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La démocratie dégénère en gouvernance des élites. Christian Delarue

lundi 17 août 2020, par Amitié entre les peuples

Un processus lié à la thatchérisation du monde : oligarchisation, ploutocratisation.

La démocratie dégénère en gouvernance des élites.

Nous poursuivons avec Jurgen Habermas la réflexion critique déjà engagée dans « L’entre-soi des élites fausse la polyarchie, renforce la gouvernance » in mediapart 2017 - Christian Delarue.

L’aspect « entre-soi de la gouvernance élitaire » y est repris : "La polyarchie est un système complexe de gouvernance qui mixte contradictoirement oligarchisation et démocratisation. Comme l’écrit Thierry Brugvin elle est fondamentalement « a-démocratique » . On peut dire aussi à dominante oligarchique. Lorsque certains groupes des élites - ceux placés dans le 1% d’en-haut - obtiennent des privilèges importants alors cette polyarchie « serre les coudes ». Elle se transforme en corporatisme. Elle devient « classe en soi » et « classe pour soi ».

Les mécanismes de dépossession des citoyens doivent nous préoccuper plus encore car « Le pluralisme des élites se substitue à l’autodétermination du peuple » écrivait déjà Jurgen Habermas (1) en 1973-78.

I - Un processus long

Dans cette dynamique négative - de dégénérescence démocratique - qui travaille la société sous la surface de l’iceberg démocratico-électoral, le peuple citoyen en débat et décision, qui constitue le « démos » de la démocratie, s’efface au profit du « kratos », à savoir le maintien en place des élites au-dessus des citoyens, élites qui se partagent durablement le pouvoir. Ce sont en effet les mêmes individus - hommes et femmes - qui sur plus de 30 ans voire 40 ans se partagent les sièges et les avantages du pouvoir politique. Vous avez 30 ans, regardez bien les jeunes élus de votre âge car dans 30 ans, un grand nombre sera encore dans les lieux du pouvoir politique.

II - Le partage du pouvoir peut connaître des intermittences.

Jadis on pouvait cumuler les postes (soit « horizontalement » : ici et là) et les années (soit « verticalement » : 3 X 5 ans puis de nouveau 3 X 5 ans par exemple). Aujourd’hui c’est plus difficile en France car il y a des barrages légaux. Pour autant on voit bien que ce sont encore souvent les mêmes qui reviennent aux postes de commandement. Il faut pour cela attendre - sur de bonnes places avec des médias accommodants - un ou deux mandats avant de revenir au pouvoir.
Mais comprenons bien que les élites en attente sont toujours dans la sphère du pouvoir. C’est le système d’alternance qui veut cela. Les élites de droite alternent avec les élites de centre-gauche intra-systèmique, celle qui ne veut pas aller au-delà du cercle de la raison capitaliste. Pas toute la gauche, pas la ou les gauches d’alternative au système capitaliste dominant.
La gouvernance oligarchique - puisqu’elle apparait ainsi lorsque l’on va derrière les apparences démocratiques des choses (image de l’iceberg) - est un système d’alternance institutionnelle des élites sur la durée. Le temps long est un des éléments décisif du système politique avec le jeu de l’alternance et la lutte pour un compromis politique intra-systèmique (au capitalisme dominant - dominant car tout n’est pas capitaliste).

Intégrées à ce système, ces élites quoique opposées dans le verbe, sur divers sujets, finissent par défendre d’abord les intérêts particuliers de leur corporation - le 1% - avant de défendre l’intérêt général. Cet intérêt général découle de la satisfaction des riches qui laissent des miettes du trop-plein de l’accumulation financière et marchande. La rationalité comme la légitimité d’un tel dispositif sont fragiles. D’autant que les riches sont toujours plus riches.
La forte financiarisation des activités économiques au temps du néolibéralisme a participé de cet enrichissement des riches et secondairement de la montée en puissance des inégalités (lesquelles sont devenues insupportables pour beaucoup au sein du peuple-classe) ainsi que de la dépossession citoyenne du monde (à reconquérir contre la finance dit ATTAC depuis plus de 20 ans).
On n’est là hors du Habermas de Raison et légitimité (1973-78) mais on poursuit la question de la légitimité du système depuis Max Weber en passant par Habermasi jusqu’à nos jours. Jusqu’à la guerre sociale menée par l’oligarchie de l’Union européenne contre

III - Gouvernance oligarchique et système de compromis

A ce stade, il faut citer encore Habermas qui écrit « La démocratie n’a plus pour but la rationalisation de la domination grâce à la participation des citoyens des processus discursifs de formation de la volonté. Elle doit au contraire rendre possibles des compromis entre élites dominantes ». Les compromis au sein du bloc social dominant entre fraction de droite et fraction de gauche intra-systèmique sont courants. Il y a à la fois accord et bataille avec bataille entre les partisans du « capitalisme pur » (de droite ultra-libérale) et les partisans d’un « capitalisme social » au rabais (comprenez Etat social tel qu’il perdure après trois décennies de politiques de destruction sociale (cf Thatchérisation du monde) (2). Il y a aussi accord qui permet le compromis. En effet, celles et ceux qui bataillent pour un gouvernement de rupture ou de bifurcation qui aille franchement vers autre chose que ce soit socialisme ou éco-socialisme sont hors jeu. Hors du bloc social dominant hégémonique.

IV - Qu’est-ce qui menace ce système ?

La théorie des systèmes dit Habermas en début du livre cité conçoit chaque système social à partir de son centre de régulation. Pour Habermas - qui offre un schéma page 17 - le centre du système est le système politico-administratif.
Ce schéma présente d’un côté le système économique et de l’autre ce qu’il nomme le système socio-culturel, lequel reçoit des prestations de l’Etat social et en retour donne démocratiquement de la « loyauté des masses ». Ce « retour » donne sens à une conception.
Un aspect important de la théorisation des crises chez Habermas est qu’il ne se contente pas de la conception objectiviste classique : « Seuls des sujet .../... peuvent être impliqués dans des crises. C’est seulement lorsque les membres d’une société considèrent les transformations structurelles comme critiques pour l’existence même de ce système et sentent menacés leur identité sociale que nous pouvons parler de crise ».

A l’époque, avant les débuts de la « thatchérisation du monde » (livre écrit en 1973) la problématique démocratico-citoyenne de la légitimation du « capitalisme avancé » (capitalisme social avec services publics, sécurité sociale, lois sociales protectrices, etc) se comprenait comme un compromis social-démocrate autour d’un Etat rédistributif des élites politiques et administratives et en retour les masses ou le peuple-classe montrait sa fidélité à l’ensemble du système d’économie mixte (formule de feu François Mitterrand) ou la logique du profit capitaliste était dominante mais ne recouvrait pas massivement les activités humaines. Elle était contenue.

V - Cette période 1945-46 à 1981-83 est terminée.

Le système est contesté par des fractions du peuple-classe qui ne peuvent plus renvoyer « une loyauté des masses », une légitimité aux élites. Car les forces sociales du patronat, de la droite ont peu à peu cassé le modèle social, tant en France qu’au niveau de l’Union européenne . L’Acte unique européen a ouvert la voie ou le social est marginalisé face aux forces de la libre entreprise et du marché.

 Défétichiser la libre entreprise

Il fallait borner la libre entreprise, la soumettre a des valeurs et des principes. Mais la constitution et les spécialistes de ce droit n’ont pas su ou voulu le faire, ni pour la France ni pour l’Europe. L’Etat de droit (3) y a perdu de sa qualité. Il est devenu peu à peu l’Etat des possédants, l’Etat néolibéral qui pratique le darwinisme social sans vergogne contre les faibles, les moins performants, les moins savants. Dégénérescence et barbarie.

Il faut insister sur un point : C’est derrière cette libre entreprise fétichisée par les libéraux que l’on trouve les grands requins de la finance, du fric d’abord, des conquêtes impériales de marchés aussi. Et ces prédateurs ne veulent pas de droits économiques et sociaux (DESC et PIDESC) conséquents, soutenus par des services publics fonctionnant sur la valeur d’usage hors copie de logique de profit du privé capitaliste, etc.

 Solidarité avec démocratie

Il faudra donc un mouvement social - qui via les syndicats les plus offensifs et les parlementaires les plus à gauche - posent de nouvelles et fortes limites au droit de l’entrepreneur, de l’entreprise et de la propriété productive. La solidarité viendra prendre la place laissée vide ! Et de nos jours ce n’est plus seulement à cause de l’aspect social au profit des classes populaires qu’il faut borner la libre entreprise, c’est aussi l’aspect environnemental mais aussi l’aspect impérial avec l’extractivisme en lien avec une féroce exploitation de la force de travail des Suds qu’il convient à gauche d’opérer ces limites.

La question démocratique - telle que discutée dans ATTAC par exemple (4 ) - ne saurait se limiter à la conquête du pouvoir d’Etat puisque les partis politiques s’en occupent. Elle tient aussi et et surtout à proposer des pistes en termes de libertés à dégager pour certains trop limités dans leurs perspectives (du fait du chômage ou des bas salaires ou d’e faibles qualifications) et à fermer pour d’autres qui en prennent manifestement de trop . Tout çà devant faire objet de débats.

Précédemment nous avions creusé la piste de l’empowerment du peuple-classe sans plus de succès. Il convient alors de réfléchir sur d’autres aspects. Il ne manquent pas !

Christian DELARUE

1) page 169 de « Raison et légitimité - Problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé ». Ed 1978 pour Payot (1973 en version originale).

2) La thatchérisation du monde et l’extrême-droite économique : un trajet vers la ploutocratisation du monde. Christian DELARUE
http://amitie-entre-les-peuples.org/La-thatcherisation-du-monde-et-l-extreme-droite-economique ?

3) Note Christian Delarue sur « L’Etat de droit » (PUF 1987) | Le Club de Mediapart
https://blogs.mediapart.fr/christian-delarue/blog/270214/note-christian-delarue-sur-l-etat-de-droit-puf-1987

4) Patrick Braibant : « Attac et la démocratie : retour sur les textes fondateurs ».
https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-19-hiver-2019/debats/article/attac-et-la-democratie-retour-sur-les-textes-fondateurs

Autre problématique de reconquête démocratique : « La gauche, le peuple et la stratégie contre-hégémonique » - Les blogs d’Attac
https://blogs.attac.org/contre-hegemonie/democratisation/article/la-gauche-le-peuple-et-la-strategie-contre-hegemonique-christian-delarue