’Etat au nom de l’ « islam de France » (ce concordat du pauvre), et a été attaqué par Daesh. Il semble proche de Nader Abou Hanas (« les femmes vertueuses sont obéissantes à leur mari »), dont le nom figurait dans les tout premiers signataires et a ensuite été retiré.

Un examen précis des signataires mentionnés ici montrerait sans nul doute des liens organiques soit fréristes, soit salafistes, impliquant notamment les États marocain et turc. Mais nul doute non plus que cette liste ne soit très partielle.

V - Un fait politique clef.

Ce qui ne saurait en aucun cas être dénié est le fait suivant : des secteurs religieux d’extrême-droite – car le fait d’être musulman ne saurait impliquer que, lorsqu’on a des positions politiques et sociales similaires à celles des fondamentalistes chrétiens ou hindouistes, on ne puisse être qualifié d’extrême-droite, lié à la contre-révolution violente que les peuples arabes affrontent notamment depuis 2011 – occupent une position absolument clef dans le cercle initiateur et dirigeant de cette manifestation.

Bien évidemment, des milliers, des centaines de milliers de citoyens, de jeunes, d’antiracistes, de victimes du racisme, de musulmans, de militants ouvriers, de militants laïques, ne demandent pas mieux que de manifester contre le racisme et aussi, j’en redirai un mot plus loin, contre l’islamophobie. Et une partie d’entre eux ira à cette manifestation, d’autres étant inquiets de la violence verbale et symbolique contre les « laïcistes » et les « laïcards » qui est en train de se banaliser dans certaines couches militantes, et de la nature du groupe initiateur. Sans signer avec eux. En disant, comme Caroline de Haas :

« Parce qu’entendre un monsieur justifier le viol me fait penser au viol que j’ai subi. Savoir que ce monsieur est à côté de moi sur un appel me fait penser au viol que j’ai subi. Et que je n’ai pas envie. (…)

Je pense que c’est une erreur stratégique de se dire que parce que la cause est valable, on est prêt à franchir des lignes rouges. Pour la cause. Ce n’est pas efficace.

Je manifesterai dimanche. Avec des amies féministes. »

Certes, sans doute la majorité des manifestantes et des manifestants aura pour motivation première l’hostilité au racisme. En ce sens, il y a un certain parallélisme avec la manifestation, fin 2013, des « bonnets rouges » à Quimper, désertée par la majorité des forces de gauche et syndicales (sauf l’UD FO, la FSU locale, le NPA et quelques autres) : mais celles qui y sont allées y ont affronté la FNSEA. Ou avec les premiers rassemblements de Gilets jaunes, quand on ne savait pas trop si l’extrême-droite allait réussir l’OPA dénoncée par certains, dans l’intention le cas échéant de se confronter à elle.

Il y a toutefois une différence : les militants syndicalistes ou de gauche, qui, dans les deux premiers exemples se sont rendus dans ces manifestations, ne comportaient pas, parmi eux, un grand nombre s’imaginant que les composantes d’extrême-droite appelantes sont en fait des opprimés qu’il faut défendre à tout prix contre des oppresseurs qu’ils appellent les « laïcistes » ou les « laïcards ». Là, si : les éléments de langage et un certain soubassement idéologique leurs sont communs avec ce secteur de l’extrême-droite, et c’est une grave question.

VI - Leur ennemi n’est pas Macron.

Ce fait politique s’ajoute au problème politique principal du point de vue de l’immédiat : si le terrain est ainsi laissé aux initiateurs confusionnistes, c’est parce que les organisations syndicales, démocratiques, laïques, et les forces politiques issues du mouvement ouvrier, en tout cas leurs directions, refusent de généraliser et de centraliser, comme cela serait parfaitement possible, l’affrontement avec le pouvoir macronien, pour ouvrir la voie à la démocratie.

Répétons-le, la situation demanderait une grande manifestation de défense des libertés, incluant l’opposition au racisme et à l’islamophobie, et c’est précisément ce que nous n’avons pas, et ce à quoi la manifestation de dimanche avec son terreau confusionniste explosif est substituée.

D’ailleurs les courants de l’extrême-droite religieuse et les confusionnistes qui lui servent de tampon ou de relais, ont ce point d’accord avec ceux qui leurs laissent le terrain : eux-non plus, quelle que soit la « radicalité » de leurs discours, ne cherchent pas cette généralisation et cette centralisation. Macron, le pouvoir exécutif, ne sont pas l’ennemi. L’ennemi, ce sont les « laïcards » - et pour certains, avec eux, « les sionistes ». Ceci a une résonance que seuls des ignares volontaires peuvent ne pas entendre ...

VII - Retour sur les origines de cette « séquence ».

La « séquence » qui vient de se produire, pour parler de façon journalistique, a déjà des effets redoutables. Au début de cet article, j’en ai résumé les étapes décisives orchestrées par un Macron tentant ainsi de redevenir « maître des horloges » alors que la lutte des classes menace à nouveau, et de plus belle, de lui échapper : de son appel à une « société de vigilance » à l’arsenal mortifère de mesures anti-migrants, à fond raciste, contre lesquelles n’est pas appelée la manif de dimanche (même si des manifestants y sont sensibilisés). Mais il est intéressant de revenir sur le préambule de cette « séquence ».

Le préambule du préambule fut le pseudo incident « Pena-Ruiz » aux « am’phi d’été » de la FI. Pena-Ruiz n’a fait que répéter ce qu’il dit toujours (« on a le droit d’être athéophobe aussi bien qu’islamophobe ») et fut traité de raciste et de fasciste, tout en ayant du mal à argumenter sur le fond.

Mais le lancement du buzz, ce fut l’affiche de la FCPE censée dénoncer l’empêchement fait aux « mamans voilées » d’« aller à la sortie scolaire », alors que la jurisprudence le leur permet parfaitement.

VIII - La danse de Blanquer et de la FCPE.

Immédiatement M. Blanquer se permit de faire la leçon à la FCPE (ce pour quoi il n’a pas une once de légitimité) et d’affirmer que le port du voile n’est « pas souhaitable » dans la société. Soyons clairs : une telle déclaration, de la part d’un ministre, n’est pas laïque, car l’État et donc son représentant n’a pas (du point de vue laïque) à préconiser qu’un costume est souhaitable ou non dans « la société » en général - autre chose est le débat démocratique contradictoire où les symbolismes religieux, patriarcal et politique, d’un vêtement présenté comme devant s’imposer aux femmes pour les cacher, peut et doit être critiqué ; autre chose aussi est la protection que l’État doit aux individus, en particulier aux enfants, par rapport à la contrainte religieuse, à toute contrainte, et au viol des consciences, dans la société civile. Mais tout cela n’a rien à voir avec l’avis d’un ministre sur les habits socialement convenables ou pas. D’ailleurs, rappelons que M. Blanquer, en 2007, a poussé à la démission le recteur de Lyon pour imposer l’installation d’un établissement privé sous contrat, le « centre al-Kindi », lié à des secteurs ultra-réactionnaires : ce personnage fait le « laïque » quand ça l’arrange.

Cela dit, la polémique FCPE-Blanquer, instantanément lancée comme un jeu de rôle parfait, avait pour effet de réduire au silence quiconque pensait, en son for intérieur, que, tout de même, l’encadrement des enfants à l’école publique par des personnes en costume religieux, ne devrait pas aller de soi.

IX - La réalité du terrain …

Cette réduction au silence fut, dans l’immédiat, d’autant plus efficace que la ou le professeur d’école, l’institutrice ou l’instituteur, qui, « sur le terrain », comme on dit, lutte depuis des années pour ses élèves, s’échine à enseigner et à leur ouvrir des horizons, juge le plus souvent, qu’il y ait ou non une jurisprudence le permettant, qu’il n’est humainement pas possible de refuser à des « mamans » voilées d’accompagner une sortie scolaire si elles le désirent : ceci est franchement excusable et j’éloignerai toute accusation de non compréhension de la démocratie, du rôle de l’école, de la laïcité, etc., à son égard.

Bien au contraire cette collègue ou ce collègue, placé dans une situation où il fait vivre l’école pour tous, l’école publique, l’école laïque, dans des conditions matérielles et morales dégradées et sous l’égide d’un État, de gouvernements et souvent d’une hiérarchie qui ne sont pas laïques, hé bien elle ou il fait ce qu’il peut dans les circonstances données, voilà tout. Même si, faisant de nécessité vertu, elle ou il nous explique qu’agir autrement serait de l’ « intolérance », voire du « racisme » ou de l’ « islamophobie », car faire de nécessité vertu est bien humain.

C’est faire là le constat d’une situation dégradée, résultat du manque de soin donné à l’école publique et aux habitants des quartiers les plus pauvres, depuis des décennies.

X - Ce qu’il s’agit d’étouffer.

Il n’empêche qu’il y a un vrai problème. La polarisation FCPE/Blanquer, puis Zemmour/Chaambi, et ainsi de suite, interdit de le poser et vise à réduire, par une terrible violence symbolique (symbolique pour l’instant), au silence, par l’intimidation idéologique, en somme par la peur, comme au temps des procès de Moscou, l’immense majorité des personnes, des militantes et militants, issus ou se reconnaissant dans les milieux culturellement syndicalo-laïques, socialisto-laïques, communisto-laïques, anarchisto-laïques, ou laïques populaires tout court (de toutes religions ou non-religions par ailleurs !).

Leur culture n’est pourtant pas un racisme, ni un colonialisme : bien au contraire elle est celle des couches profondes, qui ont combattu le racisme, le colonialisme, ainsi que le cléricalisme, de ces couches profondes qui ont porté, par-dessous les appareils politiques et syndicaux, la culture de la grève de masse qui est réapparue en 1995 et qui parcourt ce pays dans ses profondeurs depuis trois ans en se cherchant, et qui pourrait bien, prochainement, se trouver.

Voila ce qui serait étouffé …

XI - Quelques petites questions.

Cette culture, résultat d’une histoire dont font partie des noms comme ceux de Jaurès et de Pelloutier, permet de poser de petites questions toutes simples au militant se croyant au summum de l’analyse sociologique pour avoir ingurgité un peu de « pensée » « décoloniale » sur les « racisés » et l’« islamophobie » (ici autant de mots-fétiches faisant écran à la réflexion).

Quelques petites questions, donc.

S’il est acté sans discussion, par la terreur morale, dans le mouvement social, qu’encadrer des enfants en costume religieux à l’école publique va de soi et que seuls des islamophobes racistes peuvent y trouver à redire, alors comment contester le fait d’en faire autant avec des croix ostensibles (comme il y en a) ? Ou avec des « papas » à kippa, qui « eux aussi, veulent aller à la sortie scolaire » pour reprendre le langage volontairement infantile de l’affiche de la FCPE (qui soit-dit en passant, est d’une condescendance toute … « décoloniale » envers les « mamans », et fait de la pénétration parentale, familiale et religieuse, et donc privée, dans le fonctionnement de l’école une sorte d’axiome forcément souhaitable) ? …

Il est vrai que les papas à kippas se montrent moins et que la FCPE s’est bien gardée de rajouter une jolie photo d’un joli papa à kippa dynamique dans sa galerie, allez savoir pourquoi …

Autre question : si la « maman » qui « elle aussi » vient « à la sortie scolaire » voile sa petite fille, que dire une fois les digues progressivement rompues, puisqu’il faut tolérer de peur de passer pour intolérant ? Comment le refuser si leur « maman » est là, avec son voile, et qu’ainsi tout le monde « se respecte » (selon les termes de l’ hashtag de l’affiche de la FCPE-Paris) ?

Certes, les « mamans » ordinaires, même voilées, ne revendiqueront sans doute pas cela. En tout cas pas celles qui n’arborent pas de voiles salafistes intégraux, qui s’intéressent à la vie de l’école et veulent sincèrement participer. Mais il se trouvera bien quelque imam, voire quelque « antisioniste », pour le susciter.

XII - Le point de vue démocratique et laïque.

La nature du problème, que la pression actuelle voudrait interdire d’expliciter, est la suivante. L’encadrement des enfants à l’école publique par des personnes à costume religieux constitue une atteinte à la liberté de conscience des enfants. Oui mais, objectera-t-on, les enfants de mamans voilées ont l’habitude de les voir ainsi, et seraient donc interloqués de les voir autrement. A quoi on répondra que l’étonnement peut éveiller la conscience sans traumatisme, mais que signifier aux enfants que dans le cadre de l’école publique leur maman reste vêtue d’un costume religieux c’est leur signifier qu’il n’est pas de lieu, qu’il n’est pas d’institution, qu’il n’est pas, le cas échéant, d’abri, où la loi religieuse et familiale ne s’applique, donc qu’il n’est pas d’espace civique dans lequel ils sont appelés, quelles que soient les convictions religieuses, morales et philosophiques qu’ils doivent avoir la liberté d’acquérir ou de modifier, à agir comme personnes rationnelles, souveraines, libres et comme citoyens ayant des droits politiques. Et leur signifier cela, c’est brimer à la racine leur liberté de conscience.

Vous remarquerez que dans cette argumentation, je n’ai pas parlé des autres enfants que ceux-là même des mamans voilées, cela pour atteindre si possible l’enjeu éthique et politique de fond qui est présent ici. Mais il est manifeste que les autres enfants, de familles ayant d’autres convictions (y compris les familles musulmanes à « mamans » non voilées ou hésitantes à cet égard) voient aussi leur liberté de conscience brimée, de manière plus évidente mais pas plus profonde.

Ajoutons que si l’on dit « oui mais pourquoi n’appliquer ce raisonnement qu’aux écoles publiques laïques ? », il convient de répondre que c’est une atteinte à la laïcité et à la liberté de conscience qu’il n’y ait justement pas que des écoles laïques.

La république parlementaire bourgeoise de Jules Ferry et Ferdinand Buisson n’a pas imposé en une année ni même en dix la disparition des signes religieux dans tous les locaux scolaires de certaines régions, non pas des « beaux quartiers », mais des régions populaires, pauvres, à forte emprise cléricale catholique (Bretagne, Vendée, sud du massif central, et aussi certains secteurs ouvriers du Nord et de Seine-Maritime). Cette relative souplesse ne s’est pas opposée, mais s’est combinée à une clarté sans doute relative aussi, mais aveuglante si on la compare à aujourd’hui, dans l’affirmation des principes, et à de véritables affrontements – ainsi, dans le Velay, fallut-il s’opposer à la concurrence de la confrérie des « béates », des femmes voilées, qui prétendaient assurer l’instruction des enfants, surtout des filles.

Voilà qui semble cependant non seulement très difficile, mais aucunement dans les intentions, de la V° République présidentialiste et non moins « bourgeoise » d’aujourd’hui.

D’ailleurs, comment pourrait-on faire valoir durablement et solidement la laïcité effective d’accompagnateurs scolaires reconnus comme tels, agents du service public ou personnes formées et agréées, comme le propose la fédération des DDEN, Délégués Départementaux de l’Éducation Nationale, quand, dans le même temps, et suite à l’avènement de la V° République, un enseignement privé sous contrat, dépendant de manière écrasante de l’Eglise catholique, est financé sur fonds publics et a pu ainsi se maintenir et prospérer en France ?

Le constat de bon sens qu’il faudrait, avec pédagogie et respect, former des accompagnatrices et des accompagnateurs pour sortir progressivement de la situation actuelle, ce constat conduit à une conclusion révolutionnaire, d’autant plus frappante qu’il semble a priori tout modéré et pondéré : il faut changer de régime, et c’est une République effectivement démocratique, laïque et sociale, qui pourrait mettre en œuvre efficacement une telle politique laïque et pondérée. Une telle république en effet, ne subventionnerait plus les écoles privées, tout en accordant à la restauration et à l’extension des services publics toute leur place, et en s’appuyant enfin sur la mobilisation des habitants des quartiers pauvres eux-mêmes.

La position que je viens d’exposer est à la fois nette et complexe : elle demande une discussion argumentée, respectueuse, contradictoire – autrement dit : démocratique. Le climat mis en place sur ce sujet est totalement contraire à une telle discussion et je pense que de la part de ses principaux protagonistes des deux « camps », il l’est délibérément.

XIII - Remarques sur le mot islamophobie.

Dans ce concert d’imprécations visant à tétaniser, l’emploi du mot « islamophobie » s’est imposé ces dernières semaines par une sorte de KO debout, ce qui ne règle rien. Mais dans les situations de KO debout, la pensée critique doit persister. Ceux qui n’ont pas cédé à l’union sacrée en 14 ont eu ce courage, suivons-le. Car on a le droit de critiquer le terme et ses ambigüités sans subir un amalgame stalinien avec les islamophobes et les racistes. Quelques mots là-dessus, donc.

Le terme lui-même a été mis en avant par les islamistes, suite à la contre-révolution en Iran dont le voile imposé aux femmes a été le drapeau et le marteau-pilon tout à la fois (il est vrai qu’il avait déjà été employé auparavant, par des administrateurs coloniaux, et colonialistes, français, critiquant l’hostilité à l’islam d’autres administrateurs chrétiens ou soi-disant « laïques », et leur expliquant que l’islam pourrait être un bon moyen de gouvernement colonial, mais il était pratiquement inconnu du public).

En France le terme est lancé suite aux premières « affaires de voiles » à la fin des années 1980. Rappelons qu’en 2005 le CCIF se lance, par un procès contre Charlie-Hebdo, perdu, visant à faire interdire les caricatures anti-religieuses : déjà, on se tourne vers l’État pourtant jugé coupable de racisme structurel et de républicanisme laïcard, pour qu’il interdise la critique des religions (depuis, des fascistes islamistes ont massacré les dessinateurs historiques de ce qui fut tradition libertaire post-soixante-huitarde, les Wolinski et les Cabu ; que ce journal soit devenu autre chose que ce qu’il fut à l’origine ne saurait modifier ces faits historiques). Comme l’écrit Brigitte Stora : « … il faut rappeler qu’à l’époque ceux et celles qui dénonçaient le plus fort ces « amalgames » [entre caricature antireligieuse ou anticléricale et racisme] étaient aussi les mêmes qui se battaient contre les discriminations, les contrôles au faciès, les expulsions, les bavures policières. » Le CCIF s’est construit et développé pour lutter contre celles-là et ceux-là, jusque-là cibles privilégiées du FN, les mêmes que les fascistes de « Riposte « laïques » » (doubles guillemets de rigueur) désignent comme des cibles à abattre en raison de leur … islamophilie. Il fallait déblayer le terrain, faire le ménage, pour qu’il soit dit que l’islamophobie venait des « laïques », des libertaires, des révolutionnaires, des féministes.

Dans l’usage qu’en font les islamistes et les courants de gauche radicale, extrême, ou populiste, qui le pratiquent, ce mot a le même sens : il désigne « une forme de racisme explicite qui vise des personnes en raison de leur foi », pour reprendre les termes de l’appel à la manifestation du 10 novembre, dont les auteurs ont tenu à placer précisément et le mot, et sa définition. Celle-ci ainsi formulée appelle deux remarques.

Première remarque. Le mot « racisme » qui y est inséré l’est pour être bien encadré et détourné de son sens initial. Celui-ci désigne une forme de haine et de mépris envers des personnes considérées comme faisant partie d’une « race », c’est-à-dire étant jugées physiquement, biologiquement, inférieures ou malfaisantes, dans les formes théoriquement élaborées de racisme, ou suscitant une répulsion physique nourrie de divers fantasmes notamment sexuels, dans ses formes « populaires » courantes, où phénotypes et pigmentation jouent, et jouent encore pleinement aujourd’hui, un rôle clef dans les représentations des racistes. Le racisme proprement dit ne saurait donc viser une « foi ». C’est d’ailleurs pourquoi le terme de « racisme antimusulman » est encore plus inapproprié que celui d’islamophobie. Cette définition entend donc asséner, par l’imposition d’éléments de langage, une destruction du sens de « racisme » alors que le racisme reste une réalité massive et centrale, et un remplacement de ce sens par un sens nouveau : la haine anti-religieuse.

Et là, deuxième remarque : cette définition évite (délibérément) de préciser que c’est la foi musulmane dont il est question, car elle peut s’appliquer à toute « foi », elle est coextensive et permet donc de pratiquer le même dispositif de langage afin d’inventer en fonction des besoins des « formes de racisme » visant les chrétiens, les hindouistes ou les bouddhistes. Pour beaucoup de tenants du catholicisme politique, la défense des pauvresses et pauvrettes que sont à leurs yeux les « femmes voilées » de l’islam, au-delà de la componction de petites sœurs des pauvres qui peut charitablement s’épandre et procurer des indulgences spirituelles, a clairement le sens d’un cheval de Troie dont la vraie religion devra bien, tôt ou tard, tirer tous les avantages d’une reconquête.

XIV - Réalité des persécutions religieuses.

La haine antireligieuse existe et les persécutions pour des raisons religieuses furent et sont nombreuses et indéniables.

Leurs principales victimes aujourd’hui, à l’échelle mondiale, sont sans doute des chrétiens, d’une part du fait de régimes musulmans ou d’organisations telles que Daesh ou Boko Haram, d’autre part du fait de la Chine dite « populaire ».

Daesh avait amorcé le génocide d’un groupe religieux en Irak, les Yézidis. Les persécutions religieuses les plus massives sont le fait de régimes musulmans, y compris entre courants de l’islam (sunnites et chiites). Les Juifs ont été expulsés de la plupart de ces régimes. L’absence de religion est un délit dans plusieurs d’entre eux.

Les principales persécutions dont des musulmans sont victimes en tant que musulmans se produisent en Inde, Myanmar, Thaïlande, du fait de forces politiques intégristes hindoues ou bouddhistes, et la politique génocidaire de l’armée birmane soutenue par Aung Sang Su Kyi contre les Rohingyas a une forte composante religieuse. Au Sri Lanka, on a la discrimination contre les Tamouls hindouistes de la part des forces politiques et de secteurs de la population cinghalais bouddhistes.

Mais il faut y ajouter l’effroyable persécution du régime chinois envers le peuple Ouïghour, désigné comme danger islamiste. Le régime chinois, au nom d’une idéologie d’État mêlant mao-stalinisme, néoconfucianisme et nationalisme, persécute plusieurs religions.

Il n’est donc pas question de ne pas faire de place aux haines et persécutions religieuses.

XV - Un terme volontairement bancal.

Le terme « islamophobie » est particulièrement mal bâti pour désigner les persécutions religieuses, et il n’a en français qu’un seul équivalent, pour l’instant, envers une autre religion, celui de « judéophobie », que l’on peut préférablement remplacer par celui d’« antijudaïsme ». Mais l’équivalent de ce dernier serait « anti-islamisme » qui se heurte au fait que l’islamisme n’est pas tout l’islam, loin s’en faut : il est donc à éviter.

Le suffixe « phobie » ne désigne pas une opinion, mais un sentiment, et, dans l’absolu, chacun est libre d’avoir ses phobies. C’est même un terme qui a une connotation psychiatrique. Gros avantage pour les promoteurs d’« islamophobie » : les islamophobes sont pour eux des gens atteints, qu’il faut donc soit soigner, soit épurer. Et ils désignent eux-mêmes qui, et selon quels critères, l’est. Par exemple le raisonnement argumenté que j’ai tenté de présenter ci-dessus pour expliquer en quoi l’encadrement des enfants à l’école publique par des personnes à costume religieux ne devrait pas aller de soi, sera taxé d’« islamophobe » : et d’un, cela évite de le discuter, et de deux, cela range celui qui l’a tenu dans une catégorie essentialisée, celle de gens atteints de la mauvaise phobie, à soigner ou à épurer.

Cela étant (et c’est un grand avantage pour ses promoteurs) le mot « islamophobie » n’est pas remplaçable facilement, puisque « anti-islamisme » ne fait pas l’affaire, que « racisme antimusulman » est intellectuellement plus confus encore, que « racisme islamophobe » ne lève aucune ambigüité, et que « haine envers les musulmans », certes utilisable, est plus lourd à manier, et « musulmanophobie » risque d’avoir du mal, à présent, à s’acclimater, tout en comportant lui aussi l’inconvénient de la dénonciation essentialiste d’une supposée « phobie ».

XVI - Pour un emploi raisonné et limité.

Personnellement, considérant qu’on ne choisit pas entièrement ses mots, j’emploie ce terme et je l’ai fait ici à différentes reprises, ainsi, donc, que celui d’islamophobe. Ce n’est pas une concession à la tentative actuelle de le rendre obligatoire, je le faisais déjà avant, mais un usage qui a ses limites. Je l’emploie donc pour désigner les persécutions antimusulmanes en Inde, Myanmar et Thaïlande, le plus souvent méconnues des thuriféraires de ce terme en France. Dans la majorité des cas en France ou en Europe, je parlerai de racisme anti-arabe.

Précisons que le racisme anti-arabe, de nature social-phénotypique, a toujours contenu aussi une dimension religieuse, chrétienne, nourrie par l’imaginaire des Croisades et des colonies. Les militants antiracistes entrés dans cette bataille dans les années 1970, lycéens à cette époque comme moi, le savaient très bien (on est un peu désolé d’avoir à enfoncer une telle porte ouverte envers des amis et camarades qui semblent s’imaginer qu’avant la découverte du « voile » rien n’avait été perçu par personne, dans une lointaine préhistoire qui est en réalité celle des plus grandes batailles antiracistes). Les attentats anti-arabes étaient alors plus nombreux en France qu’aujourd’hui et il a existé un « groupe Charles Martel » qui s’en prenait aux mosquées autant qu’aux foyers pour travailleurs immigrés. Ce groupe fasciste, qui gravitait dans les cercles initiaux du FN, était dénoncé comme commettant des attentats racistes, sans que pour autant la dimension religieuse en soit ignorée. Et cette dimension religieuse du racisme anti-arabe est, fondamentalement, de matrice catholique.

Toutes ces données historiques non seulement réelles, mais toujours vivantes et bien actives, sont oblitérées par les théoriciens de l’usage obligatoire du mot « islamophobie » aujourd’hui. A ce fond religieux, principalement chrétien en Europe et en Amérique, généralement disculpé par omission dans le discours actuel, s’est ajoutée la thématique du « choc des civilisations » venue des États-Unis (Huntington), et se sont greffées, dans un canevas identique, les rengaines sur l’incompatibilité entre islam et occident, islam et démocratie, islam et laïcité : ceci n’est pas un nouveau paradigme, mais un nouvel habillage partiel du paradigme raciste.

J’emploierai donc le mot islamophobie dans quelques cas de fixation idéologique contre l’islam en tant que tel, dans les usages du « choc des civilisations » par les suprématistes blancs et par Trump, et dans les cas (oubliés par les promoteurs patentés du terme) d’islamophobie chrétienne caractérisée, mais la plupart du temps je militerai pour rappeler et défendre l’emploi des termes de racisme anti-arabe et anti-basanés.

Ainsi, la sortie de l’élu RN Odoul utilise le voile mais provient d’un représentant du parti historiquement raciste anti-arabe, dont c’est la marque qu’on le veuille ou non, et le socle électoral. Ainsi, l’attentat contre la mosquée de Bayonne est un attentat raciste classique, comportant une dimension religieuse (catholique), ce qui est tout aussi classique. Avoir rappelé ce fait sur Facebook m’a valu les protestations outragées d’adeptes du thème de l’islamophobie laïciste française : de fait, on peut, en novembre 2019, se faire traiter de raciste pour avoir qualifié un attentat d’attentat raciste ! Preuve s’il en est que la campagne d’hystérisation autour de cet élément de langage vise l’antiracisme. Un jeune camarade sincère, militant pour la sainte cause du burkini à la piscine, m’a même affirmé que, bien entendu, la couleur de la peau n’a, de nos jours, plus rien à voir avec le racisme ! Qu’en pensent les habitants des quartiers globalement ostracisés sans qu’on vienne voir si les femmes y portent un voile ou non ? Qu’en pensent les victimes des contrôles au faciès plus nombreux que jamais dans la France de Castaner ? Aussi consternant que cela soit, voilà où nous en sommes : l’idéologie « décoloniale » sur « les racisés » peut aboutir, très logiquement, à nier l’existence du racisme !

XVII - A quelle construction idéologique avons-nous affaire ?

Il nous faut maintenant tenter, de manière certes ramassée, de décrire la construction idéologique à laquelle nous avons affaire dans ces secteurs de gauche et d’extrême-gauche, laquelle fait système et doit être envisagée dans sa globalité, pour en débattre. Les camarades et amis qui la partagent ne l’envisagent certes pas comme une construction idéologique, mais comme une grille de lecture de la société. Ils sont bien forcés de constater qu’elle est récente, et ils en font donc une sorte de révélation contemporaine, dont il faudrait éclairer les anciens qui n’ont pas compris.

Inutile de dire qu’en essayant de m’éclairer sur le fait que le racisme référant à la pigmentation aurait disparu des banlieues et des chaumières, tout en m’insinuant que je serai raciste, ça a fait flop. Cela a même, d’une certaine façon, provoqué la genèse du présent écrit car je me suis demandé comment de jeunes camarades intelligents et combatifs peuvent en arriver à débiter pareilles âneries avec l’aplomb de qui dit la vérité aux incroyants.

XVIII - « Islamo-gauchisme » ? Baubérot-gauchisme !

Je précise d’abord que, parmi les néologismes contemporains, il en est un qui me semble inadéquat en France, c’est celui d’ « islamo-gauchistes », fortement usité par leurs adversaires ou supposés tels, dont un certain nombre de chefs politiques éminents, et autres grandes gueules autoproclamées de la laïcité, qui viennent pourtant de vendre leur bon dieu pour un plat de lentilles en signant d’un coup tout ce que les dits islamo-gauchistes ont voulu leur faire signer, parce que le texte est « réel » et le contexte « cruel » (et pourquoi pas l’inverse ?!), sans parler de ceux qui ont « foot ».

L’idéologie islamo-gauchiste a des racines anciennes dans l’opportunisme de certains dirigeants communistes : Zinoviev à Bakou en 1920, ou Boukharine expliquant, mi-1923 dans un plenum de la Comintern, contre les objections du délégué suédois, le vieil allié de Lénine et futur maire social-démocrate de gauche de Stockholm Zett Höglund, qui critiquait vertement les persécutions antireligieuses en URSS, que la religion est toujours réactionnaire sauf en Orient où l’islam est révolutionnaire ! Cette idéologie a été théorisée de manière systématique par le courant trotskyste britannique dit « cliffiste » : l’islam étant une religion de prolétaires colonisés ceux-ci en font un usage révolutionnaire, CQFD (les révolutions arabes, s’il en était besoin, ont démontré qu’il n’en est rien) - autre chose est le débat sur les millénarismes et espérances sociales dans la religion, que je laisse de côté ici. Ceci a pu être véhiculé par tel ou tel canal d’influence en France, mais c’est secondaire. Les vertus révolutionnaires ou émancipatrices prêtées à l’islam ne sont pas la motivation principale de ces secteurs, au-delà de l’extrême-droite « décoloniale » du PIR, dont l’idéologie spécifique ne sera évoquée ici que comme symptôme.

Nous avons en France un phénomène nourri d’autres canaux, à l’insu de ceux qui professent la nouvelle croyance en l’islamophobie laïque comme axe structurant des sociétés européennes contemporaines. Et je proposerai un néologisme pour désigner leur corpus idéologique. Pas sûr qu’il réussisse autant qu’islamophobie et islamogauchiste, mais il a le mérite d’être ironique tout en étant exact : en France, nous avons affaire au baubérot-gauchisme !

XIX - Une institution de la République saluée à l’extrême-gauche.

Au même titre qu’Antoine Prost s’agissant de l’histoire officielle de l’éducation, Jean Baubérot est une sorte d’institution, reconnue par les uns et par les autres comme l’historien et le penseur de la laïcité en France aujourd’hui. Éminence grise de Mitterrand, collaborateur de différents ministères, membre de la commission Stasi à l’origine de la loi contre les « signes religieux ostensibles » de 2004 (je vais y revenir), militant du protestantisme œcuménique, théorisant le fait qu’il existe plusieurs sortes de laïcité, chacune avec son adjectif (7 en tout !), celle ayant sa faveur portant l’adjectif « inclusive », Jean Baubérot a ainsi gagné sa réputation de champion de la tolérance. Il apporte un soutien critique et appuyé à l’ « ouverture aux églises » et au « spirituel » de la présidence Macron, y saluant « son intelligence et le fruit de son compagnonnage avec Paul Ricoeur » (La Croix, janvier 2018) – protestant œcuménique comme lui.

C’est donc le même Jean Baubérot que saluent plusieurs auteurs, par exemple, au NPA, Ugo Palheta : « On voit sans cesse ressurgir les mêmes arguments, qu’ils renvoient à une conception dévoyée ou plutôt « falsifiée » de la laïcité, pour reprendre le terme du grand historien de la laïcité Jean Baubérot, qu’ils invoquent les droits des femmes pour justifier des lois ou circulaires discriminatoires et liberticides sans que les premières intéressées – les femmes voilées – aient voix au chapitre, ou qu’ils mobilisent une rhétorique pseudo-marxiste dont Michael Löwy a montré qu’elle repose sur une incompréhension de l’analyse marxiste de la religion. » (sur le site de Contretemps-Revue de Critique communiste - je suis revenu et reviendrai par ailleurs sur ce qui est abordé à la fin de cette citation).

XX - Méchant Combes, gentil Briand : retour sur une doxa trop répétée.

A partir de ses travaux historiques sur les débats parlementaires de la première décennie du XX° siècle en France, J. Baubérot a formulé une position qui est rapidement devenue, en partie à son corps défendant il est vrai, la doxa obligée, aussi bien des macroniens que de l’extrême-gauche « ouverte » : le principal affrontement préalable à la loi de séparation aurait opposé les « laïcistes » forcenés du type Combes, aux esprits généreux et ouverts type Jaurès et Briand. Heureusement, ces derniers ont gagné, et la loi de 1905 a assuré la cohabitation des religions et sauvé, en fait, le catholicisme français à la fois de ses propres intégristes et de la persécution qui le menaçait.

Dans cette doxa simplificatrice tirée des travaux de J. Baubérot, le méchant petit père Combes proche de Clemenceau, aurait voulu que l’État contrôle l’Église et la réprime, et les gentils esprits ouverts Jaurès et Briand auraient imposé que la religion puisse faire ce qu’elle veut dans la société civile, l’État devenant « neutre ». Le parallèle s’imposerait : les héritiers des méchants sont les laïcistes islamophobes, « ils » dans la citation ci-dessus d’U. Palheta, les héritiers des gentils sont les valeureux combattants de la liberté des femmes d’être voilées partout, et qui ainsi auraient « voix au chapitre », pour le paraphraser. Il est sans doute rassurant de se prendre pour les héritiers de Jaurès face aux persécuteurs, mais sur le plan de l’histoire des idées et de l’histoire tout court, nous avons là une accumulation de courts-circuits et de contresens.

« … le même Parlement qui, de 1902 à 1904, au nom d’une conception autoritaire de l’« émancipation » républicaine, s’est trouvé entraîné dans une spirale de mesures de plus en plus répressives, a réussi le « miracle » (Ferdinand Buisson) de promouvoir la « loi de liberté » (Aristide Briand) qu’est la loi du 9 décembre 1905. Il y a là une énigme dont on n’a peut-être pas pris toute la mesure car on connait la fin de cette histoire. », écrit Jean Baubérot en présentant ses livres dans Mediapart en septembre dernier. Cette énigme n’en est une que sur la base de la représentation qu’il veut accréditer d’une loi de 1905 d’« apaisement », alors que cette loi suscitait des appels à la guerre civile, appels qu’il attribue à parts égales aux « catholicophobes » (terme qu’il propose, sciemment, pour les rapprocher des islamophobes), qu’il aurait fallu vaincre pour pouvoir la voter, et aux « athéophobes » cléricaux. Ce renvoi dos-à-dos estompe le fait que nous sommes alors dans les suites de l’affaire Dreyfus, où la question d’un coup d’État impliquant Église d’État et armée, avec la mobilisation préfasciste des bandes de Barrés et Maurras, était une réalité. Au passage, remarquons que Ferdinand Buisson que J. Baubérot cite à l’appui de sa position faisait en réalité partie de ceux qu’il appelle les « catholicophobes », puisqu’il a soutenu, avec Combes et Clemenceau, les mesures prises contre les congrégations. En posant comme préalable à l’analyse historique l’opinion selon laquelle la République dreyfusarde aurait été sur la pente de la persécution avant 1905, et que soudain, miraculeusement (Briand ayant été l’agent du dit miracle), elle aurait changé de cour et inventé la « laïcité inclusive » qu’il préconise, J. Baubérot se livre à une reconstruction a posteriori de l’histoire selon une grille idéologique, qui lui interdit de saisir l’enchainement effectif des évènements. En effet, la loi de 1905 n’aurait précisément pas vu le jour sans avoir été précédée par les deux lois qui font bloc avec elle : la loi de juillet 1901 sur les associations et la loi et les mesures prises contre les congrégations religieuses enseignantes en 1903-1904.

Ces mesures furent largement prises et inspirées par Ferdinand Buisson (un protestant « libéral » comme on disait alors, nullement œcuménique), pour qui la séparation de l’Église catholique et de l’État en était la suite nécessaire. Le prétendu « miracle » de 1905 se produit dès 1901 : la loi sur les associations est d’un libéralisme extrême en fondant la possibilité pour 2 personnes ou plus quelles qu’elles soient de fonder, sur simple déclaration, une association, catégorie de droit distincte d’une entreprise. Et en même temps la même loi instaure un régime d’exception à l’encontre des congrégations religieuses parce que celles-ci prétendent contraindre leurs membres par des vœux perpétuels et disposer de droits particuliers. Le régime de liberté absolue, « inclusive » si l’on veut l’appeler ainsi, est donc affirmé conjointement à la répression du régime de communautarisme religieux qui veut contraindre ses membres, « exclusive » si l’on veut : sans cette « exclusion » d’un pouvoir entendant régenter les individus, pas d’« inclusion » de ceux-ci au moyen de libres regroupements de toutes sortes, y compris religieuses.

Notons que le régime d’exception imposé aux congrégations prend officiellement fin en septembre 1940 (inutile, espérons, de développer sur le sens de cette date). Et notons, sans approfondir, que les péripéties juridiques de l’affaire de la crèche Baby-Loup, qui était une association non lucrative du type fondé par la loi de 1901, ont conduit à une jurisprudence « européenne » entendant contraindre une association se définissant comme laïque à accepter un costume religieux recouvrant les femmes pour encadrer des enfants (l’association en question a été détruite par ces péripéties et les frais occasionnés) : tout religieux pourrait donc imposer à une association non religieuse voire laïque ou même « laïciste » ses grigris. Où est la répression, où est l’inclusivité libérale ? …

La loi de 1905 forme donc un tout avec les lois qui l’ont précédée depuis 1901, et non pas une contradiction : elle n’aurait pas vu le jour sans elles (et sans la précédente vague de lois laïques concernant l’école dans les années 1880, parmi lesquelles c’est la loi Goblet de 1886 dont l’esprit est piétiné par la fausse évidence selon laquelle les « mamans » voilées à l’école, c’est sympa). Les congrégations échappaient au concordat, dont l’Église séculière entendait profiter avec le budget public. La tentation d’utiliser le concordat de manière anticléricale a existé et a été écartée, tout autant par des « libéraux » comme Briand que par des « durs » comme Buisson. Car le concordat, c’est le financement public des cultes et cela peut être la tutelle de l’État sur les religions, ou l’inverse.

Jaurès et Briand, s’ils n’étaient pas étatistes ni concordataires, n’ont pas pour autant été non-interventionnistes dès lors que la liberté de conscience était en cause : les mesures coercitives sur les congrégations sont aussi en grande partie leur œuvre. En aucun cas ils ne se seraient reconnus dans une conception de la laïcité « inclusive » consistant à dire que seuls les fonctionnaires publics doivent être religieusement neutres durant l’exercice de leurs fonctions. Briand a fait repousser un amendement visant à interdire le port public de la soutane, l’État n’ayant pas selon lui à imposer un dogme ou un costume. Très bien : mais de cela ne découle pas nécessairement l’argument selon lequel, puisque ce costume religieux est libre d’être porté dans l’espace public, il doit l’être aussi à l’école (cela dit, tout le parallèle que font certains entre ce débat sur la soutane et le débat sur le voile, est parfaitement oiseux, car il est de mauvaise méthode d’inventer ce que « Briand aurait dit », ou Jaurès, ou tout autre). Pour eux, l’État doit intervenir (la preuve : ils légifèrent !), pour assurer et la liberté de conscience de toutes et de tous, et la liberté des cultes, contre les congrégations, ou aussi, comme le prévoit la loi de 1905, pour permettre l’exercice du culte dans les lieux tels qu’hôpitaux, internats, prisons, par des aumôneries. Dans les deux cas il s’agit bien d’interventions de l’État dans la sphère « privée » ou proche de celle-ci, la sphère de la société civile. Il doit aussi intervenir dans la sphère de la famille, où les dogmes religieux ne sauraient prévaloir sur les droits humains et sur les garanties nécessaires à la liberté de conscience des futurs citoyens et personnes, et à leur intégrité morale et physique. Un exemple « trivial » mais clair est par exemple celui des vaccinations obligatoires …

XXI - La conception pleinement laïque de l’État, ou le dépérissement de l’État.

Un problème politique, historique et moral de fond est ici que la conception de l’État pleinement laïque n’est pas compatible avec un État lié à une domination de classe, à l’accumulation du capital, et à la reproduction de rapports de domination notamment patriarcaux. Des Lumières radicales à Jaurès se dessine la conception d’un État non-État, garantissant le libre développement des individus, en leur assurant les armes (pas d’armée permanente mais le peuple en armes), l’instruction publique pour toutes et pour tous, et le droit à la vie et donc à ses conditions : droits sociaux pour tous. La laïcité jusqu’au bout, comme la démocratie jusqu’au bout dont elle fait partie, exige une dynamique de transition révolutionnaire.

Un tel État n’a pas à inculquer quoi que ce soit mais il doit veiller aux conditions de la liberté pour toutes et pour tous : voilà un idéal de l’État exceptionnel, que l’on n’a jamais vu se réaliser même si on l’a vu se dessiner parfois. Cette conception radicalement laïque de l’État exclut tout dogme, même laïque, de la part de celui-ci.

Ce serait en fait un État qui commence à « dépérir » en tant qu’État, une transition vers une autre forme d’organisation sociale. Dans le débat de 1905 Jaurès est sans doute celui qui s’approche le plus de cette conception révolutionnaire.

XXII - Briand n’est pas Jaurès.

Sitôt la séparation faite, il rompt avec les radicaux et assume l’unité socialiste de classe, dans l’Internationale ouvrière. La dynamique laïque et démocratique radicale conduit chez lui au socialisme et lui vaudra d’être assassiné pour que la guerre passe, en 1914. La conception plus platement « républicaine » de Briand le conduit à sortir du mouvement ouvrier, à refuser l’unité socialiste et à lui préférer les alliances bourgeoises, et fera de lui l’un des principaux politiciens bourgeois de la III° République, dans l’union sacrée - avec l’Église aussi, pour que le peuple se fasse tuer dans les tranchées, en 1914 - et après la guerre, et dans l’apaisement croissant avec l’Église récupérant des prérogatives.

Ces trajectoires différentes des deux partisans amalgamés d’une prétendue « laïcité inclusive » en 1905 soulignent leur différence profonde, non soulignée par contre dans l’histoire revue par J. Baubérot, à laquelle adhèrent des gens qui pensent pourtant être les héritiers légitimes et attitrés de l’histoire de Jaurès et du mouvement ouvrier.

XXIII - Amalgames.

On l’aura compris, la conception pleinement laïque de l’État que je viens d’évoquer est liée à une perspective révolutionnaire. De ce point de vue, la loi de 1905 fut une avancée très prononcée dans le cadre de l’ordre existant, un point d’appui. La laïcité officielle, d’ailleurs consistant dans des reculs successifs dont le plus important s’est produit en 1958, n’est pas celle-là.

Or il y a amalgame, chez les baubérot-gauchiste, entre les tenants officiels de la laïcité, de droite, républicains divers, ou de gauche mais sur la même ligne, tenants officiels pour qui l’État peut, d’ailleurs de concert avec les religions, imposer un enseignement de la laïcité (et de la morale, et du « vivre-ensemble ») et pas seulement un enseignement laïque, il y a amalgame entre cela et les positions laïques traditionnelles qui se sont incrustées dans la culture ouvrière, enseignante et populaire de ce pays, en même temps que la culture de la grève de masse et de la grève générale, vers 1905-1906.

Reprenant les termes odieux de « laïcards » et de « laïcistes » qui furent ceux des cléricaux, de l’extrême-droite, des pétainistes et des franquistes pour qui une institutrice laïque devait être violée et peinte au minium en public, les baubérot-gauchistes en se croyant érudits et subtils, se livrent à de très grossiers amalgames et à la plus totale confusion.

Voila pour ce qui concerne le premier titre de gloire de J. Baubérot aux yeux des baubérot-gauchistes érudits.

XXIV - Retour sur la commission Stasi et la loi de 2004.

Le second titre de gloire de Jean Baubérot est de s’être opposé à la loi de 2004 dite « loi sur le voile à l’école ». Il est indispensable d’y revenir en rappelant le déroulement réel de sa gestation. L’adoption de cette loi fut précédée de la production d’un rapport par une commission dite « commission Stasi », nommée par Jacques Chirac, présidée par le démocrate-chrétien Bernard Stasi, et dont étaient membre tant Jean Baubérot que Henri Pena-Ruiz.

Le rapport Stasi est idéologiquement cohérent et son orientation a été votée unanimement. La notion clef en est une catégorie idéologique absente des débats de 1905 : le « vivre-ensemble », ou, mieux encore, le « vivre-ensemble apaisé » (« une laïcité équilibrée et apaisée pour mieux vivre-ensemble », dixit Jean Baubérot : n’est-ce pas beau ? faut-il être méchant pour ne pas vouloir être équilibré et apaisé pour mieux vivre-ensemble !). Cette tarte à la crème passe-partout, flanquée de son synonyme euphorisant qu’est le « faire-société », est aussi un élément de langage, mais, à côté d’être-au-monde ou être-en-situation, un élément de langage qui a une histoire méconnue, laquelle renvoie … au Dasein heideggerien trouvant son être dans la communauté du peuple – celle de l’Allemagne en l’an 1933. Par-dessus cette référence sulfureuse, le vivre-ensemble renvoie au « bien commun », catégorie chrétienne, plus précisément thomiste.

Donc la laïcité viserait au vivre-ensemble : ce poncif ne signifie pas en soi, comme on l’entend souvent, de permettre aux gens de différentes religions ou non-religions de cohabiter, si possible dans la joie et la bonne humeur partagées. En fait il déplace le critérium de l’idée laïque quand en débattaient les Jaurès, les Briand, les Buisson, les Combes … : chez eux, l’idée centrale était celle de l’individu souverain, auquel il fallait ouvrir les conditions de sa liberté comme être rationnel et agissant. Or, l’individualisme convenu et conventionnel ne se trouve pas dans cette idée centrale là, qui, tout au contraire, se fait une haute conception, pleine et sociale, de ce que peut et doit être un individu rationnel sujet de droit. Il se trouve dans la mise au centre du « vivre-ensemble », lequel implique déjà que la société est faite d’individus atomisés liés par des relations marchandes, qui choisissent ou héritent de croyances, et qu’il s’agit de faire vivre ensemble avec leurs différences dans le monde marchand. Le vivre-ensemble ne consiste donc pas tant dans la cohabitation des uns et des autres que dans la « cohésion sociale », autre formule analogue, entre les groupes sociaux et les classes, qui doivent rester unies. Voila en quelque sorte la laïcité officielle, par opposition à la dynamique révolutionnaire et démocratique radicale de la laïcité telle que présentée plus haut : la laïcité au service du « bien commun », ce qui n’est plus la même chose.

Sur ce socle, unanimité de la commission Stasi. Unanimité aussi pour préciser que par vivre-ensemble il faut entendre aussi et surtout : cohabitation des religions constitutives de l’ordre social, de la société civile. Le public scolaire est censé représenter cette totalité sociale constituée par les appartenances religieuses et spirituelles, et demeurer tel à l’école. Pour que cela se passe bien, pour assurer la cohabitation des religions, les signes religieux doivent rester « discrets ». De manière pour ainsi dire furtive, opère ici une autre substitution idéologique : la non reconnaissance de quelque culte que ce soit au plan des institutions publiques (explicitée dans l’article 1 de la loi de 1905) passe derrière la conception selon laquelle société civile et public scolaire sont structurés par les religions. Là encore unanimité : cohabitation et discrétion concrétisent « l’égalité en droit des options spirituelles », expression de Jean Baubérot intégrée dans le rapport unanime.

Juste après commence cependant le désaccord de Jean Baubérot, manifesté par une abstention (la seule) : cette discrétion nécessaire ne doit pas signifier invisibilité, et donc l’interdiction à l’école des voiles, kippas, grandes croix et turbans sikhs n’est pas justifiée. Par contre, « non ostensible » signifie de facto invisible pour le reste de la commission. Les grandes croix, kippas et turbans n’étaient pas la véritable préoccupation de la commission, tout le monde le savait : il était implicitement entendu (dans la commission), et publiquement exprimé dans les médias, que le seul vrai problème grave en matière de laïcité, dans cette V° République qui subventionne l’enseignement privé confessionnel, serait posé par le voile et donc par l’islam.

Une République laïque, démocratique et sociale n’aurait pas eu besoin de légiférer contre les voiles de l’islam politique et du salafisme. La mobilisation populaire pour la liberté de conscience et l’arsenal législatif existant (la loi de 1905 ne pouvait prévoir ce type de situation mais elle pose en son article 27 le principe d’une régulation des « manifestations extérieures d’un culte » par des dispositions d’ordre public, et les circulaires de Jean Zay de 1936-1938 visent les propagandes politiques mais aussi confessionnelles à l’école et leurs emblèmes), auraient suffi à combattre les tenues politico-religieuses à l’école sans les confondre avec toutes sortes de foulards, et sans ciblage des musulmans en tant que tels. Ceci dit, malgré tout cela, et malgré les pressions racistes et/ou islamophobes concomitantes, cette interdiction s’est bel et bien appliquée avec une remarquable facilité, inexplicable tant pour ceux qui espéraient la promouvoir avant tout contre l’islam, que pour ceux pour qui le port du voile à l’école serait un libre choix et une liberté des femmes qu’elle était censée brimer.

XXV - Une idéologie consensuelle et potentiellement autoritaire.

Le rapport de la commission Stasi, à l’origine de la loi de 2004, offre l’intérêt de montrer que la conception notamment portée par Jean Baubérot d’une « laïcité inclusive » consistant dans l’organisation consensuelle de la cohabitation des différentes religions, peut, ou non, se combiner à des mesures coercitives visant tel ou tel fait religieux ou jugé blasphématoire par telle ou telle religion. Quand Macron, comme nous l’avons vu au début, affirme que « Ce qui se passe dans l’espace public, ce n’est pas l’affaire de l’État ou du Président de la République », et que « Le port du voile dans l’espace public n’est pas mon affaire. », puis enchaine en menaçant de mesures répressives contre le « communautarisme » et la « radicalisation », il ne se contredit pas : il donne les deux revers de la même médaille. La non-intervention laïque de l’État, laissant faire le marché des églises et la contrainte familiale et sociale, s’accorde en fait très bien avec son intervention répressive et ses atteintes éventuelles à la liberté de conscience.

A partir du moment où la société civile et la famille sont considérées comme le champ libre des religions, et la « laïcité inclusive » comme l’obligation pour l’État de veiller à leur épanouissement, seuls les agents de l’État ayant une obligation de « neutralité » que l’on peut résumer ainsi : devant toute manifestation religieuse, l’agent de l’État doit se taire, ce qu’on appelle donc ici « la laïcité », diverses combinaisons sont possibles.

On peut, dans une optique individualiste libérale, mais souvent préconisée par nos amis baubérot-gauchistes, avoir la philosophie du « C’est mon choix ». Dans ces conditions, la femme voilée est tenue pour un sujet souverain de droit maître de ses choix, comme il n’en existe pas, homme ou femme, dans les sociétés contemporaines. Ses choix ne sauraient donc être remis en cause, même s’il ne s’agit pas de choix. Par une inversion idéologique caractéristique, c’est le « laïcard » s’interrogeant sur ce choix qui sera soupçonné d’une intrusion dominatrice. Et le simple fait de mettre la chose en discussion sera taxé d’islamophobie, ce qui conduit à l’interdiction de la discussion. Que le costume religieux qu’est le voile islamique réfère explicitement, dans son histoire et dans ce qui a été, et est, dit, prêché, pour l’imposer ou le conseiller, à l’infériorité et à l’impureté féminine, est un argument que l’on croit neutraliser par celui-ci : « mais enfin pourquoi ne prend-on pas en compte ce que la femme voilée pense ? ». Si on la respecte comme sujet pensant, on doit au contraire parler avec elle des désaccords possibles avec ce qu’elle pense et fait, non ? Et on peut aussi, si on ne la prend pas pour une sotte, présupposer qu’elle est un tantinet au courant des motifs religieux prescrivant des comportements aux femmes. Et si elle est contrainte l’aider à combattre cette contrainte. Les défenseurs baubérot-gauchistes interdisent en fait la discussion contradictoire aux femmes voilées, manière efficace de protéger les hommes qui les entourent dans la plupart des cas.

Dans une version un peu plus élaborée, l’optique individualiste libérale se pare de sociologismes et précise qu’elle sait bien qu’il y a oppression machiste et patriarcale, mais avec un signe égal uniformisé. On aura donc un signe égal entre « la minijupe » et « le voile » et entre « les laïcards français » et les mollahs iraniens, comme si les premiers pratiquaient la lapidation, le viol déguisé en test de virginité, le fouet, la torture, le gibet. Et la défense de la « liberté des femmes » consistera à dire qu’il est pareil de combattre pour le port du voile dans tous les services publics d’un État démocratique bourgeois et contre son port obligatoire dans une dictature théocratique. Cette manière de s’allier aux intégristes dans les États démocratiques bourgeois est un cadeau empoisonné pour les femmes combattant ces dictatures, qui la plupart du temps ne combattent pas seulement l’obligation, mais bien le voile lui-même, dont la signification politique, religieuse et machiste est un fait social international sur lequel elles n’ont pas, elles, d’illusions.

Le signe égal entre la mini-jupe et le voile islamique, outre qu’il implique l’ignorance du contenu libératoire que des millions de femmes ont, à un moment historique donné, conféré à la première, fait l’impasse sur la spécificité de la contrainte religieuse. Une contrainte vestimentaire masculine véhiculée par des images et représentations pèse sur les femmes, et la mini-jupe ou d’autres tenues peuvent être portées à cause de cette contrainte. Mais il n’existe pas d’institution distillant des discours, véhiculés dans la famille, sur le marché, et dans des lieux de culte, et porteurs de l’autorité de textes sacrés expliquant que le port de la mini-jupe est une obligation. Au passage, signalons que la grande « séance de voile » ouverte en France par la direction de la FCPE et amplifiée par Macron a permis au CFCM (Conseil Français du Culte Musulman) de publier que le voile serait bien, selon lui, une obligation religieuse, que les musulmanes sont « libres » de respecter ou pas (le seul texte religieux pouvant, à la lettre, être interprété comme signifiant une telle obligation, est la première Épitre de Paul aux Corinthiens, il n’y a rien de comparable dans le Coran !).

La liberté individuelle entendue comme liberté des sujets atomisés de la société marchande, dans un ordre civil où le marché des religions peut dominer sans contrainte, et « la laïcité » entendue comme le devoir de l’État de veiller à cette domination comme il veille à la liberté des échanges marchands, est une conception de l’ordre social à géométrie variable, car si l’État entérine la place de la ou des religions dans la société civile, alors cette prétendue « laïcité » est réalisée aux États-Unis – États sans religion, société civile excluant l’athéisme et exigeant que chacun fasse ses achats sur le marché des églises. En Arabie saoudite, où la société civile et l’État sont censés ne faire qu’un en tant qu’oumma, communauté des croyants unis par leur soumission commune, l’on pourrait aussi s’amuser à cultiver le paradoxe suivant : l’État ne fait-il là aussi autre chose qu’entériner et « respecter » (et faire respecter, par le fer et le sang) la place acquise par le « fait religieux » dans la société ?

Certes, ce dernier exemple ne sera présenté comme « laïque », même dans un inventaire à la Baubérot, par personne et surtout pas par le clan familial régnant. Mais le raisonnement paradoxal que je m’amuse à faire ici découle d’une intention : montrer que la conception selon laquelle « la laïcité » consiste en ce que l’État protège et respecte les religions tout en imposant à ses fonctionnaires de les laisser faire, conception à laquelle conduisent les axiomes baubérot-gauchistes, est totalement élastique dans les résultats auxquels elle peut conduire, sauf dans le sens de l’émancipation humaine. C’est en fait une conception relevant totalement de l’idéologie dominante produite par l’ordre social capitaliste. Elle fait consensus, de Macron aux baubérot-gauchistes.

XXVI - Le mythe du grand remplacement du racisme par l’islamophobie.

Sur ce socle, l’idéologie baubérot-gauchiste pourrait être caricaturée comme une sorte de double théorie du grand remplacement : grand remplacement du racisme par l’islamophobie, comme nous l’avons vu, et grand remplacement des racistes par … les laïques. Rappelons que même la représentation que cette idéologie se fait de l’islamophobie est restrictive. Elle est indifférente aux persécutions antimusulmanes massives en Inde, Myanmar et Thaïlande. Certains de ses partisans nient les persécutions en Chine. Elle rejette dans le lointain passé, ou ignore totalement, le terreau chrétien de la composante religieuse du racisme anti-arabes. Elle est, en fait, incapable d’analyser l’islamophobie réellement existante, que je suis bien loin de nier. Celle-ci n’est pas pour elle une réalité sociale, mais un fétiche idéologique servant à faire table rase des traditions laïques du mouvement ouvrier en France.

En fait de grand remplacement, ce sont des acquis théoriques et analytiques qui ont été remplacés, au tournant des années 1990-2000, dans des secteurs de l’extrême-gauche. Cet article est déjà long et je ne développerai pas ici les raisons de ce phénomène, très intéressant et qui demanderait une étude en tant que tel. Au passage, des resucées de campisme (la « perte » de l’URSS suscitant la recherche de forces auxquelles ont puisse croire s’allier ou s’appuyer), et des injections de french theory via les cultural studies, ont joué un rôle. Symptomatique est le cas, par exemple, des travaux de l’universitaire américaine Joan Scott : les Français auraient en eux une sorte de « religion de la laïcité » qui les rendrait « obsédés » par le voile (j’ai eu l’occasion de tomber sur des camarades baubérot-gauchistes persuadés que, de par mon essence congénitale laïque, je devrais être « obsédé par le voile » : chose amusante, un chercheur doué sur Google devrait pouvoir retrouver des photos de réunions politiques où je siège aux cotés de femmes voilées …). Or, si le respect est dû aux religions, il semble y avoir une exception à l’encontre de la « religion laïque française ».

Si le racisme est réduit à l’islamophobie, ou, en fait, si le racisme a disparu et si les derniers hominidés à se prendre pour des antiracistes sont, par le fait même, des islamophobes (je caricature à peine en tirant les déductions logiques, parfois exprimées ouvertement lorsqu’ils s’énervent, par nos camarades baubérot-gauchistes), il est fait table rase non seulement des traditions laïques du mouvement ouvrier, mais aussi de la conscience du rôle joué par ses adversaires historiques : la V° République, l’Église catholique, le Front National/Rassemblement National. Ce sont là au plus des supplétifs des « laïcards », puisque le FN/RN notamment « utilise la laïcité ».

Conclusion désagréable.

Finalement, dans le désert intellectuel temporaire du tournant allant du XX° au XXI° siècle, un vide a été comblé qui est devenu l’apanage de nos chers baubérot-gauchistes. Je conclurai de manière désagréable, volontairement, en soulignant les côtés les plus inquiétants, les plus dangereux, de ces schèmes idéologiques et éléments de langage.

La négation du racisme comme fait social se référant à l’apparence et à la pigmentation va avec une représentation extrêmement phénotypique de ce qu’est un « laïcard ». Profondément injurieuse, car elle postule une essence en quelque sorte congénitale, innée, du personnage, elle l’imagine au fond comme le beauf de Cabu (que les fascistes islamistes ont assassiné).

D’autre part, cette négation va avec une autre théorie du grand remplacement, celle selon laquelle l’islamophobie aurait pris la place de l’antisémitisme, qui n’existerait plus, sa dénonciation n’étant que l’alibi du « sionisme » et d’un « philosémitisme d’Etat » visant, au service de l’ « impérialisme occidental », à écraser encore plus les musulmans assimilés aux opprimés.

Cette thématique-là est nourrie notamment par le PIR, qui fonctionne comme une boite à idées radicalisant vers l’extrême-droite antisémite et racialiste le fond mou constitué par le baubérot-gauchisme, faiblement équipé, c’est le moins que l’on puisse dire, pour y résister.

A une conception de la société comme société civile légitimement dominée par les religions, et à une conception envisageant les idées universalistes et rationalistes en général comme porteuses, par essence, d’oppression, elle ajoute un ferment d’antisémitisme reposant sur la négation, par déni ou incompréhension, de tout ce qui fait la spécificité de l’antisémitisme dans la société capitaliste, en postulant que les plus opprimés des opprimés sont, par essence, les musulmans, et que les Juifs y ont une responsabilité décisive.

La version soft et sophistiquée de cette conception se trouve chez Enzo Traverso qui peine à distinguer l’antisémitisme, tel que l’analyse notamment Moshe Postone, de l’antijudaïsme ancien, et prend les habitants musulmans des quartiers pauvres d’Europe pour les héritiers du ghetto, et sa version hard et brute se trouve chez Houria Bouteldja chez qui le programme de destruction physique du mouvement ouvrier, des intellectuels, et des Juifs, est ouvertement dessiné malgré la fausse rhétorique qui n’est dissimulatrice que si l’on y consent.

Donc, nous assistons à la formation d’un complexe idéologique dans lequel la société doit être le domaine des religions, et où racisme et antisémitisme sont remplacés par l’hostilité envers « la foi ». Nous avons là une étonnante transposition des conceptions traditionnelles du christianisme social conservateur. Si nous ajoutons au tableau le fait que les forces sociales accusées d’être porteuses du mal sont les « laïcards » et les « sionistes », la transposition se complète comme dans un miroir, de la thématique ancienne sur les francs-maçons et les Juifs, telle que l’Église catholique l’a élaborée et à peu près achevée entre le début et la fin du XIX° siècle. Et cela devient franchement inquiétant.

Si les trois pièces clefs de ce complexe idéologique sont l’acceptation, dans le meilleur des cas, voire la promotion, du caractère religieux de la société civile, la dénonciation des « laïcistes » comme porteurs de l’intolérance menaçant cet ordre civil marqué par la religion, et celle d’un complot de puissances « sionistes », quelles différences radicales le séparent des discours d’un Zemmour en dehors de la désignation initiale de « la » religion qu’il s’agit de défendre contre ces méchants et contre ce complot ?

* * *

J’avais prévenu, ma conclusion est désagréable. Elle radicalise les inquiétudes et avertissements posés tout au long de cette contribution à la réflexion. Dans cette forme radicale, elle ne saurait être généralisée, même à ceux que j’ai appelé les baubérot-gauchistes. Elle vaut comme une alerte et un appel au débat, dont une condition est de discuter les positions et non la « nature » ou l’essence prêtée à qui pense autrement que vous. Je comprendrai que l’on me reproche d’avoir outré des positions mais je ne pense pas avoir essentialisé qui pense autrement, c’est-à-dire déduit sa pensée de ce qu’il est censé « être ».

On pourrait se rassurer en se disant que de toutes façons, on va se retrouver tous dans une vraie grève bientôt. Sans doute. Mais attention : la substitution de la « marche contre l’islamophobie » et des polémiques, contrescarpes et chausse-trappes qui lui font cortège, à la levée en masse qui serait nécessaire contre l’ensemble des mesures anti-migrants et attentatoires aux libertés publiques, nourries de racisme, de Macron, montre que les problèmes abordés ici ne sauraient être sans incidence sur les luttes sociales.

Vincent PRESUMEY , le 09/11/19.

note AELP : ce long texte a été ici numéroté (pour le débat) mais les notes de renvoi sont sur le blog d’origine sur Mediapart.