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La sacralisation du travail, une mythologie laique. M Peyret

dimanche 23 janvier 2011, par Amitié entre les peuples

LA SACRALISATION DU TRAVAIL, UNE MYTHOLOGIE LAÏQUE !

Michel Peyret le 21 janvier 2011

En tout cas, c’est Jean-Marie Vincent qui le disait, c’est une accusation forte !

Il titrait son article : « La légende du travail. »

Il parlait aussi de « fétichisme du travail », alors que Marx employait la notion beaucoup moins valorisante de « subsomption » qui n’est pas seulement soumission, nous y reviendrons.

L’ensemble de ces qualifications, y compris complémentaires, sinon contradictoires, pour désigner ou caractériser le travail, implique certainement la nécessité de revenir visiter leur contenu, et en conséquence celui même du travail.

LA TAUTOLOGIE DE MARX

Certes Marx était d’une parfaite clarté, et c’est même l’un de ses apports parmi les plus importants et fondamentaux que sa démonstration par laquelle il peut affirmer que c’est le travail, ou plus précisément la force de travail, qui produit le capital, lequel implique en conséquence l’existence du travail pour naître, se perpétuer en s’augmentant.

Donc, pas de travail sans capital, et pas de capital sans travail. L’un ne peut exister sans l’autre, Marx parle de « tautologie », c’est-à-dire comme d’une répétition, ou comme d’une évidence qui n’a pas besoin d’être démontrée.

La conséquence évidente, c’est que si l’on supprime l’un, on supprime également l’autre, on en revient à la « tautologie »:sans travail pas de capital, et sans capital pas de travail.

Et pourtant !

LE TRAVAIL, UN OBJET RECALCITRANT

« Le travail, dit Jean-Marie Vincent qui prend le parti de comprendre pourquoi ce qui apparaît aussi simple lorsque l’on suit la démonstration de Marx peut devenir beaucoup plus complexe dans la vie, est depuis longtemps objet d’études, mais il fait partie de ces objets récalcitrants qui se dérobent alors même que l’on croit les cerner.

« Sous la forme moderne du travail salarié, poursuit-il, il a donné lieu et donne toujours lieu à de nombreuses enquêtes et à des réflexions souvent très élaborées, mais il n’est pas certain pour autant que sa réalité profonde soit véritablement saisie. »

Et il est bien vrai que le travail, malgré sa banalité quotidienne et sa trivialité répétitive, n’est pas quelque chose d’indifférent pour les individus et les groupes sociaux : il leur donne en grande partie leur identité.

ESPOIRS ET FANTASMES

« Il ne faut donc pas s’étonner, constate Jean-Marie Vincent, de voir qu’on lui attribue souvent des significations qui excédent les pures considérations économiques et ergonomiques et qu’on projette sur lui beaucoup d’espoirs et de fantasmes.

« Le travail est à la fois dépense ( physique, nerveuse ) de la force de travail et activité qui doit faire sens pour celui qui l’exerce, et cela même s’il est en partie souffrance et reproduit sans cesse du non-sens. Le travail visible est en quelque sorte complété par le travail invisible, par les efforts que les individus font sur eux-mêmes pour s’y retrouver, notamment pour intérioriser les contraintes qui pèsent sur eux et transfigurer dans une certaine mesure leur propre situation. »

TRANSFIGURATIONS ET SACRALISATION

Et Jean-Marie Vincent va insister sur cette idée de transfiguration, qu’il s’agisse des innombrables façons individuelles de s’accommoder ou de ne pas s’accommoder du travail ou bien de modalités collectives de transfiguration du travail, de dédoublement entre une réalité prosaïque, très terre à terre, et une transposition noble, naturellement beaucoup plus gratifiante.

« Le travail, dit-il, et ses prestataires, les travailleurs salariés sont censés produire les richesses de la société, et sont, par suite, présentés comme ceux qui ont naturellement vocation à revendiquer le pouvoir et à diriger l’économie. »

Aussi, c’est surtout le mouvement ouvrier qui a poussé le plus loin la sacralisation du travail sous la forme paradoxale d’une mythologie laïque. La société capitaliste, qui ne reconnaît pas vraiment la vocation et le rôle des travailleurs, est en fait destinée à être dépassée et régénérée par le travail, plus précisément par un travail libéré des tutelles qui pèsent sur lui ( notamment le despotisme d’entreprise ).

UN CULTE DE SALUT SOCIAL

« Une telle transfiguration, précise Jean-Marie Vincent, donne inévitablement lieu à un grand récit, c’est-à-dire, en l’occurrence, à une théodicée et à un culte du salut social par la grâce des travailleurs. C’est autour du travail que tout doit se passer. »

C’est ainsi que, dans l’ambivalence et dans les contradictions, le travail peut être placé au centre de la société et interprété comme l’activité paradigmatique qui éclaire les autres. Au cours des 19e et 20e siècle, le travail est devenu peu à peu le miroir de la société, la réalité fondamentale dans laquelle elle a cru se reconnaître.

DU FETICHISME A LA FORMATION DU CAPITAL

« Est-il besoin de souligner, indique cependant Jean-Marie Vincent, cette culture très fétichiste du travail n’a pu se répandre et triompher que dans les malentendus.

« Le mouvement ouvrier, en particulier, s’est acharné à oublier que le travail salarié n’est pas de façon primaire producteur de biens et de richesses, mais bien de marchandises, de capitaux et de profits et que sa dépendance par rapport au « management » et à la technologie ne lui donne en définitive que peu de latitude pour avoir de l’initiative ou faire preuve d’esprit créateur.

« Sans doute, les travailleurs salariés peuvent-ils faire preuve d’autonomie et être spontanément capables de mobilisations collectives pour revendiquer de meilleures rémunérations et des améliorations dans les conditions de travail. »

SUBORDINATION ET SUBSOMPTIOM

Mais, poursuit Jean-Marie Vincent, cela ne met pas fin, par miracle, à la subordination, au rangement hiérarchisé des salariés, ainsi qu’à leur « subsomption » sous les dispositifs et les grandes machineries du capital.

Avant d’être dépensée, la force de travail a ainsi besoin d’être constituée en tant que force de travail – marchandise aliénable sur le marché et utilisable selon des normes précises dans la production.

Aussi, le « prestataire virtuel » de force de travail doit être amené dès ses années de formation à considérer ses propres capacités de travail comme une marchandise qu’il doit conditionner afin de la vendre ou de la louer dans les meilleures conditions précises.

Il n’est pas dans la position de celui qui peut jouer à fond de connexions multiples avec les autres et le monde pour développer ses activités. Il est dans la position de celui qui doit s’adapter à des modèles préalables d’action, à des modalités prédéterminées d’étalonnage des activités.

DES RENONCEMENTS SUCCESSIFS

Le travailleur virtuel prépare son entrée dans la sphère sociale du travail abstrait en procédant à des renoncements successifs et en se pliant à des orientations unilatérales : il accepte que l’essentiel de son agir soit capté par les automatismes du capital et une composante largement interchangeable du travail social ( l’ensemble des travaux mesurés et évalués servant à la reproduction élargie de l’économie ).

Simultanément, il doit se préparer à affronter la concurrence sur le marché du travail et à subir les contrecoups de la concurrence entre les capitalistes ( licenciements, relégation sociale ).

Son activité doit ainsi se donner comme un ensemble de prestations qui permettent de s’intégrer à des mécanismes sociaux puissants, avec le risque permanent du rejet et de la mise hors circuit.

UNE SOCIALISALISATION PRIVATISANTE

« Ainsi, dit Jean-Marie Vincent, la socialisation par le travail est en ce sens une socialisation privatisante dans la mesure où elle renvoie celui qui passe contrat de travail et entre dans la production, sans cesse à lui-même et à des conditions sociales objectivées.

« Le lien social ( procès de production et organisation du travail ), dans un tel cadre, est à la fois contraignant et fuyant parce qu’il éloigne les individus les uns des autres au sein même de relations de proximité par des méditions abstraites ( marché, argent )...

« Il en résulte que le travail est largement méconnu dans ses caractéristiques essentielles par ceux-là mêmes qui en sont les agents.

« Pour eux l’activité occupe le devant de la scène alors qu’elle n’est en réalité compréhensible que si l’on l’analyse comme support de rapports de travail, c’est-à-dire comme élément d’un tout complexe qui est le travail en tant que rapport social et en tant que cristallisation d’échanges sociaux.

« Cela signifie en particulier qu’il est erroné d’appréhender le procès de travail comme un rapport simple entre le travailleur, des moyens de travail, un objet de travail et un produit terminal. »

UN ENSEMBLE DE FORCES DE TRAVAIL ET DE CAPITAUX

Pour Jean-Marie Vincent le procès de travail est encore bien plus que cela, il est avant tout un rapport dynamique entre un ensemble de forces de travail conditionnées et un ensemble multiforme de capitaux. Il est un moment dans la mise en rapport de la forme valeur de la technique et de la forme valeur de l’activité pour donner une forme valeur à des produits ( matériels ou immatériels ).

« En ce sens, dit-il, le procès de travail est procès de transformation de valeurs en valeurs, procès dans lequel le supra-sensible ( la valorisation ) sur-détermine le sensible.

« Cela doit permettre de comprendre que la dépense de force de travail n’est pas au premier chef – dépense de force physique, intellectuelle, nerveuse, mais dépense de valeurs sociales, de valeurs sociales estampillées et qualifiées pour la valorisation qui viennent se faire reconnaître par le capital dans le procès de production...

« Bien entendu, le travailleur n’est jamais complètement réductible à la forme valeur de son activité, mais pour se manifester comme autre que la valeur il lui faut d’abord accepter que la valeur passe par lui et s’exprime en lui. »

REPONDRE AUX EXIGENCES DE VALORISATION

Aussi, c’est seulement lorsqu’il apparaît susceptible de répondre aux exigences de la valorisation qu’on le prend en compte comme « facteur humain » et comme subjectivité.

« Plus précisément, ajoute Jean-Marie Vincent, il doit faire la démonstration que sa personnalité et sa subjectivité peuvent s’adapter au procès de travail avant qu’on lui reconnaisse le droit de s’exprimer sur le travail et de se dire dans le travail.

« En d’autres termes, la soumission du travail au procès de valorisation apparaît comme la condition, et le soubassement de ses manifestations subjectives et des façons de se vivre lui-même. »

ET INTERIORISATION DE LA VALEUR

Ainsi l’activité du travailleur est intériorisation de la valeur, mise à l’écart de soi-même pour pouvoir être quelqu’un.

« La valeur le totalise, dit Jean-Marie Vincent, du moins en grande partie, avant qu’il puisse construire un quant à soi, investir sa propre activité ou mettre en question son hétéronomie.

« Le travailleur doit en fait ruser avec lui-même, trouver dans ce qu’il fait des substituts de réalisation, combattre la souffrance le plus souvent en masquant ou en minimisant l’insupportable.

« Il est vrai qu’il peut chercher à introduire par l’action collective et par des solidarités quotidiennes des correctifs à la situation de travail, mais il n’y a pas à partir de là de véritables sorties du cadre de la valorisation, la sociabilité qui en résultera ne pourra qu’être limitée et surtout défensive. »

UNE EMPRISE SUR LA TOTALITE DE LA VIE

D’ailleurs, Jean-Marie Vincent fait le constat que l’emprise du rapport de travail sur l’activité s’étend bien au-delà de la sphère de la production proprement dite, dans la sphère de la reproduction, dans ce qui se donne pour la vie privée et le monde de la culture.

Dans ce secteur social, la valorisation n’a apparemment plus cours, elle cède la place à la non-marchandisation de la vie affective, à la gratuité d’échanges et d’inter-actions dont les objectifs sont l’expressivité, le plaisir, la détente, etc...

« Mais si l’on y regarde bien, revient Jean-Marie Vincent, on s’aperçoit que la vie hors travail est en réalité dominée par le renouvellement de la force de travail. Elle est profondément marquée et scandée par le travail domestique des femmes en tant que travail servant à la reproduction du travail salarié. Elle est également caractérisée par des relations de subordination et de hiérarchisation entre les rôles féminins et masculins qui ont pour effet de séparer et d’opposer les activités des hommes et des femmes. »

ET DONC SUR LA VIE PRIVEE

Il faut en effet ajouter à cela, insiste-t-il, que la place occupée par les uns et par les autres dans la vie privée et les relations de culture est conditionnée par la place occupée dans les processus de la valorisation ( et aux revenus qu’on en retire ). Il y a donc aussi dans ce domaine des phénomènes d’évaluation, c’est-à-dire d’appréciation-dépréciation qui sont l’écho ou le reflet de ce qui se passe dans le procès de travail et la vie professionnelle.

« Les formes et contenus de vie dans la sphère de la reproduction peuvent sans doute se différencier des formes de valorisation, notamment parce que la monétarisation des relations inter-subjectives et inter-individuelles y est peu répandue, mais cela ne tonifie pas pour autant solution de continuité entre travail et activités hors travail.

« Les dépenses vitales dans la vie privée et dans la culture ne peuvent être prises pour des extériorisations simples de la subjectivité des individus. Plutôt que des formes d’expression, elles sont des manifestations des contraintes de la reproduction : elles ne constituent pas « à priori » des points de départ pour une remise en question des rapports de travail et des formes de valorisation. »

LA SUBSOMPTION

A ce point de sa démonstration, Jean-Marie Vincent en appelle à Gerhard Brandt qui récuse une production où le facteur dirigeant serait le travail parce que cela serait ne pas voir que le travail est une réalité surdéterminée par toute une série de relations enchevêtrées, notamment les relations de valorisation.

Gerhard Brandt reprend pour sa démonstration le concept de subsomption utilisé par Marx dans le Capital ainsi que nous l’avons déjà vu, mais auquel il donne une portée plus générale.

Pour lui, dit Jean-Marie Vincent, la subsomption n’est pas seulement soumission au commandement du capital dans l’industrie, elle est plus fondamentalement soumission à des processus abstraits de socialisation.

Elle est d’abord soumission à l’ensemble des opérations sociales qui produisent le travail abstrait ( constitution de la force de travail, marché du travail, forme valeur des produits du travail, etc...).

Elle est également soumission à la technologie en tant que celle-ci induit des modes de relation aux milieux techniques, des comportements et des modèles d’action, des places dans le procès de travail et des relations aux autres.

Elle est enfin soumission aux formes de l’échange marchand qui formalisent et donnent contenu à une très grande partie des échanges humains

SUBSOMPTION ET SOCIALITE

Il s’agit donc de comprendre que la socialité qui en résulte n’est pas faite que de rapports humains, mais de rapports entre des objectivations animées et des hommes, entre des prolongements techniques des activités humaines et l’agir subordonné des hommes...

Si l’on retient cette conception de la subsomption, on ne peut plus étudier le travail dans une logique anthropomorphiste qui mettrait au premier plan l’extériorisation-objectivisation des hommes au travail.

« Il vaut mieux dire, poursuit Jean-Marie Vincent, qu’il est nécessaire de procéder à un véritable renversement épistémologique et qu’il est nécessaire de placer en premier le rapport de travail comme rapport de rapports qui marquent fortement de leur empreinte ceux qui travaillent... »

LE TRAVAIL NE PEUT ETRE LE PRINCIPE DE LA LIBERTE

Là, Jean-Marie Vincent se réfère à Pierre Naville qui dès la fin des années quarante a commencé à forger les instruments théoriques et méthodologiques indispensables pour une réorientation dans ce sens.

Dans « De l’aliénation à la jouissance » (1957 ), il dit tranquillement qu’il ne faut pas faire du travail le principe de la liberté humaine. Il reconnaît bien sûr que l’activité est toujours la clé qui permet de comprendre les situations sociales mais à condition de bien spécifier le sort qui lui est réservé dans les rapports sociaux.

« Comme il l’affirme avec force, la sociologie du travail doit passer d’une attitude indifférenciée ( les généralités anthropologiques ) à l’étude de concepts particuliers s’exprimant eux-mêmes dans des mécanismes spécifiques.

« L’objectif de Pierre Naville est très nettement de dépouiller le travail de son aura et de le ramener à des relations sous-tendant des opérations.

« Ce point est important parce que le travail, c’est-à-dire les ensembles, et les séquences d’opérations dans la production, ne doit pas être confondu avec les opérateurs ( les porteurs de la force de travail ) et les opérations. Le travail, en tant que rapport social, se détache en quelque sorte de ceux qui le produisent pour se les subordonner et les entraîner dans son mouvement... »

LE SALARIAT, SPECIFICITE DE LA SOCIETE CAPITALISTE

Bien évidemment, dans ce contexte, la technologie n’est pas et ne peut pas être dans son environnement capitaliste un instrument de libération ou d’émancipation, avec les systèmes de formation ( et d’orientation professionnelle ) elle contribue au contraire à estampiller et à distribuer les formes d’intelligence socialement acceptables et socialement acceptées.

« Aussi, dit Jean-Marie Vincent, Pierre Naville montre-t-il bien dans son livre « Vers l’automatisme social »( 1963 ), qu’il faut mettre de la distance entre les systèmes de production et les technologies d’une part, les travailleurs d’autre part, si l’on cherche à dépasser le rapport de travail. »

LE SALARIAT SPECIFICITE DE LA SOCIETE CAPITALISTE

« Il faut noter, dit-il encore, que Pierre Naville élargit l’analyse du rapport de travail à l’analyse du salariat comme forme de l’échange social spécifique à la société capitaliste.

« En effet, il ne peut y avoir travail que s’il y a échange entre la force de travail et la partie variable du capital, et dans la pratique subordination d’une grande partie des échanges sociaux à cet échange fondamental ( les ressources dont on dispose pour participer aux échanges sociaux dépendent en grande partie des échanges avec le capital ).

« Ces échanges se présentent comme des échanges d’équivalents, mais ils sont en réalité des échanges substanciellement inégaux, en premier lieu parce que le salarié doit consentir à la captation de son activité et de son travail, en second lieu parce qu’il doit accepter de se confronter, au-delà du capitaliste en tant que fonctionnaire du capital, avec la dynamique d’ensemble du capital social ( avec ses effets, emploi et licenciements ). »

UN MODE DE PARTICIPATION AUX RELATIONS SOCIALES

En effet, le salaire n’est pas simplement une rémunération fonction des prestations effectuées dans le système du travail, il est un mode de participation aux relations sociales en position dominée...

Cependant, ajoute Jean-Marie Vincent, le travail comme rapport social n’est organiquement lié ni à un corsetage très disciplinaire des actes du travail, ni à un contrôle tatillon de toutes les procédures de travail, c’est-à-dire à un despotisme d’entreprise particulièrement lourd.

« On pourrait même dire, poursuit-il, que c’est seulement en se dépouillant des formes pré-capitalistes de commandement et en renonçant à des procédures très autoritaires qu’il se montre sous une forme développée et peut se donner véritablement pour une activité pleine des individus ( en tenant compte de la part d’intelligence qu’il contient ). »

LE COMBLE DU FETICHISME DU TRAVAIL

Pour Jean-Marie Vincent, ce fétichisme est à son comble quand ce dernier fait oublier toutes les présuppositions sociales et se met lui-même en scène comme séquences de performances innovatrices. »

Cette démonstration peut cependant encore aider à comprendre à quel point est trompeur le discours dominant sur la « disparition de la classe ouvrière » et la naissance d’une société de classes moyennes.

« Il n’est pas niable, poursuit-il, qu’une certaine configuration des rapports sociaux d’exploitation caractéristiques d’une phase spécifique du capitalisme a beaucoup cédé de terrain. Les ouvriers comme prestataires de travail manuel, c’est-à-dire appliqué à de la matière ouvrable sont maintenant, dans les pays occidentaux, minoritaires. »

MOINS D’OUVRIERS, MAIS PLUS DE SALARIES

Mais, dit-il, on ne saurait toutefois en conclure que les activités actuelles à composante intellectuelle plus élevée et ne s’appliquant pas directement à de la matière, ne s’échangent pas contre du capital et n’entrent pas dans des rapports de travail capitalistes. Il n’y a pas plus de classe ouvrière, mais il y a de plus en plus de salariés confrontés à de nouvelles formes de captation des activités et d’exploitation. Il y a, certes, de grandes différenciations dans les situations et les procès matériels de travail, mais le salariat et le rapport de subordination au capital ne disparaissent pas pour autant, ce sont les formes d’opposition ou l’antagonisme au rapport social capitaliste qui se modifient et se déplacent.

L’UTILISATION DE LA SUBJECTIVITE

Aussi, dit-il, les travailleurs salariés d’aujourd’hui qui sont souvent placés dans des situations individualisantes parce que la captation de l’activité prend souvent la forme de l’utilisation de la subjectivité ( cf. Yves Clot, le travail entre activité et subjectivité, 1992 ) sont moins portés que leurs devanciers à privilégier des actions fondées sur le culte du travail comme fondement de la société.

« En effet, l’insertion dans les rapports de travail est beaucoup plus rarement qu’autrefois la participation à une sociabilité déjà donnée et établie et une communion imaginaire dans un sujet collectif. Pour autant cela ne veut pas dire qu’il n’y a plus d’action collective possible, cela veut dire que pour réussir les actions doivent tenir compte ou prendre en charge les situations subjectives et les intégrer dans des projets collectifs complexes.

« Cela veut dire notamment, ajoute Jean-Marie Vincent, que les formes de mobilisation ont à se faire de moins en moins autoritaires et de plus en plus ouvertes à la discussion des orientations. La lutte, pour être efficace, doit produire elle-même des formes nouvelles de socialité, des espaces publics en miniature ( cf. les coordinations )...

« On peut bien sûr admettre en première approximation que les procès de travail concrets sont différenciés et éclatés mais cela ne veut pas dire que le procès de travail en tant que forme sociale est lui-même éclaté. Il n’est plus unifié spatialement dans l’entreprise mais il trouve une logique unitaire et son unification réelle dans la recherche imposée, inéluctable de la rentabilité et de l’élévation de la productivité du travail. »

TOUTE UNE MACHINERIE D’EXPLOITATION ET D’OPPRESSION

Pour Jean-Marie Vincent, « les salariés sont assujettis à la production de valeurs et de profits par toute une machinerie sociale qui n’est pas faite seulement de dispositifs d’oppression et de contrôle, mais aussi de dispositifs d’exploitation et d’appropriation de l’agir.

« Aujourd’hui, poursuit-il, les fonctionnaires du capital font tout leur possible pour donner crédit à un nouveau grand récit sur le travail en présentant les méthodes de gestion des « ressources humaines » comme inspirées par la recherche de la promotion de la créativité...

« Cette mystique du travail se réfère beaucoup à la multiplication des communications, à l’utilisation du virtuel et du simulacre dans l’électronique et l’informatique, fait en permanence l’objet de rappels à l’ordre.

« Le changement social qu’entraîne l’accumulation du capital a en effet des conséquences catastrophiques sur la vie et le monde social vécu de millions d’individus. »

LA DESTABILISATION ET LA DISLOCATION SOCIALE

Ce changement déstabilise de plus en plus de couches sociales et porte la menace de la dislocation sociale au coeur même de ce qu’il est convenu d’appeler les couches moyennes salariées.

« La déchéance, dit-il, apparaît en conséquence comme le revers de la performance et l’obolescence des connaissances comme celui de la compétence.

« L’ubiquité de la menace, le caractère souvent dérisoire des sécurités que l’on se donne, détruisent tendanciellement les effets de distance et d’éloignement entre groupes sociaux que suscitent les discontinuités des rapports sociaux.

« En ce sens, il apparaît possible se spécifier l’antagonisme capital-travail et de construire des pratiques qui le mettent en question... »

DECONSTRUIRE ET RECONSTRUIRE

« Il faut, dit-il, à la fois déconstruire le cloisonnement de l’agir au travail par rapport aux autres pratiques des individus et son corsetage dans les orientations unilatérales de la valorisation.

« Il faut ainsi faire ressortir en filigrane les diverses connexions à établir dans la vie des individus, mais aussi entre les individus eux-mêmes dans le but de mettre fin aux formes actuelles d’oppression et d’exploitation et de permettre des échanges sociaux plus divers et plus libres...

« C’est pourquoi la reconstruction des pratiques sociales doit se préoccuper de faire naître et se développer une expérience des limitations actuelles de l’expérience qui créerait les conditions de processus d’apprentissage collectifs et ouvrirait de nouveaux champs d’actions. »